Vint un homme au chapeau de paille, au poil roux, au regard ingénu,  fils d'un pasteur du Brabant, qui s'était cru appelé à évangéliser les  miséreux. Déçu dans sa vocation, mal payé de  retour dans ses amours, il peint d'abord des paysans qui font penser aux  « animaux farouches » de La Bruyère ; des masures, des métairies  sur lesquelles pèse un ciel bas où rien ne luit. Ce qu'il dira de ses dessins  d'alors « lourds, épais, fangeux, noirs et mornes » vaut pour ses  peintures où la touche épaisse, sombre, quasi funèbre, dénonce l'accablement  d'hommes voués à la glèbe et frappés de l'immémoriale malédiction. Ce qui est  rendre témoignage : – Oui, c'est bien ainsi que certains de nos frères  vivent !
    Sa palette s'éclaire, s'allège à la faveur d'un séjour à Paris. Sous  l'influence des estampes japonaises, de celle des Impressionnistes, – auxquels  il préfèrera toujours « les vrais peintres originaux » que sont  Delacroix, Millet, Corot et les anciens –, la touche, en bâtonnets, dissocie,  discrimine ; elle introduit dans le tableau palpitation, discernement.  Allègres, souriantes, sont les vues de Paris, de la Butte Montmartre – au  demeurant plus affirmées, plus stables, moins liées à l'instant, moins…  solubles dans l'air, que celles des peintres qu'il rencontre et qu'il admire  sans se départir de son esprit critique. Déjà, dans son œuvre, portraits,  autoportraits, natures mortes, proclament la primauté du jaune ; et quatre  tableaux de tournesols attestent une vocation d'orpailleur. Aussi n'est-on pas  surpris de lire, dans une lettre à son frère, de 1887 : « Mon plan,  c'est d'aller, dès que je le pourrai, passer quelque temps dans le Midi, où il  y a plus de couleur, plus de soleil. »
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    Ce que fut, l'année suivante, l'éblouissement du peintre devant la  campagne d'Arles, puis de Saint-Rémy, ces extraits de lettres à son frère Théo,  à son ami Émile Bernard, l'expriment avec ardeur : 
    « La palette, aujourd'hui, est absolument colorée, bleu céleste,  orangé, rose, vermillon, jaune très vif, vert clair, le rouge clair du vin,  violet. » Et d'invoquer la musique de Wagner qui, « même exécutée par  un grand orchestre, n'en est pas moins intime pour cela. »
    « Maintenant nous avons une très glorieuse forte chaleur sans  vent ici, qui fait bien mon affaire. Un soleil, une lumière, que faute de mieux  je ne peux appeler que jaune, jaune soufre pâle, citron pâle or. Que c'est  beau, le jaune ! Et combien je verrai mieux le Nord. »
    « Jamais je n'ai eu une telle chance, ici la nature est extraordinairement  belle.  Tout et partout la coupole du  ciel est d'un bleu admirable, le soleil a un rayonnement de soufre pâle et  c'est doux et charmant, comme la combinaison des bleus célestes et des jaunes  dans les Van der Meer de Delft. Je ne peux pas peindre aussi beau que cela,  mais m'absorbe tant que je me laisse aller sans penser à aucune règle. »
     Et de s'extasier, avec des exclamations d'aveugle-né guéri de sa  cécité, sur la limpidité de l'air, l'ampleur des perspectives qui en résulte,  l'éclat qu'en reçoivent des coloris d'estampes japonaises, telles, sur fond  d'azur, ces nuées de papillons blancs des vergers en fleur, analogues à une  neige en suspension.
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     Quand Van Gogh découvre la Provence, son esthétique fait de lui un  précurseur de l'expressionnisme. Un peintre réaliste prend le réel « par  le contour » en ébauchant le motif au fusain puis en couvrant les surfaces  ainsi délimitées. Aussi ses toiles ne sont-elles que des reflets sans âme. Pour  Van Gogh, la couleur est maintenant première et « elle exprime quelque  chose par elle-même » – de l'ordre de la sensation, de l'émotion. Au  peintre, donc, d'imposer sa palette au paysage, quitte à « hardiment  exagérer les effets. »
      On songe au travail de la muleta conduit par le torero, la nature  donnant tête baissée dans le leurre, et se peignant sur la toile non  docilement, sous les sages apparences que nous lui connaissons et que reproduit  le peintre réaliste, mais déformée, transfigurée – et regimbant, parce que le  peintre l'a provoquée, défiée, poussée dans ses retranchements et forcée de  s'avouer en sa violence ou son exaspération. Au demeurant, superbe : ne  sait-on pas que les traductions infidèles sont plus belles et vraies que les  littérales ? Et Breton ne nous a-t-il pas appris que « la beauté sera  convulsive ou ne sera pas » ?
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     Jour après jour pendant deux années, vont se trouver face à face une  nature chamarrée et une manière de mystique qui, à présent, a, selon ses  termes, « la peinture dans la peau » ; qui, ne pouvant se passer  de la « puissance de créer »,   peint « comme pris par la rage ». « Je laboure, écrit-il,  comme un vrai possédé, j'ai une fureur sourde de travail plus que  jamais. » Et de peindre en plein mistral, le chevalet solidement fixé, ou,  des bougies à son chapeau, de nuit « bien plus vivante et richement  colorée que de jour. »
      Cela tient de l'affrontement, de la dévoration : « je mange  toujours de la nature. » C'est qu'il s'agit, par un corps à corps, par le  truchement d'une couleur portée à son paroxysme, d'entrer en contact immédiat  avec la réalité – jusqu'à s'y abstraire, s'y abîmer ; jusqu'à ce qu'elle  vous laisse comme éperdu, et exsangue.
      Dans un état d'exaltation qui rappelle la lutte de Jacob avec l'ange,  convaincu qu'il faut « outrer la couleur davantage – l'Afrique pas loin de  soi », Van Gogh ne craint pas de se mesurer au soleil – qu'il peint avec  les stries d'accroissement d'un tronc d'arbre millénaire qu'on a scié ; avec  les ondes concentriques d'un boulet incandescent atteignant le firmament. Ce  n'est plus le « soleil levant » d'un Monet, mais, tel une gueule de  haut-fourneau, celui du « glorieux Midi » qui se vautre dans les  champs de blé mûr, les labours qu'on ensemence ; qui se fait constellation  de tournesols dans un vase, façades d'une maison à Arles, lampes d'une salle de  café de nuit, ciel étoilé « de méduses phosphorescentes ». Comme  d'autres étaient en quête du trésor des Hespérides, il désespère d'atteindre « la  haute note jaune » qui, sans doute, doit rappeler ce jaune citron de  Delacroix qu'il prise à l'égal de son bleu de Prusse. Et foin des couleurs  changeantes des Impressionnistes !
     Ici, dit le peintre, « la lumière est mystérieuse ». La  chiche clarté du Nord, atone, accordée aux chaumières, à la dure condition  paysanne, appelait une touche pesante, bourbeuse. La lumière de la Provence,  exubérante, rendue plus virulente par le harcèlement scandé des cigales, exige  du peintre l'outrance ; elle fait de lui un visionnaire – et un mystique,  dussent son âme s'en incendier, sa raison en chanceler.
     Le Monet de l'âge mûr, hédoniste, demande à l'eau semi-captive d'être  le repos de son regard. Il pourrait faire sien le vers de Baudelaire :  « Je hais le mouvement qui déplace les lignes. » Van Gogh est de ceux  qui, à grand douleur, doivent arracher au réel ses secrets, et en rendre  compte. Il écrit à son frère : « mon travail à moi, j'y risque ma vie  et ma raison y a sombré à moitié […] ». Il lui écrit encore :  « les émotions qui me prennent devant la nature vont chez moi jusqu'à  l'évanouissement ». Témoin digne de foi ; il est l'un de ces êtres  pour qui le mot passion doit être  pris dans ses diverses acceptions.
     Van Gogh a conscience qu'à outrer la couleur, à lui lâcher la bride,  on provoque, on violente le réel, on l'invite à sortir de ses gonds ; mais  n'est-ce pas ce qu'il cherche ?  Dans un hourvari de vert, de bleu, de  jaune ou d'orangé, on voit la couleur s'emparer des contours, les déformer, les  distordre pour mieux assurer leur assomption. Les lignes vibrent ainsi que dans  la touffeur de l'air et semblent fuir en entraînant le visible dans un flux  universel ; arbres, collines et ciel même se boursouflent et tanguent, et  s'emportent.
      Le peintre aspirait à faire, de chacune de ses œuvres, une composition  musicale, et il invoquait Wagner. Certes, notre « œil écoute »,  devant ses tableaux, mais c'est au Sacre du printemps que nous songeons  plutôt devant les embrasements que suscitent – fureur et désordre gouvernés –  les coups de brosse d'un homme affamé de reconnaissance, « abîmé de  chagrin », qui semble jouer sa raison et, davantage, sa vie.
     Au vrai, savions-nous, avant que ne paraisse le peintre des  tournesols, la puissance de la couleur ? Elle est, avec la forme, l'une  des modalités qui nous permettent d'identifier les composantes du réel ;  parfois d'en déduire la matière, l'état, voire la saison et jusqu'à l'heure où  on les considère. Notre regard « habitué » ne voyant guère là qu'un  revêtement, plus ou moins plaisant à l'oeil.
      Mais vint un peintre qui demandait à sa palette la résolution de ses  conflits intérieurs, le terme de son angoisse essentielle, de ses doutes  d'artiste, de ses remords de faire si piètre figure parmi les hommes ; en  un mot, de sa misère au sens pascalien du terme. Un peintre pour qui la  couleur avait densité et dynamisme et qui résolut, par elle, de magnifier cet Être innombrable qu'est la Création. Et que  chaque tableau – qu'il soit campagne, ciel étoilé, bouquet d'iris ou (le plus  beau des paysages) figure humaine – nous semble une oraison jaculatoire ;  qu'il atteste l'attention humble et fervente de l'artiste envers le réel!
     Oui, le peintre qui aurait pu dire avec Munch : « J'entends  le cri de la nature », sait le risque encouru : « les émotions qui me  prennent devant la nature vont chez moi jusqu'à l'évanouissement ». Mais  son tourment n'est pas vain : par ses touches torses, des couleurs crues  qui exultent, il nous révèle un réel effervescent jusque dans ses herbages, ses  jardins, ses collines ; une création comme en gésine ; une nature  tourbillonnaire où les forces telluriques se communiquent à l'universel.
       Champs de blé vert ou mûr tels une étendue de spasmes, collines  déformées comme un relief mi-sphérique soumis à pression verticale et qui  amorcent un mouvement de reptation, soleil hypertrophié, pléthorique en soufre,  allée de cyprès qui se calcinent dans les convulsions ou qu'on essore par  torsions, efflorescences du ciel gagnées par les boursouflements de la terre,  nuits d'apocalypse où le « serpent d'étoiles » cher à Giono, se fait  houle et torsade de maelström, l'étoile Absinthe en vue – un paysage en  transes, mal assuré dans ses contours au point d'en tituber, mais porté au  paroxysme de l'être, s'emporte sous nos yeux, comme pris dans la poigne du vent  qui, furieusement, trousse, descelle, enfièvre le visible, et mieux que  l'averse, ravive et vernisse les couleurs, à commencer par le vert « d'une  qualité si distinguée », le vert qui est, écrit le peintre, « la  tache noire dans un paysage ensoleillé […] ».
      Voici, rendu flagrant, un monde vibrionnaire saisi dans l'emportement  qui le soulève – et l'ensauvage. Au reste, n'y a-t-il pas, en chaque tableau de  Van Gogh, le filigrane d'une haute flamme d'incendie qui monte, s'échevelle et  s'effile vers les cieux ? Ceux qui, aujourd'hui, hantent la Provence  intérieure autour d'Arles et de Saint-Rémy devraient bien se rappeler qu'un  artiste s'y est accompli, qui peignit là avec « l'impression de [se]  trouver en haute mer. » Que, dans une solitude absolue, il s'est consumé  en ce creuset pour faire, de la réalité, « des mensonges plus vrais que la  vérité littérale. » Que si des peintres l'y avaient précédé, il est le  premier qui sut transcrire – en lui tenant tête – la levée en masse,  l'insurrection de la couleur en cette contrée, ses défis, surenchères,  antagonismes et distorsions. Le premier qui ait fixé, dans leur exubérance, les  linéaments, l'éclat et le climat de notre Provence mentale.
      Et ce, par une poignante « traversée des apparences » dont  les Fauves ne retiendront que la force explosive de la couleur.