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Sa correspondance en fait foi : Van Gogh a vu, en Adolphe Monticelli, un grand coloriste à placer auprès de Delacroix ; il l'a revendiqué pour l'un de ses maîtres ; il a rêvé de « le continuer ». Le peintre marseillais loué par Verhaeren, Proust, Élémir Bourges, André Suarès, mourut deux ans avant son disciple, et ils ne se rencontrèrent pas.
Mais qu'auraient-ils pu se dire ? Hormis le primat de la couleur, tout les sépare ou les oppose. Paysagiste, Monticelli introduit en ses sous-bois, ses parcs, ses allées ombreuses, des élégantes parées ou travesties qui devisent, goûtent, écoutent un violoniste, ou interrogent une tireuse de cartes. Futiles et voluptueuses, elles sont les figurantes d'une féerie qui rappelle Watteau sans la fluidité, la grâce, que la mélancolie donne à ses « assemblées dans un parc ».
L'univers de Van Gogh est chaste, même si sa touche peut sembler lascive ; l'équivoque en est absente, et le sourire, et les confidences entre deux battements d'éventails. Le théâtre n'y a pas sa place et jamais on ne s'y donne la comédie. Si des êtres vacants, réduits à l'enveloppe, s'adonnent à quelque divertissement chez Monticelli, c'est un équilibre mental qui se joue en chaque toile de Vincent. Aussi la frivolité en est-elle bannie : c'est ici et maintenant que peint Van Gogh, les pieds sur terre et la tête, à la lettre, dans la voûte céleste, qu'elle soit étoilée ou sans voiles.
Devant les meilleurs tableaux de Monticelli, on évoque un bassin de braises rougeoyantes, et l'on se dit que son pinceau a puisé de telles couleurs non sur une palette mais dans un mortier où l'on eût broyé, pilé des minéraux coruscants, des minerais d'or et de cuivre avec leur gangue. Le peintre attend de l'intensité, de la diversité des coloris, un éclat, un grésillement, où se désagrègent les contours. Les empâtements nés de touches qu'on imagine voltigeantes et assez peu soucieuses de leurs confins, donnant au tableau, sous sa luisance, un aspect croûteux, excorié, et confus. Et nous, de devoir cligner des yeux, accommoder, devant ce qui est à la fois dispersion et prolifération de couleurs. La saturation de la vue, du… toucher, est de rigueur, appelée par le fouillis végétal où se coagulent des grappes féminines ; par des vases où les fleurs s'étouffent, des natures mortes où les objets se fondent dans les motifs d'une nappe venue de Perse.
Monticelli peuple ses tableaux des cent figures de la vanité, de l'insouciance et de l'ennui, mais ne remet pas en cause le paysage qui leur tient lieu de salon ou de boudoir. Aucune fièvre n'affecte ses touches appliquées avec contention ; nulle ligne de force ne traverse une nature docile et qui… se ressemble, faute qu'on l'ait bousculée, subvertie.
Jamais, en revanche, les tableaux de Van Gogh ne donnent une impression de surcharge, et l'aspect d'une concrétion pierreuse, coquillière. Les empâtements y naissent du défi jeté, dents serrées, à ce qui n'est pour tant de peintres, qu'une modalité du réel, mais, pour Vincent, une substance à modeler, à travailler au corps, jusqu'à ce qu'elle nous révèle le vrai, sous ses rassurants dehors.
Dents serrées. L'éloquence n'est pas chez le prolixe Monticelli, mais chez le taciturne, « et même un peu farouche » peintre de Saint-Rémy, Arles et Auvers. Devant les créatures du premier, je crois entendre, repris, développé par les feuillages, l'émiettement d'une lèvre d'eau sur une plage de gravier à marée basse. Devant certains champs de blé, nuits étoilées, oliviers ou cyprès que me découvre le second, c'est une interminable clameur que je vois envahir l'espace. Monticelli fait de moi un spectateur aux yeux papillotants – que rien ne hèle puisque l'apparence y foisonne sans le moindre arrière-fond. Béants sont les paysages de Vincent, et mis en leur présence, on vacille intérieurement, soumis que l'on est à leur puissante aspiration.
Oui, se rencontrant, qu'auraient-ils bien pu se dire ? Sans doute l'équivalent d'un dialogue aux Enfers, du Massenet mélodiste et de ce Wagner qu'invoquait Van Gogh ; du poète des Fêtes galantes et de celui de Vents et d'Amers.
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