*
*
Le génie s'éprouve mieux qu'il ne se définit. Pour approcher celui de Van Gogh, je contemple des reproductions de tableaux de peintres contemporains notoires – dont un Prix de Rome ! – qui prirent la Provence pour motif.
Beaucoup ont, à leur tour, outré la couleur (elle en crie !), mais faute de l'avoir empoignée, harcelée, défiée – et déchaînée, elle s'en tient à couvrir la place qu'on lui assigna. Et le tableau fait penser à une photographie en noir qu'on eût grossièrement coloriée. Il est tel les illustrations de magazines, d'albums, qui vantent la contrée. De fait, l'œil reconnaît, parfois sans les avoir vues, les particularités du paysage provençal. Voici des oliviers à la ramure de vieux ceps, des plantations de lavande qui font d'un champ, d'un plateau, une persienne close par un jour éclatant ; voici des cyprès placides qui montent la garde auprès d'un mas. Tout est en place, sauf que le cadre du tableau n'est nullement débordé par la profusion du réel qu'il est censé contenir ; sauf que le pinceau a fait office de doigt posé au bord d'une coupe de cristal qui vibrait – et l'on croit voir « les grands pays muets » de « La maison du berger ». Sauf, encore, que la convention triomphe en ces ciels uniformément bleus, quand Van Gogh nous a révélé, accordé au jour torrentueux de ce pays, un firmament mouvementé, populeux, gros de menaces pour notre nuque.
Ce sont là des tableaux pour intérieurs bourgeois où ils mettront une note vive et de tout repos. Que ce bouquet de tournesols est ressemblant ; ces oliviers vaporeux à souhait ! (Tel artiste fait, avec constance, de leur feuillage, la bourre des champs de coton en fleur.) On ne court aucun risque à suspendre chez soi des toiles dont la violence des étés de Provence est absente, malgré leurs dehors. « Insonores », dépourvus d'espace propre, mais composés dans les règles de l'art, ils visent à décorer sans tapage, selon les deux dimensions du châssis. Nul de ces peintres n'étant un « voyant », le réel ne lui a rien livré, de haute lutte, de ses dessous : il s'est borné à être pittoresque – et c'est assez pour ceux qui ne demandent à une femme que d'être belle.
Aussi, verrait-on mille de ces tableaux sans ressentir ce qui émane d'un seul « champ de blé » de Van Gogh : la densité de l'air, la trémulation des lignes, le « tremblement du temps » – et l'insécurité qui pèse sur celui qui violente le visible pour le percer à jour.
*
Le talent sait pouvoir compter sur l'assentiment de notre regard « habitué » : « Je n'ai pas d'autre dessein que de vous séduire ; vous ne serez donc jamais avec moi dépaysé. » Le génie, lui, n'a cure de bousculer nos certitudes les mieux assises, au risque d'appeler l'incompréhension et les sarcasmes des honnêtes gens : « Voilà ce que je vois et qui n'a de répondant dans l'art. Plaire ne m'importe ; c'est à convaincre que j'aspire. » Il faut en convenir : des lignes, des couleurs inouïes s'emparent de nous, gauchissent notre vision et nous imposent – comme on empreint une étoffe – leur singularité, leur nouveauté, et une manière d'évidence qui nous fait intimement crier : « Touché ! Je découvre par une couleur assez vigoureuse, assez exaltée pour bousculer la forme, que la nature n'est pas "l'impassible théâtre" de Vigny, mais que, sous ses apparences débonnaires, l'instabilité, les rivalités, les conflits, les remises en question y sont de règle ; que les correspondances y abondent ; que l'élan, que l'envol, y bravent la pesanteur. »
À présent que Van Gogh nous a révélé une Provence d'été dans la fougue de ses couleurs, la frénésie de ses lignes, on pourra bien peindre avec talent ses paysages : il n'est de toile qui ne nous paraîtra sans plus de force qu'une décalcomanie ; dont on ne pourra dire que ce que Baudelaire écrivait de Diaz de la Peña : « ses tableaux ne laissent pas de souvenir. ». Mais je conçois qu'on n'ait de goût que pour les belles images complaisantes, sans âme, inoffensives, qui jamais ne bondissent à notre rencontre pour dessiller nos yeux.
*
*¶
*
Cependant, dès lors que l'été, en ce pays, a les couleurs de ces miniatures qui nous peignent quelque tournoi dans une profusion d'oriflammes et de salves de trompettes, le lecteur de Giono ne peut-il s'étonner de le voir évoquer une Provence grise, n'importe la saison ?
Il faut croire l'écrivain. Accordée à cette contrée secrètement austère, une gamme infinie de gris s'offre à qui sait observer, aussi suaves à l'œil que le bois d'olivier l'est aux doigts : ceux de la roche à nu, et ceux de ses creux d'ombre où un soupçon de bleu est en suspension ; celui, très insidieux, qui vint à bout des villages en ruine – et ce qui n'en finit pas de s'élever de leurs murs qu'une puissante mâchoire a ébréchés, de leurs maisons à ciel ouvert, c'est la stupéfaction devant l'injure faite à un tel jour. Ainsi de la paille qui déshonore la plus belle perle.
Ah ! que, du moins, le voyageur ne quitte pas cette contrée sans contempler une oliveraie ! Il y verra, au fil des heures, au gré de la brise ou du vent, le gris atteindre à des raffinements que l'orfèvrerie, le damasquinage plus que la peinture, pourraient approcher. Il y verra luire l'acier, mousser le platine ou l'argent, le métal – pelucheux – se muer en poussière de diamant avant de se sublimer et de se fondre dans l'azur.
*
« Un olivier n'est pas commode à prendre au piège… C'est un songe d'arbre, une fumée d'arbre… » Ces mots de Cocteau doivent être nuancés. L'olivier est bien un arbre par son tronc, cuirassé, fortifié ; ses maîtresses branches, auxquels les siècles, les millénaires, donnent des boursouflures d'éléphantiasis ; un système racinaire tel un bassin de reptiles. En toute la charpente se lisent les affres d'une interminable agonie par la soif, et la clameur d'imploration qui répond à la géhenne endurée.
Un malaise nous vient comme à la vue d'un corps énorme, contrefait, scrofuleux ; une amorce d'angoisse encore, à pressentir la puissance, l'opiniâtreté, de racines capables de faire sourdre l'eau de la pierre même.
Or, de ce tronc qui semble appartenir aux reliefs ruiniformes tout d'excavations, d'une ramure soumise de bout en bout au supplice du garrot, procède un feuillage aussi léger, de loin, qu'une brume de beau temps ; aussi effervescent que l'écume de la bière débordant le bock qu'on vient d'emplir. Impondérable à l'égale de l'auréole neigeuse que laisse un feu de bûches dans l'âtre.
Et que vienne le vent, et chaque arbre se mue en un banc d'ablettes luttant contre le courant sans céder un pouce du lit. Serions-nous dans une frayère ? Un atelier de tissage où la trame d'argent du vent rencontrerait la chaîne d'argent du feuillage ? À coup sûr, en un lieu où le gris déploie son opulence ; où ne s'imposent pas seules les couleurs d'un Derain, d'un Vlaminck, d'un Matisse ; où, dans le paysage, une oliveraie a les vertus des sfumatos de Vinci.
Gloire, donc, à un arbre qui thésaurise en son coffre blindé, l'argent de la terre ; qui tire du soleil, fluide et onctueux, un filon d'or, et qui, de loin, nous adresse en friselis un sourire indulgent ! En lui se résume et s'exalte « le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui. » Par lui, la tendresse devient visible comme, autour d'une fontaine de village, elle se fait audible.
*
*
*
*
*
*