*
*
Les contrées océaniques aux faciès argileux ou granitiques, bruissent de sources. Où qu'on se trouve, une eau allègre torsade les airs, les rend pimpants ; elle induit, en dépit de la roche à nu, un climat de fertilité, le sentiment d'une libéralité inépuisable gracieusement dispensée à tout venant.
L'espace semble peuplé d'oiseaux à leur réveil ; un grand feuillu étend son ombre sur un sous-bois d'arbrisseaux volubiles. Le géologue parlerait de terrains anciens : la nouveauté point de toutes parts sous les espèces d'eaux dégourdies, diligentes, assurées de leurs parcours, à moins qu'elles ne se dispersent en mares, étangs et marécages.
Les assises calcaires, elles, se font coffres-forts pour l'eau qui leur est départie et qu'elles thésaurisent, par un dédale de diaclases, en des grottes souterraines aux rares issues. Souvent, un filet seul échappe à la poigne minérale, mais c'est assez pour qu'un hameau s'édifie autour de lui. (Ah, que jamais ne s'épanche dans l'air, funèbre, le silence d'une source tarie !) Parfois, pourtant, telle est la masse des eaux captives, qu'elles se débondent avec une puissance, une prodigalité qui confondent le spectateur.
Qui a vu celles de la Fontaine de Vaucluse se chevaucher en troupe de bisons enneigés rompant, d'un coup, l'enclos, garde en mémoire l'image d'une impétuosité propre à balayer tout obstacle. C'est ventre à terre, les rochers du lit pour tremplins, que le flot se rue vers le jour : n'a-t-il pas une revanche à prendre sur la raideur, la fixité, les ténèbres qu'on lui imposa ? Que s'échappent donc, avec des contorsions d'anguille écorchée vive, les eaux qui exultent et jouent des coudes en leur lit chamarré d'herbes aquatiques. Que monte, réverbéré par les parois de la haute falaise concave, scandé, treillissé, exacerbé par les stridulations d'une myriade de cigales acharnées à dilacérer la lumière – un hourvari en l'honneur du soleil !
La Provence rêve de l'eau comme certaines contrées rêvent des gisements d'or qu'elles recèlent. L'eau est une des idées fixes de la Provence. Qui, pourtant, devant la Fontaine de Vaucluse, pourrait la croire si rare, si bien enfouie ?
Au pied d'un formidable accul rocheux aux allures de sépulcre blanchi, aux parois ravinées par une meute de cigales, parmi des blocs sans plus d'aspérités que les cailloux roulés, l'eau de la résurgence jaillit comme si toute la masse du plateau pesait sur elle ; et ce sont partout – cristallines – de monstrueuses cloches de méduse, des girandoles d'écume, et comme une luxuriance débridée qui se revancherait d'une trop longue tyrannie.
Le mot d'accul est insuffisant : on est au fond d'une citerne, dans la réverbération, dans l'émiettement d'un tumulte d'eaux, de feuilles et de graviers. Dans le climat de stable frénésie qu'induit un paroxysme sans défaillance.
Au débouché de l'eau, l'émission discontinue des reflets, leur prolifération dansante et bornée, ont pour contrepoint sonore l'immense, l'unanime staccato des cigales dont on ne sait s'il s'agit d'un tournoiement insensible, d'une progression subreptice, ou d'une combinaison des deux. À coup sûr, on a tendu au-dessus de la citerne un vélum au grain serré où règne une lumière d'autre sorte que celle qui se joue des longues branches de platane ; une lumière grise qu'on dirait retenue là telle un banc de bois flotté. L'âme goûtant l'harmonie qui s'établit entre le bruit du souffle, de l'expiration tumultueuse et égale, et celui du gravier que les cigales, à l'instar des chercheurs d'or, criblent avec âpreté.
Que surgissent une lumière aussi crue des ténèbres souterraines, un si puissant filon de quartz de la paroi circulaire – bousculé, bulleux, comme par l'effet d'une surpression : une telle solution de continuité surprend. Les blocs les plus proches sont recouverts d'une coupole d'algues limpides où circulent mille étincelles ; une danse de stalagmites, la croissance accélérée de touffes de surgeons (à la blancheur des cœurs de laitue), une envolée d'aigrettes, de nuées d'éphémères, se disputent nos regards. Irrépressible est le mot qui nous vient devant cette irruption bouillonnante, rythmée par la stridente trémie des cigales. Le flot trouve immédiatement son issue. D'abord rugueux os de seiche (mais ne faudrait-il pas voir plutôt, en ces aspérités, des séracs en miniature ?), il se fait échine aux sinueuses apophyses d'écume, chenal de glace libre se rompant sur mille récifs couleur d'aigue-marine ou de mousse noire – jusqu'à ce que, laminé, il coure reconnaître les rives, d'un mouvement tournant, les épouse un instant, et désormais assuré de son lit, glisse, étale, rapide, vers l'invisible et très mince gouffre de l'horizon.
Ainsi naît la Sorgue, ainsi prend-elle son élan, paysage peint à grasses touches qu'on dirait nées du pinceau de Renoir, et dans l'instant même vitrifié.
Distance prise, la pulsation, le halètement des sources se fondent en un grondement râpeux ; le tintement d'une eau qui achève de ruisseler par les chenaux d'un toit succède au souffle de la pluie d'abat. Et file alors, entre des rives, une laque incolore étendant son glacis sur une tapisserie d'herbes aquatiques étirées par le courant, tels des peupliers d'Italie en miniature qu'on eût abattus et qui fussent devenus de souples émaux.
*
Le mot de résurgence ou plutôt d'exurgence est faible pour suggérer la fougue des eaux, la liesse des airs quand une rivière sort d'une anfractuosité de la roche en limpides encolures, croupes, ménisques énormes, pour fertiliser le pays d'aval. Parcourant autrefois le Var, je fus stupéfait de découvrir, parmi tant de terroirs pantelants de sécheresse, une manière d'oasis où l'herbe était drue, où la frondaison des arbres attestait une sève à foison. C'était Fontaine l'Évêque.
Voici ce qu'en disait Jean-Louis Vaudoyer dans Beautés de la Provence : « L'opulente naïade, la généreuse fée est aujourd'hui souveraine d'une radieuse solitude végétale. […] La véhémente naissance des eaux fascine. Pureté et forces jointes. Écoutez la pulsation du sang au moment où le jeune Siegfried bondit de la caverne, jetant au ciel l'acier fulgurant de l'épée. Nous connaissons des sources douces, passives ; elles entreprennent puérilement leur promenade sous les bois. La source de Sorps (Fontaine l'Évêque est une appellation relativement récente) est un cœur furibond qui enfle ses artères avec une cruauté prodigue. La fontaine nourrit ; mais semble dévorer.
« Une fraîcheur en quelque sorte fiévreuse monte du lit orageux. Autour de la source, tout ce qui est vert est, si frais, si lustré, si épais qu'un daltonien, voyant ces prairies, ne douterait pas de voir du sang. »
Ainsi parlent les poètes, songe-creux s'il en est. Par chance, dans le bourg de Bauduens voisin de trois kilomètres, des esprits positifs pensèrent que cette beauté naturelle qui se dissipait sans profit, pouvait devenir… source de prospérité. Qu'était-ce, au reste, que cette sauvagerie dans une contrée policée ? Que cette intrusion perpétuelle, à grand fracas, d'une horde liquide qui se voulait irrépressible et pouvait donc tout submerger ? Mais nous savons mater les eaux musculeuses, « véhémentes » – et lascives à en juger par tant de saillies sur les degrés rocheux.
Un barrage a suffi pour transformer des flots boursouflés, rugueux à l'œil, en une étendue miroitante, moelleuse au regard, où le ciel fait, avec l'onde, assaut d'assiduité contemplative. Pour donner au bourg, adossé à la montagne, un parvis liquide dont l'éclat se réfléchit sur les façades.
Où se tient, à présent, le toujours jeune Siegfried « jetant au ciel l'acier fulgurant de l'épée » ? Qu'on lui dise, si on le rencontre, qu'il pourra s'adonner, dans le lac de Bauduens, à tous les sports nautiques, y compris le pédalo.
*
La Provence a ses rivières qui vous persuadent que l'eau est une manière de roche – de l'espèce des lazulites. Elle a ses torrents dont le lit, l'été, n'est qu'une route empierrée sinuant entre des versants ravinés par les râpes des cigales, et l'on entend la sècheresse jusqu'en nos dents qui s'en irritent. Elle a, qui l'incise de part en part, la volute de la Durance. (Qu'il contemple celle-ci à son étiage, de quelque hauteur – Ganagobie ! –, celui qui veut voir un grand serpent bleu, perclus d'étranglements et de protubérances – d'anévrismes ! – battre la campagne parmi les peaux de ses mues successives…)
Mais comment n'y pas voir encore une immense ramure de bras chargés d'eau limoneuse et torsadés comme glycine, une algue laminaire aux ramifications multiples, possessives, bordée de champs géométriques sagement alignés, ou de formations d'oliviers ?
Caprice, désordre, fureur, se lisent dans le lit emmêlé, bouleversé, éventré, d'une rivière qu'on pressent tortueuse et retorse, et cependant toutes tripes à nu. Mais le dédale apparent est orienté : toute la vallée s'écoule selon une intense vibration, lumineuse et unie ; selon un déversement dont la rumeur rappelle, à l'infini amplifié, le chuintement des bûches dans l'âtre.
De la flèche, dont la pointe est en aval, nous ne voyons qu'une partie de l'empennage. Mais n'est-ce pas d'abord un filet de pêcheur que l'on hale et qui s'allonge sous la traction, lourd qu'il est d'îles, de verdure sporadique et, dans les chenaux, d'eaux que la pente dépolit ?