* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

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L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


lundi

1er août 2017 PROVENCE PROFONDE (suite)

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 Dimanche 23 juillet
"... Je m'en irai bientôt au milieu de la fête / Sans que rien manque au monde immense et radieux."  V. Hugo
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    Soleil et Provence forment un couple indissociable dans l'esprit du plus grand nombre. Le dieu subjugue, astreint une terre qui s'en pâme. La France serait-elle couverte de nuées, qu'une « clairière dans le ciel », un puits de jour, permettraient à cette contrée de recevoir, comme une autre Danaé, son habituelle pluie d'or.
    Aussi, chaque été, les adorateurs de l'astre envahissent-ils en foule les lieux où sa domination s'exerce sans conteste et la contrée n'est, à leurs yeux, qu'un imposant autel du Feu où, de place en place, faire ses dévotions au dieu. Ce qui n'est pas sans surprendre l'habitant qui le subit à demeure et lui voue souvent une rancune latente :il est celui qui gerce les terres, flétrit la végétation ; qui entrave et amenuise votre souffle, dilue vos forces, ternit vos sensations.
    Aux oisifs, aux esthètes qui accourent l'été pour le voir, inflexible, tracer son arche au plus haut dans le ciel bleu de four, il serait donc vain d'évoquer, de surcroît, des hivers à pierre fendre, des printemps hargneux, striés de grésil : ces gens-là ne jurent que par la haute saison où l'espace touffu est mis en pièces par le flot en crue des cigales.
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    « La cause de ma joie ne serait-elle pas qu'en ce pays, l'ombre est un besoin ? » se demande le Stendhal des Mémoires d'un touriste ? – et tout est dit en ces quelques mots. Pour ma part, je m'en tins longtemps à l'ombre portée – à ciel ouvert – de l'océan, tout rivage prenant figure d'ubac ; mais c'est là une ombre pour la seule oreille, un leurre d'ombre qui vous laisse exposé aux regards de l'étendue et des dieux.
    Le maçon provençal sait, de science infuse, ruser avec le soleil par des villages à venelles, à passages voûtés, où le marcheur, à l'heure de méridienne, va d'un bief d'ombre à l'autre avec, aux lèvres, la saveur de la meulière à l'aube, cependant que, volets clos, la demeure sauvegarde son for intérieur au sein de la stupeur des airs – l'œil du visiteur quêtant même la place d'une antique saunière.
    Ici, par le biais de courettes, recoins, renfoncements, perspectives cassées, on ne s'efforce pas seulement de rompre les reins du mistral : on capture l'ombre ; on la cultive à l'égal des jarres de fleurs sur le pas des portes ; on la confit jusqu'à en faire, dans les réduits, un immatériel vin de noix.
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    Oui, l'ombre est, en ce pays, un besoin et, déjà, chaque grand arbre feuillu offre, au voyageur, un refuge d'où contempler l'été dans son aire d'altitude, jusqu'aux horizons qui vibrent sur leur assise. L'arbre superpose ses rameaux au-dessus de vous comme pour une imposition de mains sur un front fiévreux. Il discerne et capte, pour s'en veiner, le moindre ruisselet de brise, et ce n'est pas même un soupir : rien que l'un de ces frémissements réflexes qui animent le visage des dormeurs – et peut-être faut-il se rendre en Provence quand l'été y flamboie, pour estimer à son prix, une et se dissociant, l'ombre végétale conjurant la foudre en suspension, tenant lieu de breuvage pour la peau.
    Contempler, d'une ombre irréductible, un soleil furieux, c'est le même plaisir que de voir, protégé par la vitre, la rafale s'abattre sur le logis – à cela près que les stries de la soif en notre gorge (jointes à celles des cigales sur nos tympans !) seraient mieux encore effacées par l'eau grêle d'une fontaine.
   L'homme éprouve en sa chair que l'ombre et l'eau procèdent également de la Nuit ; que la fontaine dévide de l'ombre ; que l'ombre est haleine de canal à l'aube. Et c'est pourquoi l'homme les associe afin que tous les sens soient ensemble désaltérés. (Qui suit, l'été, à Aix-en-Provence, le Cours Mirabeau, sa nef, ses contre-nefs de platanes, sa perspective de fontaines, engage son être dans une longue gorgée de fraîcheur verte, mobile, luisante, tintante, propre à assombrir d'aise la chair et l'âme. Car, à celui-là, on porte, de loin en loin, un toast à pleine vasque ; et quand il parvient à la Rotonde, c'est dix et vingt fois qu'il peut boire à la régalade.)
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    La Provence paraît soumise à une égale calcination de son éther. Pourtant, est-ce bien le même ciel qui domine les arènes d'Arles et les abbayes de Sénanque ou de Montmajour ? De la bouche béante, je crois voir s'élever une clameur de souffrances et d'agonies que ponctuent les vociférations d'une liesse barbare enténèbrant l'azur. Avant que les vomitoires ne rendent chacun à sa benoîte cité, le plus noir de l'âme humaine, le plus viscéral de l'être, se seront exhalés en cette enceinte ronde, pour une ovation à la douleur, un vivat à la mort.
    À Sénanque en son vallon, à Montmajour sur une ancienne île, ont prévalu la règle et le fil à plomb, et la pierre n'y fut pas pervertie : verticales comme notre oraison, horizontales comme le gisant que nous serons, les arêtes nous appellent à la rectitude et au dépouillement. Là, nul hourvari montant en orgues basaltiques : on enclôt le silence sous des berceaux brisés, on le choie ainsi que lingots d'or, on l'enrubanne de plain-chant ; il est une modalité de l'encens. Aussi, dominant un paysage qui se dispose en invocation ou en offrande, le ciel de Sénanque, de Silvacane, de Ganagobie, est-il de ceux où « le temps écoute ».


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samedi

15 juillet 2017 PROVENCE PROFONDE (suite)

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     L'été ne saurait, ici, faillir. La matinée n'est pas à mi-chemin, que l'air s'appose aux visages, aux bras nus, comme une pruine. Le mot de touffeur est tôt sur les lèvres de ceux qui se découvrent une respiration plus brève, appliquée, où perce une infime angoisse à devoir progresser dans un espace touffu, saturé de senteurs échauffées, et qui soumet l'esprit à l'organique.
      Le pur serait-il, en cette contrée, plus haut qu'ailleurs ? Il accable de son amoncellement d'azur. Plus lent, aussi ? On le dirait frappé d'apathie, tant l'air se laisse déplacer de mauvaise grâce. Ou peut-être est-il subjugué par la virulence obsessionnelle des cigales, leur acharnement à donner une forme sonore à la pullulation de la lumière.
     L'étranger en appelle à l'un de ces vents aimables, onctueux, qui vous donnent envie, bouche mi-ouverte pour les dents à découvert, de remonter leur cours jusqu'à la source. Ce sont là des vents de bonne compagnie qui ne chevauchent les ramures que pour en éprouver la souplesse, l'aptitude au rebond ; des vents méticuleux qui vérifient les moindres balances d'un arbre, jusqu'aux plus sensibles au poids d'un oiseau, en ces confins où ciel et sèves vivent en osmose.
     C'est l'été. L'étranger l'espérait bien tel, à son plein, comme d'autres goûtent la marée haute. Il souhaite seulement que se lève, pour faire une brèche dans l'espace massif, l'une de ces brises qui rendent les cimes d'arbres dubitatives, à moins qu'on ne voie, dans leurs hochements de tête, de molles dénégations. Elle suffirait à vous rendre plus conscient de vos contours et, partant, de cet « espace du dedans » pour l'heure, si poreux au dehors. Elle introduirait, dans la scansion forcenée des cigales, un bruissement égal, minutieux de nappe d'écume maillant une aire de galets, ou du moins le chuintement circulaire d'une grève esseulée.
     Oui, que l'Esprit se manifeste, et non certes par des langues de feu mais par un soupir s'étirant au sein de cet espace sans interstice, où monte une silice en dissolution !
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      Passent ainsi des semaines où, pommettes cuisantes, on se désaltère de la moindre ombre, d'un battement d'aile aussitôt repliée, sans pouvoir départager, même la nuit, la lymphe où nous baignons de notre sang.
      Jusqu'à ce qu'en ce pays crissant de la criaillerie des cigales, le barrage-réservoir qui, en amont, retenait un amoncellement d'air des cimes, et des plus acerbe, le barrage se rompe et qu'un vent se rue, dents serrées, le Rhône pour guide, auquel il en remontre en fait de fougue. Car si fleuve et vent descendent de conserve, le mistral gagne le Rhône de vitesse : il vient de plus loin, de quelque latitude boréale. Torrent en crue n'ayant cure de rives, il fond à la façon des Huns venus de steppes crépusculaires et se ruant sur des contrées à la souriante opulence. Il s'est affûté à des arêtes de séracs, s'est vautré de névé en névé. Il est la glace même, impondérable, en expansion, qu'aurait touché le signal des grandes migrations vers le sud. S'étant ouvert, du front, sa route, il s'y jette en un déboulé indéfini.
      La Provence a sa rose des vents, dont celui, marin, qui lui vient du sud-est. Des vents incertains de leur lit, comme souvent, qui se ravisent ou tournent. Le mistral ignore l'atermoiement ; mû par l'urgence, il va au plus droit, orientant le pays avec une constance d'aiguille de boussole. Il a à faire !
      Et d'abord, faire table rase – et assainir. Que soient dissipées ces vapeurs qui embrument les lointains, estompent les traits du paysage ! Trop de miasmes se développent sur cette terre, qui n'épargnent pas le cœur de l'homme. J'évoquais les Huns ; il faut plutôt penser au peuple qui envahit un pays corrompu par les félicités dont on y jouit. Le mistral restaure l'austérité dans les contrés qu'il dévale ; il purge, décante, rectifie. Il n'est de ferment, de moisissure, qui subsistent sous l'action de cette modalité de sublimé corrosif.
      Il y a du justicier dans ce vent, émule du héros qui nettoya les écuries d'Augias. « Qu'on m'évente tout ce loess ! » s'écriait le poète. « Qu'on restitue à la création sa limpidité native ! », dit le mistral. Qu'on en disperse et chasse tous apprêts et ornements jusqu'au chant lancinant des cigales, au tintement des cloches dans leur campanile, au brasillement de l'alouette : c'est assez, pour sa parure, du scintillement des oliveraies, de roches ravivées à grande eau, et d'un ciel coupole de Tachkent ou de Samarcande.
      Une horde limpide tient désormais lieu d'espace. Mais le mistral n'est ni le noroît ni le blizzard : rigide, c'est un vent de glace et d'azur qui sonne haut et clair ; un vent salubre qui a la rage de fourbir et de faire reluire, et d'abord de bouleverser l'ordre établi. On le voit qui fait frire l'herbe ; qui s'exaspère, avec des sifflotis de voyou, des entraves rencontrées ; qui déclenche en chaque olivier une insurrection d'ablettes. Seigneur et rustre, il tracasse, il houspille tout obstacle – et passe.
     L'espace est plein de tôles qu'on secoue comme font, au théâtre, les machinistes pour suggérer l'orage ; on charroie à grand fracas, dans les airs, une vaisselle de fer blanc ; on rabroue, on affole, on démembre les arbres jusqu'à faire d'eux autant de torches réduites à leurs flammèches.
     L'homme jalonne son parcours de rideaux parallèles de roseaux, de herses de cyprès pour qu'il s'y empêtre, s'y étouffe. Il les franchit en un « galop volant » de bas-reliefs assyriens – et c'est, à la lettre, ventre à terre, qu'il atteint la Crau, les mufles levés de ses troupeaux, et sa frayère de galets.
     L'espace prend consistance jusque dans le logis où les portes intérieures nous résistent ou nous échappent des doigts, où la charpente même nous semble malmenée comme un navire par gros temps ; l'espace vibre continûment, tel un gong frappé sans relâche, et il communique sa hargne à tout ce qui est. Notre peau s'en horripile ; notre souffle doit faire allégeance au souffle du torrent.
      Mais, sous le mistral d'été, la Provence redevient feuillue comme aux temps antiques ; elle recouvre d'un coup la lucidité que la touffeur lui avait fait perdre. Il n'est pas d'averse qui nous livre les lointains avec autant d'éclat, qui affûte et distende à ce point notre vue : que le monde est devenu présent jusqu'à son bord extrême ! (J'avise pour la première fois cette croix sur la crête qui ferme l'horizon ; je discerne les modelés du versant, les essences qu'on y trouve…) Qu'il nous apparaît donc neuf, dans sa liberté première, à l'instar du tableau enfin débarrassé de sa patine ! Et le spectateur de s'extasier sur la hardiesse des accords de couleurs. Il n'est pas jusqu'à l'azur qui ne semble natif, si bleu qu'il en vire ici au violet et là au mauve. Et chacun de se demander si on ne l'aurait pas guéri d'un début de cataracte.


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dimanche

1er juillet 2017 PROVENCE PROFONDE (suite)

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     La Provence a de l'eau qui s'expose, de l'eau qui nous donnerait parfois l'illusion de l'abondance, mais ce sont bien ses fontaines qui témoignent le plus justement de son hydrographie. Et notre prédilection va aux plus simples, faites d'un fût de pierre contourné, moyeu d'un bassin circulaire, d'où s'échappent un ou deux filets d'eau, purs  comme un ongle d'infante.
    Qu'on ajoute un platane pour rompre les lances du soleil, treillisser le ciel, harasser la lumière que vannent les cigales – et nous n'avons plus d'oreille que pour cette eau étroite, tressée, qui froisse, invariable, l'eau sourcilleuse du bassin.
    Le Souverain, là-haut, déploie sa puissance ; il déverse, par la clairière du ciel, une lumière à faire pâmer les terres. Les carrières d'ocre rendent gorge ; la lavande aspic exsude des nuées d'orage ; l'homme a le souffle précautionneux, et la moiteur obscurcit sa peau ; sur sa tête sévit le tintamarre des couleurs mises en pièces, celui du ressac des cigales, de leur émeute disciplinée, mais, à hauteur de visage, il y a le climat de la bure et du granite ; il y a cette grise parcimonie qui resserre les pores – et la peau redevient contours et recommence à donner sur le monde, et l'être se rassemble, que la touffeur tuméfiait ; l'être s'avise que le tintement obstiné d'une eau grêle éteint les clameurs d'une Nature saillie par l'astre, et que la seule vue d'une fontaine vous point le palais de convoitise, et d'avance répand le baume sur vos plaies.
    Et que louée soit la dévastation de nos sens par un été sans frein, si elle nous enseigne que l'eau est chose de grand prix à recueillir avec gratitude dans le creux de la main !
    J'ai aimé le Partage des eaux de la Sorgue, miroir en Y inversé où la branche verticale aurait le lustre du cristal, sa vivacité de lueurs, quand les deux autres seraient en verre dépoli – chacune suscitant la migration d'une portion d'espace. Ce sont là des eaux profuses, pétulantes de retrouver le jour au terme d'une longue vie obscure. Des eaux limpides et bleues, telles qu'à peine issues de la montagne, qui pourraient dire à L'Isle-sur-la-Sorgue : « Nous te prenons dans nos bras et te vouons au matin. Tu nous a jalonnés de platanes parce que tu les sais habiles à monnayer l'azur, mais c'est dans le feuillage d'un immense peuplier – couché – que nous te faisons vivre. »
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    M'est-il néanmoins permis de préférer la rareté à la luxuriance ?
    Une certaine fraîcheur de grands arbres – platanes, chênes et frênes – par quoi l'espace se délivre, vous avertit d'une chance, d'un privilège. Et, de fait, à flanc de coteau, une double veine de cristal tressé surgit de la grise paroi rocheuse et achève sa course sur la surface du bassin, en deux bourgeonnements bulleux. Rien n'est commun comme ces frêles arcs-boutants ; et pourtant rien ici ne semble plus décisif que le bruit égal, un peu rugueux qui en naît. Parce qu'il apaise et rassure ? Mais d'abord parce qu'il témoigne pour le village perché, là-bas, cône de déjection dénudé ; pour la ferme à mi-chemin, absorbée dans le gouvernement de ses champs, et pour les ruines mêmes auxquelles pourtant il n'importe plus.
     Dans une Provence vouée au secouement frénétique des cigales, comme si tout l'espace était occupé par un arbre gigantesque chargé de fruits secs et sonores, ce bruit terne et inflexible d'eau froissée sauve une contrée du renoncement.
    À la psalmodie impérieuse, acharnée, des cigales répond une voix humble et tenace qui parle de roche et de nuit, et l'oreille ne saurait saisir l'âme de ce pays que lorsqu'elle entend à la fois ces deux bruits qui s'accordent et s'opposent.
Aux champs pâmés de chaleur, à la gaze violette de la lavande, répondent ici la mousse noire et la menthe aquatique. À la terre violentée, sans mystère, l'assise invisible de l'argile, et le crépuscule – à l'attache ! – des grands arbres.
    Qu'importe qu'à perte de vue se tienne en suspension la foudre d'un soleil qui se carre dans le ciel : deux filets d'eau la tiennent en respect. Jaillis de la paroi, deux brins d'osier écorcés, à courbure invariable. Et l'on a, assis sur la margelle du bassin de l'ancien lavoir, la sensation de se tenir en un lieu inexpugnable – tel un juste qui, ayant seul trouvé grâce devant Dieu, eût assisté, préservé, à la pluie de feu sur Sodome.
    Il me faut ici invoquer les sources fondatrices de hameaux, de villages, qui, d'un doigt, désignèrent à l'homme un lieu favorable. Il a suffi qu'une eau souterraine pousse avec constance un turion hors de terre, pour que des demeures fissent cercle autour d'elle. Avec, pour l'habitant, la conscience que la vie ne tenait, à la lettre, qu'à un fil, ce qu'attestent maintes ruines.
 *
    La fontaine et sa place valident le village provençal, authentifient son marché de plein air. La sécheresse fripe et oxyde les collines proches ? Sur la place, le bruissement d'une eau étroite traversant les remous des feuillages fait reluire les amoncellements de tomates, aubergines, courgettes et potirons aux étals. Par lui, le matin se perpétue à ciel ouvert, alors que tant de volets déjà occultent les fenêtres.
    Ce même bruissement qui brouille, à l'heure du serein, les médisances des femmes d'âge, prend, au soir, une instance que le vent seul modère quand il fourrage les feuillages proches. Que, d'aventure, il fasse trêve, et il y a, dans les airs, l'étonnement du malade qui voit son tourment habituel prendre inexplicablement fin. Et c'est alors que ceux qui s'entraiment, fenêtre ouverte sur la place, perçoivent qu'un filon d'argent filigrane leurs jeux. Qu'opalescent en tant de pourpre, il insinue dans la confusion des chairs, la sédition des sangs – une veine de tendresse.
    Là-bas, en quelque « hôtel de la plage », la rumeur océane roule, tantôt dans son tulle, tantôt en sa pelisse, les couples qui reposent ; elle les enfouit un peu plus, à chaque bercement, dans leur cendre grise. Là-bas, l'ombre mouvante, l'ombre massive, est sans amers. Ici, où les nuits d'été ont des légèretés de meringue, un rai liquide fait à la fois office de veilleuse et de fil d'Ariane pour qui est tiré de son sommeil par quelque rêve.
    Qu'il écoute alors le dit de la fontaine, et il saura son privilège : – « Les jours, sur les rivages marins, roulent bord sur bord. Je suis le fil qui ne se rompt d'un collier de saphirs. J'unis la perle d'hier à celle que l'Orient sécrète en son manteau. Je te promets pour demain la même coupole de ciel, le même étincellement de haut glacier du soleil. Et les mêmes saveurs qui, en cette contrée, ourlent tes lèvres. Je te promets… Et l'eau que je dévide sera toujours plus longue que ta soif.
    « On la dit douce, avec une nuance de dédain : une eau docile, serve, que la tiédeur étiole, altère. Pourtant, quand le soleil scrute le fond des cours intérieures, s'engage par les venelles ; que bêtes et gens se terrent au logis, gagne la fontaine, impavide sous le feu grégeois ; plonge tes bras nus dans l'eau du bassin, et tu te sentiras dans l'instant délimité, appréhendé – du dedans ? Sommé de décliner ton identité, « titres et qualités », et de justifier ta présence en ces lieux puisque tu n'es pas un autochtone. Tu étais en état de vagabondage de l'esprit ? Un moi très enfoui, voire oublié, se ressaisit de toi, panse les plaies de l'âme, y restaure, avec la lucidité, l'exercice à neuf de tes sens.
    « Penche-toi sur cette eau sombre qui se prend en gelée de mûre, de cassis, et flaire-là : c'est approcher la nuit souterraine du minéral, des racines, de l'humus dont elle se souvient ; c'est la sentir astreindre ta face de vivant. Fais une coupe, enfin, de tes paumes accolées – et bois à longs traits, dense et chaste, quasi brûlante comme glace, la seule eau-de-vie en ce monde. »
 *
    Je n'irai pas à Pernes-les-Fontaines où l'on en compte vingt-trois, mais j'imagine qu'à peine s'éloigne-t-on de l'une, un autre babil vous attend, passé le coin de la rue. Que, parfois, les bruissements s'entrelacent, aux timbres proches mais distincts. Et que, le crépuscule venu, le bourg peut se croire sous l'une de ces averses du soir, égales et bénéfiques aux jardins.
     Je n'irai pas à Pernes où la nappe phréatique drageonne (c'est même toute une cépée !) et où l'eau va de soi : plus conformes à mes goûts sont ces villages où, jadis, on retenait son souffle au plus fort de l'été autour de l'unique fontaine hoquetante. Et louée, jusqu'à la fin des temps, la gracilité de ce rejet dans un pays qui semble n'être qu'une concrétion pierreuse ; louée sa fraîche crudité qui régénère et alerte nos papilles distendues de touffeur !


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