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Dimanche 23 juillet
Dimanche 23 juillet
"... Je m'en irai bientôt au milieu de la fête / Sans que rien manque au monde immense et radieux." V. Hugo
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Soleil et Provence forment un couple indissociable dans l'esprit du plus grand nombre. Le dieu subjugue, astreint une terre qui s'en pâme. La France serait-elle couverte de nuées, qu'une « clairière dans le ciel », un puits de jour, permettraient à cette contrée de recevoir, comme une autre Danaé, son habituelle pluie d'or.
Aussi, chaque été, les adorateurs de l'astre envahissent-ils en foule les lieux où sa domination s'exerce sans conteste et la contrée n'est, à leurs yeux, qu'un imposant autel du Feu où, de place en place, faire ses dévotions au dieu. Ce qui n'est pas sans surprendre l'habitant qui le subit à demeure et lui voue souvent une rancune latente :il est celui qui gerce les terres, flétrit la végétation ; qui entrave et amenuise votre souffle, dilue vos forces, ternit vos sensations.
Aux oisifs, aux esthètes qui accourent l'été pour le voir, inflexible, tracer son arche au plus haut dans le ciel bleu de four, il serait donc vain d'évoquer, de surcroît, des hivers à pierre fendre, des printemps hargneux, striés de grésil : ces gens-là ne jurent que par la haute saison où l'espace touffu est mis en pièces par le flot en crue des cigales.
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« La cause de ma joie ne serait-elle pas qu'en ce pays, l'ombre est un besoin ? » se demande le Stendhal des Mémoires d'un touriste ? – et tout est dit en ces quelques mots. Pour ma part, je m'en tins longtemps à l'ombre portée – à ciel ouvert – de l'océan, tout rivage prenant figure d'ubac ; mais c'est là une ombre pour la seule oreille, un leurre d'ombre qui vous laisse exposé aux regards de l'étendue et des dieux.
Le maçon provençal sait, de science infuse, ruser avec le soleil par des villages à venelles, à passages voûtés, où le marcheur, à l'heure de méridienne, va d'un bief d'ombre à l'autre avec, aux lèvres, la saveur de la meulière à l'aube, cependant que, volets clos, la demeure sauvegarde son for intérieur au sein de la stupeur des airs – l'œil du visiteur quêtant même la place d'une antique saunière.
Ici, par le biais de courettes, recoins, renfoncements, perspectives cassées, on ne s'efforce pas seulement de rompre les reins du mistral : on capture l'ombre ; on la cultive à l'égal des jarres de fleurs sur le pas des portes ; on la confit jusqu'à en faire, dans les réduits, un immatériel vin de noix.
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Oui, l'ombre est, en ce pays, un besoin et, déjà, chaque grand arbre feuillu offre, au voyageur, un refuge d'où contempler l'été dans son aire d'altitude, jusqu'aux horizons qui vibrent sur leur assise. L'arbre superpose ses rameaux au-dessus de vous comme pour une imposition de mains sur un front fiévreux. Il discerne et capte, pour s'en veiner, le moindre ruisselet de brise, et ce n'est pas même un soupir : rien que l'un de ces frémissements réflexes qui animent le visage des dormeurs – et peut-être faut-il se rendre en Provence quand l'été y flamboie, pour estimer à son prix, une et se dissociant, l'ombre végétale conjurant la foudre en suspension, tenant lieu de breuvage pour la peau.
Contempler, d'une ombre irréductible, un soleil furieux, c'est le même plaisir que de voir, protégé par la vitre, la rafale s'abattre sur le logis – à cela près que les stries de la soif en notre gorge (jointes à celles des cigales sur nos tympans !) seraient mieux encore effacées par l'eau grêle d'une fontaine.
L'homme éprouve en sa chair que l'ombre et l'eau procèdent également de la Nuit ; que la fontaine dévide de l'ombre ; que l'ombre est haleine de canal à l'aube. Et c'est pourquoi l'homme les associe afin que tous les sens soient ensemble désaltérés. (Qui suit, l'été, à Aix-en-Provence, le Cours Mirabeau, sa nef, ses contre-nefs de platanes, sa perspective de fontaines, engage son être dans une longue gorgée de fraîcheur verte, mobile, luisante, tintante, propre à assombrir d'aise la chair et l'âme. Car, à celui-là, on porte, de loin en loin, un toast à pleine vasque ; et quand il parvient à la Rotonde, c'est dix et vingt fois qu'il peut boire à la régalade.)
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La Provence paraît soumise à une égale calcination de son éther. Pourtant, est-ce bien le même ciel qui domine les arènes d'Arles et les abbayes de Sénanque ou de Montmajour ? De la bouche béante, je crois voir s'élever une clameur de souffrances et d'agonies que ponctuent les vociférations d'une liesse barbare enténèbrant l'azur. Avant que les vomitoires ne rendent chacun à sa benoîte cité, le plus noir de l'âme humaine, le plus viscéral de l'être, se seront exhalés en cette enceinte ronde, pour une ovation à la douleur, un vivat à la mort.
À Sénanque en son vallon, à Montmajour sur une ancienne île, ont prévalu la règle et le fil à plomb, et la pierre n'y fut pas pervertie : verticales comme notre oraison, horizontales comme le gisant que nous serons, les arêtes nous appellent à la rectitude et au dépouillement. Là, nul hourvari montant en orgues basaltiques : on enclôt le silence sous des berceaux brisés, on le choie ainsi que lingots d'or, on l'enrubanne de plain-chant ; il est une modalité de l'encens. Aussi, dominant un paysage qui se dispose en invocation ou en offrande, le ciel de Sénanque, de Silvacane, de Ganagobie, est-il de ceux où « le temps écoute ».