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L'été ne saurait, ici, faillir. La matinée n'est pas à mi-chemin, que l'air s'appose aux visages, aux bras nus, comme une pruine. Le mot de touffeur est tôt sur les lèvres de ceux qui se découvrent une respiration plus brève, appliquée, où perce une infime angoisse à devoir progresser dans un espace touffu, saturé de senteurs échauffées, et qui soumet l'esprit à l'organique.
Le pur serait-il, en cette contrée, plus haut qu'ailleurs ? Il accable de son amoncellement d'azur. Plus lent, aussi ? On le dirait frappé d'apathie, tant l'air se laisse déplacer de mauvaise grâce. Ou peut-être est-il subjugué par la virulence obsessionnelle des cigales, leur acharnement à donner une forme sonore à la pullulation de la lumière.
L'étranger en appelle à l'un de ces vents aimables, onctueux, qui vous donnent envie, bouche mi-ouverte pour les dents à découvert, de remonter leur cours jusqu'à la source. Ce sont là des vents de bonne compagnie qui ne chevauchent les ramures que pour en éprouver la souplesse, l'aptitude au rebond ; des vents méticuleux qui vérifient les moindres balances d'un arbre, jusqu'aux plus sensibles au poids d'un oiseau, en ces confins où ciel et sèves vivent en osmose.
C'est l'été. L'étranger l'espérait bien tel, à son plein, comme d'autres goûtent la marée haute. Il souhaite seulement que se lève, pour faire une brèche dans l'espace massif, l'une de ces brises qui rendent les cimes d'arbres dubitatives, à moins qu'on ne voie, dans leurs hochements de tête, de molles dénégations. Elle suffirait à vous rendre plus conscient de vos contours et, partant, de cet « espace du dedans » pour l'heure, si poreux au dehors. Elle introduirait, dans la scansion forcenée des cigales, un bruissement égal, minutieux de nappe d'écume maillant une aire de galets, ou du moins le chuintement circulaire d'une grève esseulée.
Oui, que l'Esprit se manifeste, et non certes par des langues de feu mais par un soupir s'étirant au sein de cet espace sans interstice, où monte une silice en dissolution !
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Passent ainsi des semaines où, pommettes cuisantes, on se désaltère de la moindre ombre, d'un battement d'aile aussitôt repliée, sans pouvoir départager, même la nuit, la lymphe où nous baignons de notre sang.
Jusqu'à ce qu'en ce pays crissant de la criaillerie des cigales, le barrage-réservoir qui, en amont, retenait un amoncellement d'air des cimes, et des plus acerbe, le barrage se rompe et qu'un vent se rue, dents serrées, le Rhône pour guide, auquel il en remontre en fait de fougue. Car si fleuve et vent descendent de conserve, le mistral gagne le Rhône de vitesse : il vient de plus loin, de quelque latitude boréale. Torrent en crue n'ayant cure de rives, il fond à la façon des Huns venus de steppes crépusculaires et se ruant sur des contrées à la souriante opulence. Il s'est affûté à des arêtes de séracs, s'est vautré de névé en névé. Il est la glace même, impondérable, en expansion, qu'aurait touché le signal des grandes migrations vers le sud. S'étant ouvert, du front, sa route, il s'y jette en un déboulé indéfini.
La Provence a sa rose des vents, dont celui, marin, qui lui vient du sud-est. Des vents incertains de leur lit, comme souvent, qui se ravisent ou tournent. Le mistral ignore l'atermoiement ; mû par l'urgence, il va au plus droit, orientant le pays avec une constance d'aiguille de boussole. Il a à faire !
Et d'abord, faire table rase – et assainir. Que soient dissipées ces vapeurs qui embrument les lointains, estompent les traits du paysage ! Trop de miasmes se développent sur cette terre, qui n'épargnent pas le cœur de l'homme. J'évoquais les Huns ; il faut plutôt penser au peuple qui envahit un pays corrompu par les félicités dont on y jouit. Le mistral restaure l'austérité dans les contrés qu'il dévale ; il purge, décante, rectifie. Il n'est de ferment, de moisissure, qui subsistent sous l'action de cette modalité de sublimé corrosif.
Il y a du justicier dans ce vent, émule du héros qui nettoya les écuries d'Augias. « Qu'on m'évente tout ce loess ! » s'écriait le poète. « Qu'on restitue à la création sa limpidité native ! », dit le mistral. Qu'on en disperse et chasse tous apprêts et ornements jusqu'au chant lancinant des cigales, au tintement des cloches dans leur campanile, au brasillement de l'alouette : c'est assez, pour sa parure, du scintillement des oliveraies, de roches ravivées à grande eau, et d'un ciel coupole de Tachkent ou de Samarcande.
Une horde limpide tient désormais lieu d'espace. Mais le mistral n'est ni le noroît ni le blizzard : rigide, c'est un vent de glace et d'azur qui sonne haut et clair ; un vent salubre qui a la rage de fourbir et de faire reluire, et d'abord de bouleverser l'ordre établi. On le voit qui fait frire l'herbe ; qui s'exaspère, avec des sifflotis de voyou, des entraves rencontrées ; qui déclenche en chaque olivier une insurrection d'ablettes. Seigneur et rustre, il tracasse, il houspille tout obstacle – et passe.
L'espace est plein de tôles qu'on secoue comme font, au théâtre, les machinistes pour suggérer l'orage ; on charroie à grand fracas, dans les airs, une vaisselle de fer blanc ; on rabroue, on affole, on démembre les arbres jusqu'à faire d'eux autant de torches réduites à leurs flammèches.
L'homme jalonne son parcours de rideaux parallèles de roseaux, de herses de cyprès pour qu'il s'y empêtre, s'y étouffe. Il les franchit en un « galop volant » de bas-reliefs assyriens – et c'est, à la lettre, ventre à terre, qu'il atteint la Crau, les mufles levés de ses troupeaux, et sa frayère de galets.
L'espace prend consistance jusque dans le logis où les portes intérieures nous résistent ou nous échappent des doigts, où la charpente même nous semble malmenée comme un navire par gros temps ; l'espace vibre continûment, tel un gong frappé sans relâche, et il communique sa hargne à tout ce qui est. Notre peau s'en horripile ; notre souffle doit faire allégeance au souffle du torrent.
Mais, sous le mistral d'été, la Provence redevient feuillue comme aux temps antiques ; elle recouvre d'un coup la lucidité que la touffeur lui avait fait perdre. Il n'est pas d'averse qui nous livre les lointains avec autant d'éclat, qui affûte et distende à ce point notre vue : que le monde est devenu présent jusqu'à son bord extrême ! (J'avise pour la première fois cette croix sur la crête qui ferme l'horizon ; je discerne les modelés du versant, les essences qu'on y trouve…) Qu'il nous apparaît donc neuf, dans sa liberté première, à l'instar du tableau enfin débarrassé de sa patine ! Et le spectateur de s'extasier sur la hardiesse des accords de couleurs. Il n'est pas jusqu'à l'azur qui ne semble natif, si bleu qu'il en vire ici au violet et là au mauve. Et chacun de se demander si on ne l'aurait pas guéri d'un début de cataracte.