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PROVENCE : TERRE A BONHEUR ?
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PROVENCE : TERRE A BONHEUR ?
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Ce n'est encore que le matin. Sur la terrasse d'une maison d'hôte provençale, « dans une lumière que divisent et remuent les feuilles de trois mûriers de Chine, au-dessus d'un bassin », un jeune couple prend son petit déjeuner, et je le regarde à la dérobée.
La tête sagement casquée de cheveux mi-longs, retenus sur la nuque par une grosse épingle plantée droit, elle a les paupières que nous donne la vue de ce qui passe de loin notre attente ; elle a l'un de ces sourires qu'on retient pour les savourer, au bord de la lèvre inférieure fléchie. À l'évidence, en dépit de l'auvent de canisses, le jour fait élection de son front.
L'homme, tout geste suspendu, considère sa compagne, incrédule devant cette jubilation contenue : c'est que rendre heureux qui l'on aime, qui vous remit sa vie en garde, veut une humilité, une sollicitude de… rosiériste. Il n'a donc d'yeux que pour ce visage que le matin concentre et lisse, mais qui se souvient encore d'avoir été distendu par le plaisir.
Une ombre déferait cette composition qui ressortit à l'œuvre d'art : une femme en sa plaisance, occupée à rendre hommage, de son seul sourire, au nouveau jour, aux nourritures terrestres, à cet étranger qui a nom homme. Mais d'ombre, il n'y en a ni dans le ciel pervenche, ni sur ce front lunule de sous-bois, et ni sous ce chemisier blanc, sans manches – où le roucoulement est latent, nous assurent les bras pleins et ronds.
Sans doute n'est-il pas de province qui n'ait ses femmes heureuses, au matin ; des femmes qui, face à l'être aimé, et devant un assortiment de café, de lait, de miel et de brioches pansues, légères aux doigts et si dociles sous la dent, se sentent évidées avec acharnement par la faim, ô félicité des convoitises multiples et convergentes, et douce rage naissante des engloutissements anticipés !...
Pourtant, il y a entre ce pays-ci et le bonheur, plus qu'une conjonction dont l'heure, la lumière, les nourritures, cette présence masculine attendrie, seraient les entremetteurs : une manière d'identité de substance ou de vocation, et comme une source commune.
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La Provence serait donc une terre à bonheur ?
Tel passe pour s'accommoder d'une chaumière, d'une soupente. Mieux vaut pourtant qu'elles soient sous un ciel tenu pour immuable, d'un seul tenant, sous lequel s'épanouir en ombelle. Et telle y est la profusion du jour, qu'on se nourrirait du seul soleil, à la façon des lézards.
Car, en cette terre, le loisir est de règle. L'Eden ignorait le labeur. Les bergers, les paysans de ce pays jouent, à l'évidence, qui à faire paître ses bêtes, qui, à entretenir son verger. Les soins apportés à la lavande en fleur ressortissent à l'activité enivrante de l'abeille, tout comme faner, « c'est batifoler dans la prairie. » Une nourriture frugale convenant à ceux qui sont continûment repus de sensations. À cette nature, fouaillée par la lumière, de fournir ; à l'homme de s'adonner avec résolution, à l'oisiveté ! Ce n'est ni en Flandres ni même en Languedoc, que les siestes sont aussi franches, résolues ; qu'elles tirent de vous, au réveil, étonnement et gratitude : « Quel privilège est le mien d'être vivant en un lieu où un vaste sourire ne cesse de se défaire et de se reformer au gré des platanes, du bassin de la fontaine, de l'ocre des façades, des voix de grand air qui se mordorent dans les gorges !... »
Les femmes sont, là, plus belles qu'ailleurs, plus riches en sucs, plus généreuses dans le don de soi ; leur chevelure, leurs attaches, ont un fumet d'une raucité grisante. Qu'une blondeur nordique accordée aux pâleurs de son ciel paraît de peu de consistance au regard d'une dense créature à chair de drupe, dont la peau publie la latinité, dont le visage a la ciselure d'un camée ! Avec un peu de chance, une Arlésienne mythique nous y attend, une Avignonnaise aux yeux noirs sinon bleus !
Il est des paysages si ternes, affaissés, pauvres en surprises, qu'un homme seul n'y détonne pas. Il suffit bien à embrasser du regard une contrée dont tous les aspects se valent, où l'on s'enfonce avec le sentiment d'une insensible dérobade du visible, chaque pas vous empêtrant un peu plus dans le rien qui stagne à ras de terre.
La Provence veut le couple, et d'abord pour que chacun ne ploie sous la surabondance du réel. Le rivage océanique aussi, mais comme on y est exposé à tous les regards rasants, affilés, venus du large ! Comme on doit se défendre de n'être sapé par eux et, dans l'instant, raturé ! Un sommeil d'amants, membres mêlés, que la rumeur marine scande, roule en volutes, épanche et ressaisit, tient certes d'un chyle qui s'échangerait de l'un à l'autre par osmose, mais celui que veille, par la fenêtre ouverte sur une petite place provençale, le feuillage d'un platane dont le clapotis est traversé par la tarière liquide de la fontaine proche ! … Et le couple en est sourdement illuminé. Demain, il s'éprouvera aussi étroitement inclus dans le jour, que l'insecte dans l'ambre fossile, gage de pérennité : quels pleurs ne seraient tôt bus par le soleil ?
Sans doute y a-t-il de grandes passions en Gascogne ou en Lorraine, en Bourbonnais ou en Bretagne ; mais où trouver, en France, un lieu qui, par l'ardeur épandue, communicative, favorise à ce point et l'expansion du moi, et sa convergence vers l'être élu ? Qui vous permet, où qu'on se trouve, de le prendre à témoin de la chance insigne de s'y trouver ensemble, à cette heure, et de se sentir l'objet d'une bénédiction diffuse propre à valider votre choix mutuel ? Ici, le couple se voit fortifié par une dignité qui doit à la pureté du firmament, revêtu d'un éclat singulier auquel a part le resplendissant ostensoir qu'un dieu promène d'un horizon à l'autre. Ici, l'amour paraît être une modalité naturelle, obligée, d'un climat de foisonnement sensoriel, d'opulence et de lenteur du temps sous la fièvre des airs.
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Non que la Provence soit telle ces îles du Sud où une rumeur basse de feuillage qui s'ébroue, l'acquiescement des palmes proches, couchent les couples sur des plages de sable blanc ; mais cette contrée où l'on strie vos oreilles, lime vos ongles, où l'on efface la frontière entre soif et désir, ne produit pas qu'en Arles de jeunes femmes pareilles à des torsades de nuit. (Plus rouge, le piment du sexe, des sombres toisons.)
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(A suivre)
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(A suivre)
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