LES MARCHES DE PROVENCE
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Il n'est de province qui n'ait ses marchés de plein air. On s'y côtoie entre gens qui ont le goût des matins et sont en quête de fruits de la terre. Des fruits qui perdraient une part de leurs vertus à vous attendre dans une boutique alors que tout, ici, semble cueilli, récolté, du matin même – et la nouveauté du jour en est accrue.
Vague dans les esprits, la notion de terroir prend consistance par ces étals où flotte le souvenir du champ, du jardin d'origine, et jusqu'à la senteur d'une terre arrosée depuis peu et qui en tressaille d'aise. Jusqu'à une saveur de rosée, de brume d'aube, qui vous dispense de vous enquérir de la fraîcheur des denrées.
Et, sans doute, à fréquenter les marchés de plein vent, renoue-t-on à son insu avec une enfance de libres cueillettes, de fruits maraudés, de bouquets pour la maîtresse, ou du jeu de la marchande. Avec une modalité du « vert paradis ».
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Mais les marchés de Provence !... À ces seuls mots, les images se pressent chez l'étranger, et tirent de lui un sourire mélancolique, voire contrit. Et de se souvenir. Ou d'augurer.
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C'est le matin. (Passé midi, une diffuse allégresse s'émousse. Rien dans le décor ne change, hormis l'amenuisement des marchandises sur les étals, mais les voix, les cris se feutrent, l'inépuisable loisir que nous promettait le nouveau jour est entamé.) C'est le matin, et ceux qui ont tout loisir de s'aimer peuvent s'adonner à ces déambulations sous le signe de la fluidité où l'on côtoie, effleure des inconnus disponibles, vacants, à la fois curieux et détachés.
À l'ombre de platanes ou de vastes parasols, la plus riche palette de peintre, compartimentée, vous réjouit bien plus que l'œil : c'est à l'odorat, au toucher, et déjà au palais, que chaque couleur s'adresse avec bonhomie et véhémence – de quoi vous rappeler que l'homme est une gerbe de sens prompts à converger pour mieux s'aiguiser. Un constant plaisir de discernement attend donc celui qui, de chaque étal, de chaque fruit ou légume, entend s'élever un : « Convoitez-moi ! », tant est vive la compétition entre les nourritures terrestres. Ce qui appelle un temps balancé où l'on estime, palpe et soulève. Un temps de cime de peuplier dans la brise.
C'est le matin – le redirons-nous jamais assez ? – ; l'ombre l'emporte encore sur le piment rouge, le monde est en état de grâce, le monde reluit, appétissant. Des boisseaux d'olives noires côtoient des sacs de toile blanche dont le rebord, largement ourlé, s'ouvre sur une profusion d'amandes. Des jarres d'olives vertes, en leur saumure, voisinent avec des grappes d'aulx côtelés, aux bosselures de vieil ivoire. Les amoncellements de melons font ployer votre poignet dans le geste de qui soupèse et compare. Les pyramides de tomates creusent votre paume, recourbent vos doigts comme pour éprouver la fermeté de celles-ci. Les aubergines, dûment astiquées, ont des lueurs de cassis ; par touches en bâtonnets, les carottes assurent au persil, aux salades, la couleur complémentaire qu'ils appelaient.
Mais surtout, il y a, sur un étal, ces jattes, ces couffins d'aromates – en feuilles hachées, en graines, en poudre – étiquetés thym, romarin, safran, basilic, origan, coriandre, sarriette, carvi, sans omettre la girofle et le genièvre, l'armoise, l'absinthe et l'estragon – qui alignent leurs couleurs comme dans les godets d'une boîte de gouache. Autant de plantes que le soleil et la terre d'ici poussèrent dans leurs derniers retranchements ; qu'ils concentrèrent, réduisirent à leur essence, et qui semblent exhaler, avec l'énergie du désespoir, leur dernier soupir. Et chacun de ces noms colore distinctement notre membrane pituitaire, mais toujours dans la gamme des ocres, ou celle des terres brûlées, des terres d'ombre.
Qui disait le sol de ce pays, âpre et avaricieux ? Légumes, drupes et baies, herbes et fleurs paraissent déversés par une corne d'abondance. Et qui parlait d'étés aux grésillements de ferrade ? d'un espace où chaque inspiration devait être arrachée à la touffeur ? Une telle fraîcheur monte des éventaires, que rejoignant celle qui tombe des platanes de la place, elle vous fait un visage dense et les gestes lents de celui qui a conscience de vivre des instants rares et sans doute menacés.
Des officiantes hèlent à grands cris le chaland, vantent la marchandise : ce sont là des façons intempestives qui détonnent en un climat de communion. Qu'on aille plutôt vers celle qui, placide, le geste précis, vous laisse percevoir, malgré l'écoulement scandé d'un feuillage métallique mis en pièces par les cigales, la frêle ténacité du filet de la fontaine.
Des mois durant, cette silencieuse-là a parié sur une croissance, une maturation accomplies, et, ses soins aidant, elle peut s'épargner l'éloge de ce qu'elle propose et dont elle restaure l'ordonnance après chaque client.
Qu'on aille, oui, vers ce paysan qu'un lien sensible unit au miel blond et ambré de ses ruches, à l'huile d'olives de son champ. Vers cette paysanne qui continue de se laisser captiver par ses sachets de lavande, ses bouquets de fleurs séchées. Et que l'on voudrait donc être sûr que le touriste réveillé par le soleil rend grâces à ceux qui se levèrent avant le jour pour déployer sous ses yeux l'éventail bigarré des succulences de leur terre !
Vif est le charme de tout marché de plein air. Prenant, poignant pour le visiteur, celui des marchés de Provence, tant un contentement unanime y est quasi palpable. C'est encore le matin ; j'ai quitté une chambre fanée, ternie par la chaleur de la veille, pour un lieu où le souffle est neuf et facile ; où l'on vous promet – et mes narines s'en évasent – des saveurs qui, sous un autre ciel, paraîtraient hors de saison, mais qui représentent ici l'acmé des noces du soleil et de la terre ; l'assomption de la sève en sucs. Un lieu où, comme nulle part ailleurs, couleurs et senteurs se combattent ou se liguent avec une vigueur, une virulence, accordées à l'averse de la lumière sur le feuillage ; à la grêle – grise ! – des cigales qu'on gaule.
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Je regarde les acheteurs. Non les ménagères qui vont, avec décision, une liste en tête, vers leurs marchands habituels, pressées qu'elles sont de regagner leur logis, mais les couples dont la souple démarche dit la disponibilité au jour, la disposition à l'accueil, l'entente amusée. Je les observe, je crois entendre leurs voix alternées ; je vois s'affirmer leur connivence à mesure que la femme aimée compose le menu du jour – et pas un de ses balancements, de ses choix, que le cœur ne guide. « Pour moi seule, ceci serait bien assez bon, lit-on dans ses yeux quand ils quêtent l'assentiment de l'homme, mais je veux que le repas soit une offrande qui t'agrée… » Et lui sourit, de confiance : « Ce sera bien, nécessairement. » Se retenant d'ajouter : « Une chance que nul ne t'observe quand tu saisis des fruits pour en apprécier, sans blesser la pulpe, la consistance, le velouté : ce sont tes mains d'amante qu'il surprendrait. »
Les marchés de Provence sont de ces lieux qui devraient susciter, chez ceux qui s'aiment, ferveur et gratitude envers la vie, envers le couple : « Ô mon amour, quelle fête que cette simple perspective de bras nus, tendus ou mi-repliés au-dessus d'un épanchement de couleurs et d'arômes ; que ces voix accortes qui hèlent, chargées d'inflexions engageantes, cependant que, là-haut, feuillages et cigales s'unissent, frénésie suspendue, pour cribler la lumière, pour nous cribler de jour. Cependant, encore, que le bassin d'une fontaine leste l'espace d'une eau dure à glacer les melons… Regarde, regarde ce seau de tournesols qui se haussent à l'envi pour nous dédier leurs sourires radieux de simple de village… Ah, le bonheur est ici palpable comme une riche étoffe !… »
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Chaque terroir s'enorgueillit de mets qui lui sont propres ou qu'elle sut porter à leur extrême degré d'exquisivité. La Provence a trop partie liée, dans les esprits, avec le feu, même diffus, pour que nous n'y trouvions des plats dont la chaleureuse âpreté introduit en notre bouche, notre gorge, un brandon de soleil – qui ne s'éteint de sitôt.
Maintes cuisines, encore, font aux fumets une part mesurée. Ici, et avant même que le convive accueille et encense le mets, une bouffée de fragrances le place entre le souvenir de garrigues, de collines pierreuses, martelées de soleil, et le proche avenir où il habitera un corps oint de baumes. De quoi, d'emblée circonvenu, sentir son palais se consteller de fines larmes de félicité.
Faire réduire à feu doux est une expression culinaire qui vise à concentrer les sucs, à exhorter de conserve saveur et senteur, et à leur donner une vigueur expansive, effusive. Ce que les fourneaux de ce pays accomplissent à merveille avec le concours d'une huile sans seconde, puisque l'olive figure en ses armoiries. Et l'on voudrait que la main qui, à des fins culinaires, fait fluer, lente d'avoir du corps, une modalité de l'or vierge, eût conscience de rejoindre en cela des gestes d'antique liturgie.
Jamais la Provence ne grésille autant qu'à l'heure du déjeuner, l'été, quand le crépitement de la friture astreignant un gratin se trouve à l'infini relayé, propagé, par la stridulation de la nation cigalière. À moins qu'on ne voie, par un mouvement inverse, l'immense fraisage, ébarbage des airs, s'achever sur le fourneau domestique.
Il est superflu d'ajouter que soleil, terroir et vins s'associent spontanément dans l'esprit du convive. Comme cette contrée a sa route de la lavande, elle a sa route des vins. Pas un jour lumineux ne manque jamais aux vivaces « rosés de Provence » pour que vos papilles ne portent un toast à la grillade. Si un « Côtes du Rhône » entend draper de velours grenat votre doublure charnelle – ô Tavel que louèrent Ronsard et Balzac ! – l'appellation de « Châteauneuf-du-pape » est, en soi, gage de prédilection et de privilège. Cependant que le « Beaumes-de-Venise », souple et rond, vous fait souvenir de la mûre et du cassis, de la violette et de la fraise.
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Telle est la cuisine provençale qui, plus qu'une autre, associe l'activité de l'alchimiste à celle de l'entremetteur. Cordiale, s'enveloppant d'odeurs, substantielles, elle est prompte à rompre la réserve innée de l'autochtone, et non moins à laisser, dans la gorge de l'étranger, l'une de ces échardes qui, instille en votre vie, une morose et tenace distraction tant ici se condensent, culminent et se délivrent, dans un mets, les couleurs, saveurs, et fumets les plus aptes à nous réconcilier avec notre condition. Joints à une cuisson qui les porte à leur degré de saturation.
Et si le souvenir d'agapes sous des platanes transpercés de soleil, secoués comme un shaker par une multitude d'ongles acérés, ne suffisait pas à nous poindre de nostalgie, un sachet de lavande humé un jour d'automne ou d'hiver, ressusciterait sous nos yeux ces étendues où des légions de hérissons verts en ordre de marche vers l'horizon, s'allègent d'une émulsion de bleu, de mauve, qui consone avec l'azur, qui en est la dilution sur terre, avec des évanescences de glorieux crépuscule par quelque rivage.
Ne nous souviendrions-nous pas des effluves de thym sauvage, de fenouil, de romarin, que la seule odeur de ce sachet nous restituerait le climat de l'exil. Concentré, communicatif, ce parfum est la mémoire, volubile dès qu'on le respire, d'une terre pantelante, exsudant ses arômes sous la torche de l'astre. Solaire, il ne doit rien à l'humus, mais tout à la pierraille échauffée. Bleuté (l'odeur du vétiver est verte), en lui se perpétuent les grandes débauches des jours de turquoise et lapis-lazuli. Tonique, il se plaît à déplisser nos alvéoles pulmonaires pour les tapisser d'une suavité allègre. Nul miasme de l'âme ne prévaut contre son salubre enjouement.
Puissance de l'imaginaire ! Une conque portée à notre oreille nous fait entendre le chuintement du flot aménageant sa laisse de basse mer ; un sachet de lavande nous transporte dans l'instant sur un versant de colline ou un plateau caillouteux, étourdi, offusqué, par l'ovation de couleurs, de senteurs, qu'un soleil impérieux arrache à la terre.