... ET LE POUR (1)
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« Ah ! faut-il que mes yeux s'emplissent d'ombre un jour ... »[1] C'est le « Dire qu'il faudra quitter tout cela ! » , avec toutes les nuances de la révolte ou de la résignation. C'est la découverte scandalisée de notre condition mortelle dans le temps même où la nature, la vie, l'amour, prodiguent leurs dons. Plus tragique chez qui se sent faite pour embrasser la Nature, être sa grande prêtresse, mettre chaque jour la Terre au monde par son chant, ou du moins la restaurer dans sa nouveauté, son innocence ; la perpétuer, la sauver. L'iniquité de mourir s'accroissant de ce destin d'exception.
La part faite à l'emphase, à l'amplification chères aux Romantiques – chez qui la parole si souvent passe le sentiment –, la douleur, la détresse, l'amertume, l'horreur, ne sont pas feintes, de quoi mille accents témoignent. La voix peut être monotone, maladroite, prolixe, gauche ou burlesque, saisie par la vaticination, presque toujours un accent la sauve, la rend crédible. Et c'est alors, chez le lecteur, une soudaine sensation – physique, vraiment – de justesse parmi les déploiements de draperies verbales. « Touché ! » ! On a débusqué par un mot, une image, ainsi que par un étroit faisceau lumineux, une réalité, une vérité que j'enfouissais inconsciemment, parce que gênante, ou incompatible avec mon adhésion à la vie, ma jouissance de l'instant ; on me tire du « divertissement » que je sais si bien aménager. On m'impose la lucidité.
Touché ! Un mot a éveillé en moi une résonance. Une inflexion me dénonce mon parti-pris d'aveuglement. Un accent me révèle une faille, un défaut de l'être ; une ancienne blessure oubliée, prétendument guérie. Par une ingression soudaine, la poésie est dans la place ; un vers nous taraude.
Les moyens ne sont pas savants – mais l'on sait où mène une poésie considérée comme un « exercice ». Et l'art poétique hérité de Musset ne sera jamais remis en question. Quant à la langue, n'est-elle pas grevée de mots excessifs, vagues, grisés d'eux-mêmes, assemblés sans rigueur ? Des mots en foule, oui, avec les débordements de celle-ci, ses approximations, ses complaisances.
Mais il y a toute cette chair, cette vie organique, quand certains poètes jouissent de leur seul cerveau et s'étonnent de ne trouver en nous d'échos... Non plus l'ossement mais l'épiderme, le viscère ; non plus la coque mais la pulpe. Ce qui s'adresse à notre peau, à nos papilles ; ce qui est fait pour être goûté. La mort n'est pas un concept, et Villon l'a dit de façon terrifiante. La mort s'éprouve au plus obscur, au plus intime ; elle colore nos pensées, sensations, émotions. Elle est, même rejetée, la référence permanente, implicite ou non. Elle est le problème, la pierre d'achoppement ; tout le reste, même de conséquence, se subordonnant à cette réalité.
La poésie d'Anna de Noailles est, à la lettre, hantée par l'échéance, par l'ultime; hantée par ce qui nous requiert en dernier ressort. Toute l'oeuvre est une mise en balance. Sur un plateau, l'univers adorable, l'amitié, l'amour – la passion. La profusion inépuisable, exubérante, et nos myriades de papilles pour s'en saisir et en jouir. Sur un plateau, le monde et notre avidité. Sur l'autre, une chose unique, à l'acre goût d'humus et de nuit, de racine ; une chose qui se définit en termes d'esquive, de manque, d'absence, de rature. Le négatif de toute chose, l'infiniment inversé, l'arrachement illimité. Le basculement sans fin (tête à la renverse). La pourriture et la dissolution. Ce qui est, comme s'il n'avait jamais paru au jour. Son témoin happé par la trappe avant d'avoir pu se faire entendre. Une seule chose, pulvérulente, inconsistante comme l'ombre ; de nul poids, mais qui annihile tout ce qui s'amoncelait en regard.
C'est une poésie imprescriptible... comme la mort, que celle du Lac ou de Tristesse d'Olympio. Une poésie qui circonvient l'homme, fait son siège et le force à l'aveu – par les larmes sur lui-même. Une poésie instante, immédiate. Inactuelle en sa forme ? Mais éternelle dans son retentissement, et cela seul importe.
Anna de Noailles n'est ni Lamartine ni Hugo. Mais les moyens d'un Loti sont plus élémentaires encore. Proches du rudimentaire. Or, qui peut se dire inchangé quand il l'a longuement lu sans parti-pris, en s'abandonnant à cette prose plate, gris ardoise, mais dont l'humble « petite musique » exsude la nostalgie et la désespérance ? Il faudrait saluer la puissance de suggestion de certains styles marqués par l'involontaire économie de moyens. Chez Anna de Noailles, la profusion, la prolixité ne font pas oublier les insuffisances de la prosodie, mais il est rare qu'il n'y ait pas, dans la nuée (des mots), irruption du dieu, sous les espèces d'un bonheur d'expression, d'une image qui fulgurent au sein d'une surabondance de vocables sans vertus.
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Il y a, irrécusable, la mort. («– Être un jour ce mince haillon / Qui gît sous toute la Nature ![2] » Mais vieillir, déjà est insupportable : « – Ah ! Jeunesse, qu'un jour vous ne soyez plus là »[3]… Anna de Noailles sera demeurée longtemps une manière d'enfant sublime (toute sa poésie est d'adolescence), et quand il eût été inconcevable qu'elle le restât plus longtemps, elle quitta ce monde avant de connaître le flétrissement, la décrépitude. C'est la poésie moins d'une femme, que de la jeune fille qu'elle fut sa vie durant : un être qui rêve plus encore sa vie qu'elle ne l'assume ; chez qui l'amour ne s'est pas encore pleinement incarné, malgré les expériences qu'elle peut faire – et ne fut-ce pas le cas pour Anna de Noailles ? – Chez qui la tête et le coeur ont le pas sur la chair, sur le ventre. Et que cette poésie n'atteigne jamais à la maturité, c'est à coup sûr l'une de ses limites, mais aurait-elle gardé cette fraîcheur, cette véhémence, si on y avait trouvé la rigueur d'écriture d'une Colette ? Ce mélange d'application et de maladresse a de la saveur ; il touche ou persuade, à défaut d'en imposer.
Sa poésie procède, au vrai, d'une conception de l'inspiration révolue, qui fait sourire et que représente assez bien le poète écrivant fébrilement sous la dictée de la muse ou du dieu venu d'en-haut le visiter. Et de se voir composant, avec la conscience d'être élu, ce qui ne va pas sans pose, ni orgueil – sans présomption : pourquoi retoucher ce qui est d'essence divine et vous fut transmis sans intermédiaire ? Ce qui est oublier que les dieux aiment les mots à leur mesure, qu'œuvrant dans le vaste, l'immense, l'emphase est leur registre, – et que la rigueur n'est pas leur fort.
L'irrépressible est-il pour autant sans vertus ? Et ne peut-on être plus touché par le jaillissement d'une source que par les plus savants coquillages ou les grottes à stalactites ? L'irrépressible n'est-il pas gage de sincérité, intrépide jusqu'à la naïveté (mais ce mot lui-même, quand on le rend à ses origines...) ? « Je prends le risque de faire sourire, mais voilà l'image qui me vint ; le sentiment qui m'occupe. Voilà TOUT ce qui me vint, et je ne me sens pas le droit d'élaguer, de trier. Que chacun le fasse au gré de ses exigences. Quant à moi, je ne m'appauvrirai pas ». Et c'est ainsi, dit le poète, que « Mon âme [...] / Est comme une pelouse où marchent des lions... »
L'excès, donc, ce qui nous change de la chiche poésie de certains ladres. Et c'est générosité de grand seigneur qui veut son hôte rassasié. Le Ciel « vomit les tièdes », les frileux ; les timorés – les calculateurs. Le « transport » brave le bon goût, la raison? Il nous hèle, nous fait honte de l'égalité de notre humeur, et de nous tenir à l'écart, à l'abri des passions.
« L'éclair me dure » dit Char. Elle, pourrait dire : « La ferveur, l'exaltation me durent » – et nous devons nous en prendre à nous-même de ne pas nous soutenir à ce degré d'être ; de ménager notre vie quand elle la consume avec un altier désespoir.
Passionnée, elle demeure lucide. Nous sommes mortels, et de surcroît tout est menacé, périssable : l'amitié, l'amour, le désir... Les bras ne sont pas assez vastes pour étreindre, mais, de plus, ce que nous croyons embrasser se délite ou se corrompt, se change en cendre. La possession est un leurre et met à nu notre solitude. C'est pourquoi cette poésie de l'éblouissement, de la convoitise, est bel et bien tragique. Elle fait penser au véritable « climat » de la Provence, que masque la rutilance des cigales, mais que dénoncent les cyprès. « Toi qui masques la mort, Soleil ! » Et parfois, Anna de Noailles célèbre l'opulence du masque, parfois elle arrache celui-ci, et découvre la chair corruptible qu'il recouvrait. Ah, retenir l'instant heureux, ou fastueux !... Mais on s'y use en vain, et la vie n'est qu'une perpétuelle défaite, jusqu'à l'estocade finale. Le divin que je sens en moi, qui m'accorde au plus vaste, au plus glorieux de la Création, est sans fin sapé, trahi par l'humain – fini, mortel.
Il faut lire Anna de Noailles en oubliant sa propre culture ; en écartant les références littéraires, parfois en imposant silence au bon goût. Il faut la lire avec une âme non seulement « émerveillable » mais naïve, mais « simple ». De là, que l'oeuvre ne saurait trouver grâce aux yeux des « abstracteurs de quintessence », ni de ceux qui n'eurent jamais le sentiment de la nature, ou le perdirent. Une part de son discrédit vient de ce qu'on ne peut gloser sur ce qui se présente sans détour, ni feintes, ni calculs. Nul poème rébus, à l'obscurité délibérée, nul poème désarticulé, « éclaté », qui croit pouvoir mépriser toute harmonie, mais l'évidence, mais le « premier degré » en fait de lecture. Rien que la tentative pour sauver à notre intention la singularité d'une heure (« II fera longtemps clair ce soir ... ») ; la nuance d'un sentiment (« Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir ») – quand maintes œuvres, à l'envi disséquées, ne nous sont d'aucun secours ou recours ; quand notre mémoire, seul lieu qui vaille ici, n'en conserve pas un seul vers.
Des poésies authentiques, certaines sont étroites, strictement cantonnées. Celle-ci a une faculté d'évasement. Elle invoque, elle convoque les plus larges et lointains paysages, les « moments » les plus reculés de l'Histoire des hommes, par une convoitise qui ne saurait se satisfaire d'ici et de maintenant. Telle est l'empathie du poète, qu'Il est présent dans la Grèce antique, à Damas ou à Grenade, à Constantinople ou à Versailles. Sans pour autant être dupe des pouvoirs d'ubiquité qu'il se donne, et voilà pourquoi cette poésie tragique est aussi une poésie d'exil, car, où que l'on soit ou se transporte, les prestiges de l'Ailleurs ruinent insidieusement votre joie. Le monde est trop vaste, l'Histoire trop longue, pour qu'on ne s'en éprouve pas exclu. L'exil est notre condition pour ce qui touche à la Création ; pour l'amour même, puisque pas un homme (si décevant, si borné) ne saurait égaler l'Amant qu'il faudrait être.
Il reste à prendre place par la pensée, en attendant que la mort vous y introduise, dans la cohorte de... ses pareils, les héros, les créateurs illustres, les amants de légende. Seule compagnie où l'on se sentira de plain-pied. Ce monde n'est donc qu'une antichambre, les grandes Ombres sont la seule réalité, et le poète, anticipant le stade final, sent grandir en lui son Ombre ultime.
Mais avant de reposer, il faut vivre, et c'est essoufflant (et l'on sait gré à l'hiver d'être « répit ») ; et c'est déchirant, tant il y a disproportion entre désirs et pouvoirs. Il faut vivre dans le pire état : inassouvi (une autre forme d'exil, la plus cruelle : l'exil de soi-même). En d'autres termes, ce monde pourra bien vous prodiguer le miel : toujours, sous-jacent, et qui vous fait l'âme abrupte, quasi hargneuse, il y a l'amer .
Cette poésie est de surcroît victime du discrédit qui frappe de nos jours l'expression du sentiment, le « discours amoureux ». Car c'est un temps de tumulte que le nôtre, de « divertissement », d'âpre égocentrisme, de suspicion à l'égard des mouvements du coeur, domaine où la règle est de donner avec circonspection, parcimonie, de crainte d'être dupe. Nous vivons sous la tyrannie de l'éphémère, parmi les décombres des valeurs – or cette poésie palpite de sentiments éternels, de pure passion (gratuite, tous vaisseaux brûlés) ; de noble orgueil, d'appels aux plus hauts garants (quand, oublieux, nous pensons le monde né avec nous, pour nous) ; le Ciel n'étant plus, pour nous, que le ciel du beau ou du mauvais temps, le ciel de nos loisirs ...
L'amour est, en maints de ces poèmes, la grande affaire, ses commencements pudiques, sa précaire plénitude, son souvenir doux-amer. Mais en un temps où nous bousculons ses étapes, où nous ne savons plus ni attendre ni ménager l'attente, quel écho pourrait bien avoir le cri de Mélissa pressentant l'étreinte : « Mon coeur est comme un bois où les dieux vont venir ! » ?[4]
Tel est à présent le tumulte, telle la confusion des valeurs, tel l'universel scepticisme, que seules les très grandes voix, dont la plénitude continue de nous en imposer – comme celle de Baudelaire – ont encore chance de nous atteindre. Non une voix qui souvent bronche, parfois approximative, sans « précautions » ; et ce, qu'elle que soit son authenticité, alors même qu'elle recèle des accents qui, parce que féminins, nous la rendent précieuse parmi tant de voix mâles. (Ainsi, dans une société, pour qui a l'oreille sensible, l'insertion d'une voix de femme, comme filon d'argent dans le granit, au milieu du concert des voix masculines).
Quel appauvrissement de l'être, pourtant, engendre l'éclipsé du discours amoureux, qu'il s'agisse d'emploi – de maniement –, ou de « réception »... À lire les Romantiques et leurs épigones, et les Symbolistes non moins, on mesure le rétrécissement de notre champ affectif. Et pour s'en tenir à l'oeuvre, qu'on peut bien qualifier de « mineure », d'Anna de Noailles, on y découvre le spectre entier de la passion amoureuse, des premiers émois à la cendre finale, quand la trahison a fait son oeuvre. À ceux pour qui la carte du Tendre est sillonnée de voies à grande vitesse, cette oeuvre rappelle l'existence de sentes agrestes, sinueuses et coupées de traverses, par quoi l'appellation se mérite.
Elle est surtout une contribution majeure à la connaissance de l'âme, du coeur féminins. Voici, du point de vue de l'Autre, trop longtemps muette en ce débat, en ce procès, l'amour en sa solitude, en son désert, l'amour, lieu même du malentendu – irrémédiable. Le Poème de l'Amour en sera nourri, mais c'est très tôt que le désenchantement inspire nombre de pièces qui nous touchent encore. Et l'exil se perçoit ici, non moins. L'exil de l'Amour (majuscule) parce qu'on aura toujours plus aimé qu'on ne le fut – du moins le dit-elle ; parce que l'âme rencontre non une autre âme mais un épiderme avide, étroitement orienté. Le procès de l'homme, intime ennemi, court en filigrane de l'oeuvre. Il est le décevant, celui qui, par ses faiblesses, son inconstance, participe à la désagrégation de ce qu'on voudrait fixer ; il réduit à ses dimensions d'homme de désir l'immense domaine de l'amour que la femme déploie pour lui ; la femme dont il méconnaît les aspirations, qu'il ne se soucie pas comprendre. La femme qui souffre de ce qu'il ne prend pas le temps d'aimer. (Et bien des femmes de ce temps sont devenues hommes en cela).
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A suivre
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A suivre