CHAPITRE V
*
L'IMAGE
*
Celle qui pose nue pour un peintre, un sculpteur, un grand photographe, peut estimer de bonne foi servir l'art. Elle peut croire qu'à sa représentation, transcendée par la vision du créateur, ne s'attacheront que des regards purs ou plutôt désarmés : entre son image – sa chair – et l'oeil de l'homme, toujours enclin à la convoitise, le style ne s'interpose-t-il pas jusqu'à faire écran ?
Mais cette fille qui, pour un magazine érotique, se plia aux exigences d'un photographe retors en fait d'attitudes suggestives, de contorsions du corps où s'exhibe le plus intime, cette fille apparemment n'est pas gênée de l'image qu'elle donne d'elle. Ne la met pas au supplice, la pensée que des millions d'hommes vont se complaire à parcourir du regard ses formes, pour revenir âprement au plus creux, se heurtant à cette touffe d'ombre avec l'obstination de l'insecte qu'une paroi de verre sépare de la source lumineuse. Elle ne sent pas une infinité de mains flatter sa croupe ; de poignes se crisper sur son enfourchure avec un mélange de délectation et de frustration. Elle ne s'éprouve pas, en réponse à son invitation implicite, chevauchée sans ménagement, lardée de sexes furieux, enchaînée, flagellée... en esprit. Elle n'est pas effrayée de la violence qu'elle fait lever, de ce désir d'avilir ce qui vous tente, vous provoque, et qu'on ne possédera pas... Elle accepte, sciemment, d'avoir son corps soupesé, démantelé, par notre désir ; et, déjà réduite à sa part la plus animale, de n'être qu'une image qu'on épingle ou affiche – ceux mêmes qui s'en repaissent y trouvant matière à nourrir leur mépris d'une espèce impudique et toujours prête à se vendre.
*
Le passé nous légua nombre de gravures licencieuses, mais si nous y retrouvons, avec les postures, la crudité du détail, il y a là une interprétation du réel qui maintient le modèle à distance de notre œil, alors que la photographie en couleurs nous jette au visage, aux mains, un corps instant, actuel, où tout alerte notre sens tactile : le modelé des chairs, la carnation ambrée, le grain de la peau. Immédiats sont cette croupe, ces cuisses, ces seins, ces luisantes lèvres charnues qu'on entrouvre pour nous et sur lesquelles passe et repasse notre regard altéré, irrité.
À la gravure la plus libre, nous ne nous mêlons pas ; en revanche, nous sommes happés par les formes pleines et la peau dorée que fixa la photographie. Nous y adhérons avec d'autant plus de force, que les attitudes, les galbes suggèrent le sexe ou plus souvent l'exhibent.
En quelques décennies, périodiques, cinéma, télévision, auront divulgué le corps de la femme jusqu'en ses intimes replis. Une entreprise, il est vrai, qu'amorce la plage : l'oeil s'y autorise l'incursion et la rapine – ce que certaines civilisations tiendraient pour une profanation majeure, et le signe de l'effacement du sacré en nos vies.
Gavé de nudités, notre œil demeure pourtant insatiable : ce réel, dont nous voilà si proche par la photographie, une nouvelle image ne nous l'apporterait-elle pas ? Ou plutôt une profusion, une multiplicité de représentations érotiques, ne parviendraient-elles pas à avoir force, enfin, de réalité ?
Nombre de filles et de femmes s'offusquent des regards d'hommes qui, dans la rue, supputent leurs formes, et expriment sans détour l'usage qu'ils feraient de celle qui passe. Les plus sourcilleuses vivent cela comme autant de viols infimes, à la fois humiliants et lassants par leur répétition, surtout quand, au regard, s'adjoignent gestes équivoques, claquements de lèvres, mots vulgaires, invites explicites.
Pourtant, la femme qui se plaint à bon droit qu'on l'importune serait déconcertée si, s'étant mise en frais pour sortir, elle ne rencontrait que des regards absents. Faut-il croire celle qui vous assure ne se maquiller, ne s'habiller avec recherche, que pour son seul agrément et pour se sentir à l'aise au dehors ? Dès lors que la voici pimpante et fraîche parmi les passants, il lui faut bien consentir à être objet de contentement pour l'oeil. À longueur de jour, dans la rue, nous lisons la prose la plus grise. Que notre oeil se réjouisse et le manifeste quand il rencontre l'équivalent d'un bonheur d'expression, n'est-on pas mal fondée à s'en plaindre quand l'hommage que vous rend le regard est de même nature que l'éloge muet qu'il adresse à un massif de glaïeuls, un arbre souverain, un ciel de beau temps, une colonnade intrépide ?
Las ! L'hommage est trop souvent d'un prédateur et non d'un... esthète ; il fait baisser les yeux de celle qui le reçoit et la met à la gêne. Mais celle qui se sent agressée à distance ne devrait-elle pas s'en prendre d'abord aux légions de filles qui, par vanité, par vénalité, se font les complices de l'homme et vulgarisent le corps féminin, donnant de celui-ci l'image d'un bien de consommation livré à qui le désire ? Comment le regard de l'homme pour la femme qui passe s'affranchirait-il tout à fait de l'image mille fois rencontrée d'un corps qui se dispose avec complaisance à ce qu'on fasse main basse sur lui et, pour tout dire, qui se prostitue à la multitude ? Et il ne s'agit bien que d'un corps, tant l'inanité du regard, de l'expression, chez le modèle, l'accoutrement infantile auquel certaines consentent, les postures qu'elles adoptent, nous assurent qu'il n'y a vraiment là rien d'autre à considérer, à prendre, qu'une chair – encore le mot semble-t-il trop noble –, et que les scrupules seraient ici hors de saison puisque l'esprit est absent ou, à l'instar du corps, méprisable.
*
Nul besoin d'ailleurs d'invoquer les publications érotiques : la publicité nous donne si bien l'illusion d'un monde chatoyant de filles vacantes, que nous n'y verrions pas sans malaise une femme mûre, comme s'il y avait quelque inconvenance de sa part à nous rappeler qu'abondent sur cette terre les femmes entre deux âges, au teint gris, mal coiffées, vêtues sans recherche, qui n'arborent pas des dents éclatantes, n'ont pas ce regard haut levé qui s'accorde aux poings sur les hanches, et surtout qui ne font guère penser à leur corps.
Tandis qu'une femme que son sexe irise toute, même quand l'image est « décente » !.... Proche à la toucher, voici la terre des délices. Le modèle peut bien tout devoir au décor, aux lumières, aux fards, à la pose, à la mise : nous n'opérons jamais la transposition qui nous ramènerait de l'image au réel. Nous ne nous disons pas qu'à maints modèles, nous ne prêterions pas attention si, par un jour maussade, nous les croisions dans la rue. Nous tenons pour vrais cette image chaleureuse, ce nimbe diffus : une photographie n'est-elle pas l'objectivité même ? Et pas davantage ne nous vient l'idée que si elle nous voyait réellement, nous n'aurions pas la moindre importance à ses yeux : n'est-ce pas nous qu'elle a distingué, qu'elle regarde fixement ? Et c'est ainsi qu'on nous entraîne à inférer, du charme de l'entremetteuse, l'excellence du produit.
Se vendre pour faire vendre, utiliser ses appas pour servir d'amorce, telle est la fonction de la femme qui pose ici avec complaisance ; la publicité osant les rapprochements les plus saugrenus entre ce corps et ce qu'il valorise par une sorte d'irradiation. Qu'il s'agisse de voiture, de parfum, de Champagne ou d'ustensile, l'expérience prouve qu'il n'est pas de présentoir plus efficace, d'écrin – celui du sexe, en définitive – mieux propres à rehausser ce qu'on lui confie. Ce qui exclut d'associer le produit à un modèle féminin d'âge indéterminé, qui eût à peine pris le temps de se coiffer.
Au vrai, les créatures des magazines, des affiches, font plus ou moins office de miroir pour la femme commune. Et d'abord, elles sont femmes comme elle. Plus jeunes ? Plus belles ? Mais qui pousse la cruauté envers soi jusqu'à se voir sans la moindre indulgence ? Surtout, dans l'inconscient, une voix vous murmure qu'à se procurer le produit vanté, on obtiendra du même coup un peu de l'éclat, de la belle santé, de l'assurance, qui émanent du modèle. Celle qui feuillette le périodique n'est pas assez sotte pour croire que le seul achat de cette lingerie, de ce chocolat, suffit à vous donner l'air radieux et la peau ambrée dont la femme de l'image fait parade ; que se faire offrir cette voiture ou un diamant « éternel » vous apportera une félicité indéfinie : il reste qu'un lien de cause à effet s'esquisse entre l'objet et le bonheur affiché.
Personne ne se dit que ce sourire de façade couvre une condition analogue à la nôtre ; que le masque arraché, on retrouverait, sur un visage terne, l'ennui et les soucis qui nous sont propres. L'illusion nous est nécessaire. Elle sert d'antidote aux femmes qui, chaque jour, se mesurent aux tâches serviles. Ainsi s'établit une sorte de consensus entre celle qui a posé et qui, selon toute apparence, a la chance délectable d'être femme, et la lectrice ordinaire encline aux nostalgies.
Hommes, nous ne priserions, au féminin, que jeunesse, beauté, attraits ? Qu'il s'agisse d'acheter ou de se faire offrir, de séduire ou seulement de se plaire, les femmes n'accorderaient aucun crédit au message d'une ouvrière, d'une ménagère semblables à elles-mêmes. Tandis que cette fille à la peau sans défaut, avec des ombres, des reflets à leur juste place, dans leur exacte étendue comme autant de caresses qui vous gagnent à seulement la regarder ; cette fille qui respire l'aise, la disponibilité, qu'il ferait bon, à son exemple, être quelqu'un à qui tout va, et qui n'a pas plus de soucis de peau ou de poids, qu'elle ne connaît de migraines ou de jambes lourdes... « Je sais n'avoir ni sa grâce, ni sa minceur, mais peut-être qu'à l'imiter dans ses goûts, ses choix... »
*
A suivre