CHAPITRE IV
µ
µ
sans pouvoirs ?
*
*
*
*
De la souveraine à la servante, passerions-nous de « plein pouvoir à sans pouvoir », pour reprendre un titre de Giraudoux ? Mais la banale expression de maîtresse de maison, déjà, suppose l'exercice d'un pouvoir : celui d'ordonner, de régenter un domaine. Une charge qui échoit parfois à de redoutables « fées du foyer » – de celles qui bornant leur ambition à sans cesse tenir à l'œil meubles et objets, sols, murs et fenêtres, font peser une véritable tyrannie sur un entourage accusé de perpétuelle négligence.
Il est surtout des dévouements sans borne, plus ou moins ostentatoires, qui aliènent ceux qui en sont l'objet. Il n'y faut qu'une certaine façon de se rendre indispensable, irremplaçable, en laissant flotter un implicite : « Que deviendriez-vous sans moi ? » Des femmes y excellent, dont la pesante sollicitude entrave, étouffe ceux qu'elles « aiment » – d'un amour dont elles font un savant usage en le donnant ou le retirant à 1'enfant, selon sa conduite. À quoi suffit une remarque en apparence anodine, émise comme en passant, mais qui suffit pour s'éprouver fils ingrat ou « mauvaise » fille.
Elles mettent, au service de « l'ignoble chantage de la tendresse » que dénonce Camus, une disposition de nature qui laisse l'homme et l'enfant désemparés : le don des larmes. « Faut-il, se dit l'homme, que sa douleur soit vive, à en juger par ce qui, moi, m'arrache des pleurs !... Je suis une brute de l'avoir poussée à cette extrémité. » (À moins qu'inflexible, il n'ait la surprise de voir bientôt les larmes se tarir pour faire place à la hargne et à un réquisitoire en règle.)
Sans pouvoir, la servante ? Que de fils et plus encore de filles n'auront jamais conquis leur autonomie, leur identité ; n'auront pas épousé la personne aimée, embrassé la carrière de leur choix ! Sans même qu'on ait recours à des défenses explicites, un insidieux usage des larmes sapa leurs velléités d'indépendance, d'éloignement du foyer, et les persuada de leur dureté, de leur égoïsme, s'ils passaient outre aux prières !... Sans pouvoir, l'épouse serve ? Sauf celui de l'être possessif qui, au nom de l'amour, vous désarme, vous enveloppe, vous englue, vous dissout.
Sans pouvoir mais sachant dissimuler, feindre, ruser, louvoyer, circonvenir ; ce qui est certes user des armes dont on dispose quand, faible et dépourvu d'appui, on doit affronter la force physique ou l'injonction. Des millénaires de sujétion ayant appris aux femmes à plier pour ne pas rompre, se trouverait-on en présence de caractères acquis ? Il ne manque pas, en tout cas, de femmes qui se montrent sans nécessité méandrines dans les actes de leur vie ; qui ont le goût et la science de l'intrigue ; que l'immérité comble par-dessus tout ; que la duplicité laisse sans états d'âme.
Elles sont sans pouvoir mais savent assez bien jouer de leur faiblesse et la convertir en force. Qui a vu les mines de certaines, qui a entendu leurs exclamations convenues de surprise, de saisissement et d'admiration qui leur tiennent lieu de reparties, sait que des femmes choisissent de se comporter en éternelles enfants, fraîches et naïves à souhait, et que tout émerveille.
Ce qui est avoir estimé les pouvoirs sur l'homme de la puérilité. Comment l'enfantine fragilité qui paraît en ce désarmant babil, n'éveillerait-elle pas son instinct de protection ? Il se doit de mettre sa force au service d'un être aussi démuni, face aux rigueurs de la vie. Et c'est ainsi que s'établissent des rapports d'aimable tyrannie assez semblables à ceux que les enfants savent si bien instaurer avec des parents débonnaires.
*
Une enfant. Ce qu'on prend sous son aile est une enfant. Cependant qu'à l'instinct de protection, un autre se mêle, ce que n'ignorent pas les femmes. Le sexe ne tiendrait-il en soi qu'une place mesurée dans leur vie, qu'elles n'y penseraient pas moins avec constance, à seulement pressentir l'importance qu'il revêt aux yeux de l'homme. De celui qu'elles aiment, mais de tous les autres encore. Quand les conduites, les mœurs, les écrits, les images, vous persuadent que votre sexe filigrane nos pensées de mâle, force est bien de régler son attitude en conséquence, quitte à s'agacer, à s'indigner, d'être objet de désir.
La sexualité de la femme est d'attente, d'accueil, de réception. Une pose provocante la rend manifeste, mais, par nature, elle s'intériorise ; les intumescences sont bien enfouies, les fantasmes tenus en lisières. Celle de l'homme, impulsive, agressive, centrifuge, tire de nos compagnes une surprise souvent nuancée de condescendance, devant des comportements d'affamé.
Il reste que l'exemple général, le bénéfice escompté, vous invitent à composer avec ces mœurs, pour étranges ou aberrantes qu'elles vous semblent. – « Puisqu'il aime tant me dévêtir, que ma lingerie l'excite, que ma nudité l'éblouit et lui fait des mains fébriles, une voix détimbrée ; puisqu'il se montre avide de m'étreindre, me pénétrer, autant y consentir pour maintenir entre nous la concorde, pour le profit que j'en retirerai, pour l'enfant que je désire … »
Que l'homme n'oublie jamais qu'à être importunée, voire agressée, la femme prend la mesure de la convoitise dont elle est l'objet, du parti qu'elle en peut tirer ! Les meilleures s'interdisent de recourir à leurs appas ; elles voient, même, dans la beauté, moins un atout qu'un embarras sur la voie de leur accomplissement intérieur. Beaucoup, pourtant, ont une trop vive conscience de posséder un bien dont l'homme ne saurait se passer, pour que leur conduite n'en soit pas infléchie. Et sans doute pouvons-nous en jouir de force, mais son usage accoutumé se concède par une sorte de contrat, tacite ou explicite, qui s'assortit de compensations modiques dérisoires ou fastueuses selon les circonstances.
Le jeu serait égal si nos compagnes avaient, du sexe de l'homme, un besoin aussi primordial, aussi instant. Mais pour une minorité qui vit, en ce domaine, en état de dépendance, la plupart de leurs congénères – par constitution, éducation, calcul – ont bel et bien les pouvoirs du possédant par temps de famine.
Nulles mieux que les favorites de l'Histoire où brillent des noms tels que ceux d'Agnès Sorel, La Montespan, La Pompadour, n'ont saisi l'ascendant qu'on peut exercer sur un souverain qui mendie vos faveurs. Gouvernant leurs instincts, gérant leurs grâces, elles mirent leur beauté, leur sexe, au service de leur ambition qui était de régner – fût-ce dans l'ombre.
C'est qu'il est grisant de l'emporter, de supplanter, de se maintenir, souvent hors de tout mérite. Outre les honneurs et les richesses qui vous échoient, cela vous permet d'obtenir la disgrâce d'un authentique serviteur de l'État qui vous blâme en silence.
Au vrai, nombre de femmes, en des millénaires de sujétion et d'asservissement, surent, de mille manières, transformer leur statut d'objet en celui de sujet ; et d'abord parce qu'elles détenaient cela qui, représente, pour l'homme, le délice en sa démesure, issue et dépassement confondus.
Jouant à l'occasion de leur infériorité physique, elles résistèrent à la façon du roseau. À la force péremptoire, elles opposèrent, qui travaillait comme pâte sous l'apparente passivité, la virulence à dents serrées de la rancune et de la détestation. Chaque fois qu'un couple s'édifia selon des rapports de maître et d'esclave, celle-ci en secret l'emporta, ne fût-ce que pour tout savoir de son maître et pour avoir dressé, face à sa parole de médiocre et de pleutre, une inexpugnable citadelle de silence, d'où l'épier par des meurtrières étrécies de lucidité.
Les entraves que sociétés et religions ont mis ou mettent encore à l'autonomie des femmes ; la hargne, les humiliations, les brutalités domestiques qu'elles essuient, et jusqu'au viol et au meurtre, dénoncent la peur de l'homme en présence d'une force qui lui est impénétrable et dont il sait ne pouvoir venir à bout. Et quand il a conscience de se conduire en oppresseur, il perçoit ou pressent toute la densité de ce noyau de rancœur, d'amertume, d'aversion indéfiniment tues, de ce rognon de silex, autour duquel s'organise celle qu'il asservit.
Quand il nous faut compter avec le for intérieur d'un homme, nous disposons de références : de même sexe, nous savons nos communes faiblesses et les défauts de nos cuirasses ; dans l'antagonisme même, nous pouvons nous entendre. Mais quelle prise avoir sur cette concrétion de mutisme, sécrétée par qui nous est inconnue et ne relève ni de notre logique, de nos impératifs, et ni de nos modes de sensibilité ? Comment se soumettre le réduit où elle se réfugie sous les vexations, les emportements, les cris ; sous une tyrannie qu'elle accepte avec une inquiétante résignation – ô soudaines traîtrises des eaux qui dorment, ô fonds ténébreux où sûrement grouillent des monstres ? ...
« Faibles femmes... » L'expression, à l'évidence, veut qu'on la nuance. Garantes de la vie, de la survie, elles font mieux que nous face à la maladie, aux épreuves, aux privations, aux drames, aux deuils. Le dénuement, la ruine, la faim de ceux qu'elles ont en charge, exacerbent leur ingéniosité ; les hordes guerrières qui les foulent, les saccagent, découvrent tôt ou tard la puissance de régénération des survivantes. Dans le combat perdu d'avance du quotidien, elles sont la résistance à l'usure ; elles sont l'endurance, au point parfois de prendre rang parmi les bêtes de somme.
Elles sont encore, pour parvenir à leurs fins, l'entêtement même. Celui des saisons à reparaître, des sources à couler, de l'arbre à monter la garde. Et comme elles ont l'expérience des brusqueries de l'homme, de ses emportements d'enfant rageur dont on contrarie le caprice, elles optent pour la patience de la nappe d'écume qui, à bas bruit, ronge et sape. D'instinct, elles croient aux vertus des voies obliques ou sinueuses, et elles choisissent le contournement. Les plus rouées renchérissant sur les reproches subis afin d'affermir leur singularité et nous devenir plus étrangères encore.
Faibles femmes ? Mais quelles forces en migration ne les empruntent ? On pense aux fluides appelés par le sourcier – ou le sorcier noir ; à ce qui s'insinue entre deux assises rocheuses ; à ce qui dérive à la surface des marais ; se coule sous le couvert des fougères, ou frôle sans fin les grèves. Sans parler de cet affût de son propre sang, durant la meilleure part de sa vie ; de l'attention au viscéral qui lui en vient. Ni de ses accointances avec la part féminine de la création, les prairies aux herbes hautes, les ombres qui s'allongent sur la terrasse au soir, les premières et lointaines semonces de l'orage, dans la senteur du foin qui sèche …
Faibles femmes ? Toutes-puissantes, au vrai, de notre soif d'elles ; de nos nostalgies d'un climat d'enfance qui fait, des gracieuses, des bénévoles – des savoureuses ! – son domaine d'élection.
*
*
A suivre
*
*
A suivre