CHAPITRE VII
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« IMAGINEZ-VOUS… » (2)
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2
Une partie de nos malheurs ne viendrait-elle pas de votre peu d'imagination, de votre impuissance à vous mettre, par sympathie, à notre place, à faire vôtre notre condition ?
Imaginez que le sort vous ait fait naître fille il y a vingt siècles en Occident ou dans un temps bien plus proche en Orient : vous auriez d'abord dû sans fin remercier votre père de vous avoir laissé la vie, lui qui pouvait vous "exposer" ou vous enterrer vive. De quoi, et quel que soit votre sort futur, vous faire humble à jamais et borner vos prétentions au bonheur.
Par chance, on ne tue plus chez nous les petites filles à la naissance ; mais si, enfant, vous aviez découvert qu'on attendait un garçon ? Si vous vous sentiez, parce que fille, un motif de regrets, de désillusion, et l'objet d'une rancoeur diffuse ? Vous auriez ainsi à demi … raturée dans les esprits et les cœurs, le sentiment d' exister moins, de peser d'un moindre poids sur terre et vous vous efforceriez, par votre conduite et votre soumission, de vous faire pardonner l'impardonnable : n'être qu'une fille.
Imaginez-vous découvrant encore que le plus médiocre de vos frères jouit d'une autre considération que celle qu'on vous concède. Et les garçons en ont conscience, qui vous regardent de haut, vous moquent, vous rudoient à l'occasion, fiers qu'ils sont de leur force et de leur attribut viril. Déjà, leur humeur batailleuse, leurs sarcasmes vous placent sur la défensive, vous relèguent en marge de leur vie. S'ils vous admettent à leurs jeux, ce sera avec réticence et morgue, comme il convient à l'égard de qui est réputé faible, maladroit, peureux et compliqué, et déroutant.
Vous qui fûtes sans doute un enfant remuant, imaginez que vos parents vous aient interdit de grimper aux arbres, de vous mêler à des jeux un peu mouvementés « parce que, fille, cela ne se fait pas » et que débordant d'énergie, on vous ait contraint à un maintien mesuré, discret, d'où l'exubérance est bannie. Vos vêtements, au reste, ne vous permettant guère de passer outre aux défenses, et d'autant que fille, on se doit d'être aussi soigneuse que soucieuse de sa pudeur.
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Je vous parlais de soumission. Votre mère, vos grand-mères et tantes vous auraient inculqué par leur exemple l'acceptation de l'ordre établi et la résignation. Née à la campagne dans les derniers siècles, vous y auriez vu votre mère se tenir debout pendant le repas de l'homme, prête à le servir, et ne s'asseoir qu'après qu'il eut fini. Au cas où vous auriez douté de l'infériorité native de la femme, il vous eût suffi d'écouter le maître commander, décider sans partage. Souvent associée au labeur des champs, vous auriez au retour, harassée, pourvu seule aux soins de la maison, de la basse-cour, du jardin même. En quel temps ? Mais pendant la sieste de l'homme, et son premier sommeil une fois le dîner pris, au long des dimanches surtout, quand de l'aube au soir il se délassait par la chasse, le jeu ou la palabre.
Le sentiment de l'injustice aurait ployé votre bouche ? Vous vous seriez demandé pourquoi le hasard de la naissance détermine et fonde pareilles inégalités ? C'eût été bien de l'impudence de la part de qui devait plutôt se convaincre de son indignité.
Au cas où vous n'auriez pas eu conscience de celle-ci, vous sentant aussi intelligente et courageuse que beaucoup d'hommes, leurs propos, leurs écrits vous auraient ramené à une plus juste estimation de vos mérites. Pamphlets, anecdotes, mots d'esprit, ont de tout temps fleuri pour dénoncer notre infériorité et faire sourire ou s'esclaffer à nos dépens. Imaginez donc, vous qui êtes un homme, que toute boutade, tout dessin d'humoriste, vous présentent comme une créature sans cervelle, cupide, coquette, pusillanime, inconséquente, qui n'appelle qu'indulgence ou commisération, défiance, dédain ou mépris. Lequel a, pour s'exprimer, des foules de mots orduriers – et vous devriez bien par exemple vous figurer en jeune mariée de campagne livrée aux regards et aux plaisanteries salaces d'une tablée de noceurs. Vous sentiriez alors combien le rire, le terme équivoques, vous fanent, vous souillent – et vous font vous dire avec stupeur, avec désespoir : "Je suis donc cela dans le regard de l'homme ?" Et de vous demander, à force de lire et d'entendre satire et railleries sur le compte des femmes, si de vrai vous n'êtes pas cette éternelle mineure ce qui, au moins, justifierait le sort qu'on lui fait.
Imaginez à présent que femme, vous ayez accompli de hauts faits, produit de grandes œuvres. Vous percevriez, dans les louanges masculines, un secret étonnement, une réticence et le malaise que nous donne ce qui transgresse une loi de nature. Il se trouverait des hommes pour regretter à part soi que vous ne fussiez des leurs, tant les gêne jusqu'à cette anomalie que vous seriez à leurs yeux. Quand l'âge vous aurait rendue asexuée, peut-être eût-on oublié de quel genre vous étiez, et encore … Pour certains, le handicap, la tare d'être femme, amoindriront toujours l'artiste ; et vous auriez eu beau faire surabondamment vos preuves, vous ne seriez venue à bout de leurs réticences goguenardes, surtout si vous vous étiez aventurée dans l'un des fiefs de l'homme.
Imaginez encore qu'assez bien informée de la chose publique, vous voyiez le pire ivrogne, le simple de village, se rendre aux urnes dont on vous tient éloignée au motif que femme, vous ne pouvez être que variable, influençable, passionnée, et qu'il sied mal à votre condition de s'engager dans la mêlée politique. (Ce qui permet aux hommes de définir en dehors de vous votre statut, vos devoirs, et leur donne toute latitude pour vous maintenir en votre état.)
Et c'est ainsi que la voix d'une George Sand, d'une Marie Curie et longuement celle d'une Colette furent tenues pour nulles. Mais pourquoi accorderait-on le moindre prix à la voix de qui, mariée, se trouve frappée d'incapacité civile et à qui on dénie presque tous les droits, et d'abord celui de s'instruire à l'égal de l'homme ?
Ici, j'ai conscience de vous demander un effort particulier, mais enfin, ce que des milliards de femmes ont vécu et vivent encore, vous pouvez bien le faire vôtre. Imaginez donc ceci, d'abord : que votre vie se passe sous la coupe d'un père ou de frères, puis d'un mari, puis d'oncles s'il disparaît ; si bien qu'avec un peu de chance, vous serez majeur à soixante ans. Imaginez, oui, qu'on dispose entièrement de vous, de l'enfance à la vieillesse, à la mort. Qu'on vous marie sans vous consulter, parfois encore enfant ; qu'on vous jette dans le lit d'un conjoint qui vous fait horreur et qui sera votre nouveau garde-chiourme. Que non seulement nous n'ayez, de toute votre vie, la libre gestion de vos biens, mais qu'on puisse vous céder, vous troquer, vous vendre, comme animal ou marchandise… Vous répudier sous quelque prétexte ou vous imposer d'autres épouses.
En vous l'être humain s'offense de tant d'atteintes à sa dignité ? Il se sent révolté, désespéré, qu'on fasse bon marché de son autonomie ? Mais je n'en ai pas terminé ! Il vous reste de vous imaginer enfermé à vie. Car la sagesse commande de tenir en lieu sûr cet être inférieur mais dont on ne peut hélas se passer ; qui pourrait bien être tenté de fuir son maître, de le tromper, et qui de toute façon, suscite la convoitise des autres hommes. Ne vous récriez pas : si le gynécée appartient au monde antique, si le harem a disparu, des millions de femmes, à cette minute, vivent cloîtrées ou séquestrées comme vous voudrez, dans leur maison. Et quand il leur est permis de sortir … Mais imaginez-vous, allant brièvement, le temps d'une course ou d'une visite, la face couverte d'un voile où l'on a ménagé une fenêtre pour le regard ; tout ce que vous recevez du monde extérieur vous parvenant par cette meurtrière horizontale.
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3
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La difficulté que vous avez à vous représenter notre sort, je sens bien qu'elle vient en partie de ce que vous ne sauriez quitter votre corps d'homme. Mais faites, je vous prie, un nouvel effort et habitez en pensée un corps que vos proches vont, treize fois l'an, considérer comme si impur, que tout ce que vous toucherez en paraîtra souillé aux yeux des hommes du logis. Disons, pour être juste, que ce corps est alors seulement un peu plus impur qu'à l'ordinaire ; que ce sang dont vous avez honte confirme à vos yeux mêmes ce qu'il vous est chaque jour donné d'entendre sur la femme et son abjection essentielle.
Oui, c'est avec notre corps qu'il vous faut à présent vous imaginer en train de subir des attouchements, puis un acte qui vous révulsent – non en soi mais parce qu'ils sont le fait du maître grossier, brutal, auquel on vous livra. Si, si, figurez-vous qu'un individu suant, soufflant, à l'haleine fétide, s'est allongé sur vous et s'y démène – cependant qu'en vous, tout voudrait hurler de dégoût… Ne bronchez pas : une multitude de femmes ont vécu, vivent encore cela, si bien prises au piège des coutumes et des codes, qu'elles n'avaient, qu'elles n'auraient d'autre issue que le suicide.
Ajoutez à cela que beaucoup vécurent dans la fatalité de la fécondation et vous devriez bien vous imaginer soumis à des grossesses perpétuelles, épuisantes, à des accouchements dont chacun comportait un réel risque de mort – avec cette pensée qu'on vous sacrifierait à l'enfant si le dilemme se présentait.
Sans doute auriez-vous été de ces femmes qui souhaitent une famille à la mesure de leurs ressources et de leurs forces. Alors imaginez que chaque rapport se soit déroulé votre ventre endolori d'angoisse ; qu'il ait fait de vous la spectatrice de ce ventre abhorré d'où vous vient le pire ; une nouvelle grossesse vous étant d'autant plus odieuse à envisager, que l'homme qui use en toute légalité de vous ne vous inspire que mépris ou même horreur. Imaginez en conséquence votre attente, chaque mois, et la couleur que prendraient vos jours au moindre retard, votre esprit, votre corps concentrés sur… l'issue, votre chair devenue idée fixe. Puis cette panique, cet accablement grandissants qui vous retirent le goût de vivre, cette distraction perpétuelle où vous plonge l'obsession d'être à nouveau « prise » – et le terme est assez éloquent, qui signifie que vous seriez un peu plus aliénée, un peu plus encore l'otage du temps.
Et comme vous aviez raison de craindre, puisque vous voici enceinte, à l'évidence … Mais, quel que soit votre pouvoir de sympathie, je doute qu'il embrasse la totalité des situations de cet ordre qui, à cette minute, se présentent en ce monde. (Et nous-même, femmes d'ici et d'à présent, oublions qu'en des continents entiers, l'espèce demeure asservie à la nature.)
Pourtant, essayez de vous imaginer bel et bien déshonoré à cause de cette fécondation et ce, alors même que l'enfant à naître serait le fruit d'un viol, incestueux ou non. Déshonoré aux yeux de votre famille, de la communauté, mais à vos propres yeux aussi. Contraint de cacher une "faute" qui peut n'être pas vôtre ; désigné au mépris public, souvent chassé, parfois mis à mort. À ce que je vous dis, peut-être accorderez-vous l'attention qu'on a, un instant, pour un fait divers. Le plus difficile, dans la sympathie, c'est de lui faire épouser, intégrer, la durée vraie de la situation qui nous touche. Or, c'est pendant des jours, des nuits des saisons – des heures et encore des heures – que cette fille va se sentir déshonorée, bannie, à supposer qu'on lui fasse grâce. Pendant des années et parfois la vie entière. Mais n'imaginez que ces mois où vous sauriez que vous habite une vie haïe, bientôt tangible, bientôt proéminente ! – preuve irrécusable de votre péché, de votre "vice". Et chaque matin, en bandant un peu plus votre ventre, à en étouffer, vous auriez cette pensée : "Est-ce aujourd'hui que quelqu'un va s'apercevoir… ? Et que je serai jetée en pâture… ? Cette brûlure de la médisance, des regards durcis de bonne conscience, des épithètes qui vous flétrissent, j'en ai déjà les stigmates par toute la peau !"
Bien sûr, il y a l'avortement. Ah ! les hommes devraient bien avoir connu au moins une fois l'infinie solitude et la détresse – et la déréliction, pour user d'un mot noble – de la femme qui, coûte que coûte, a pris ce parti, surtout quand elle ne sait à qui s'en remettre. Qu'une seule fois, ils aient connu la honte d'en appeler à leur médecin, et l'humiliation de son refus indigné. Mais ce peut aussi bien être, pour peu qu'on soit jeune et jolie, l'insulte de le voir accepter à condition… que vous vous montriez complaisante !
Je vous parlais de solitude. Imaginez que l'être que vous aimez, que vous estimez, vous dise, furieux, cynique ou désolé, que ce n'est pas son affaire, et qu'il vous faille seule quêter une adresse, vous rendre à l'étranger ou tenter de vous tirer d'affaire un samedi soir, dans votre cuisine, seule (les hommes sont si délicats !) et perdant votre sang jusqu'à ce que l'hôpital vous accueille – où, pour vous ôter l'envie de recommencer, on interviendra sans anesthésie.
Sentez-vous qu'après une telle expérience, vous ne cesserez plus de tenir l'homme pour lâche et monstrueusement égoïste ? Et déloyal un monde qui ne tolère le moindre écart de conduite de la femme ou qui le lui fait durement payer, quand il n'a que complaisance amusée pour les prouesses amoureuses du mâle ? Et de découvrir que sont mortes avec cet enfant la confiance en l'homme et l'estime de vous-même.
La répétition de cet acte par lequel la femme se mutile peut bien émousser son sentiment de culpabilité, ni la rancune envers l'homme, ni la certitude de vivre en ce monde inéquitable, ne s'atténuent pour autant. Et vous qui nous reprochez de montrer trop peu de goût pour les réalités de l'amour, vous devriez vous dire que nous les payons souvent trop cher pour n'avoir pas de la circonspection à leur égard. Quand on sait que la crainte de tomber enceinte et le désespoir de l'être, auront habité, de leur puberté à la ménopause, des foules de femmes, étonnez-vous que beaucoup aient souhaité d'être vieilles pour ne plus vivre le ventre délabré, anéanti, de peur ! Et n'ayez pas l'hypocrisie de m'objecter que lois et mœurs ont changé, puisqu'en Occident même il en fut bien ainsi jusqu'à hier et que tant de femmes de la terre connaissent toujours ce sort.
µ
A suivre