CHAPITRE vii
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« imaginez… » (1)
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Ayant confié ce qui précède à une amie que je savais férue d'histoire des mœurs, elle me le rendit un long temps après, avec un texte de sa main qui tenait du mémorandum et du réquisitoire. Parce que, dans sa véhémence, il est digne d'attention, je le donne ici, avec l'accord de son auteur.
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1
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« Je ne doute pas que vous ayez rencontré de mes sœurs semblables à celles qui justifièrent les griefs que vous rapportez. Vos réquisitoires n'atteignent pas, de loin, à la virulence de certaines, quand elles se déchaînent contre ce qu'elles nomment les "imposteuses".
Je me rappelle que, jeune fille, j'aspirais à mériter l'éloge de l'homme, à donner raison à vos poètes. Le soir, en ma chambre, leur musique pansait les écorchures du jour ; leurs mots m'étaient parures. Et j'étais fière d'appartenir aux… choses de ce monde qui valent qu'on les loue.
Je crois aujourd'hui fondée l'irritation de celles qui dénoncent les laudateurs de la Femme, avec majuscule. Ces créatures de papier, nanties de toutes les vertus et "belles comme le jour" n'ont de consistance, de réalité. Ce sont des Idées de femme, non des êtres de sang et d'humeurs, de chair tantôt souffrante, tantôt épanouie ; des êtres cycliques, partant, sujets à variations, à une "difficulté d'être" spécifique, qui s'ajoute à la vôtre.
Mais, d'abord, quels hommes étaient, à table, au lit – là où leurs dimensions paraissaient le mieux – , ces chantres de notre corps, de notre âme ? Quel homme était, en privé, ce poète de l'Amour fou qui déclarait ne s'être jamais montré nu à une femme qu'en état d'érection – propos qui le fait s'écrouler sous mes yeux, tué par le grotesque de sa fanfaronnade ?
Surtout, surtout, ignorez-vous que des fleurs de rhétorique s'ouvraient en des contrées où allaient de soi l'oppression de la femme et toutes formes de violence du mâle à son égard ? Comment ne tiendrions-nous pas pour fourberie la glorification d'une créature femme tenue, dans les faits, pour infantile, vouée de nature à se soumettre, et partant assujettie, sa vie durant, à toutes fins ? N'êtes-vous pas requis par le silence, dans la nuit des temps, de ces marées successives de femmes sur tout continent habitable ? Quelques voix d'amoureuses ou de révoltées le rompirent, mais la rumeur qui flotte sur l'océan des siècles, comme eût dit Hugo, est faite de voix d'hommes pérorant, disputant, fabulant ou vitupérant sans frein. Leur parole occupant seule les esprits. Et je vous accorde qu'il est reposant de n'avoir son mot à dire ; à n'avoir même plus à penser, telle la bête attelée à une noria.
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Quand vous reprochez, à telle femme aimante, sa réserve, son embarras, son indolence, dans les jeux amoureux, vous devriez plutôt dénoncer la hâte, la maladresse, la brutalité parfois, de vos devanciers, et l'image rudimentaire qu'ils lui donnèrent de l'acte. Une image qui sous-entend, ancestrale, la passivité du réceptacle.
Avez-vous parfois pensé aux demoiselles élevées au couvent, ou au sein d'une famille bourgeoise, dans une totale ignorance de l'anatomie, de la physiologie humaines, et qu'on livrait en pâture, dûment scellées, aseptisées, à de riches viveurs, prompts à décapsuler un flacon parmi les rires ? À leur effroi, à leur stupeur, quand ces hommes usaient tout de go d'elles comme ils faisaient de leurs maîtresses ? De quoi, sa vie de femme durant, nourrir quelque répulsion envers l'engin du sacrificateur, et demeurer pantoise devant la grotesque gymnastique à laquelle l'homme se livrait sur elle.
Que les jeunes filles aient, de nos jours, des rudiments de physiologie ne justifie pas l'initiateur se conduise avec elles en pays conquis, sans le souci de se faire d'abord désirer du dedans. Je ne sais de fille éprise qui, éduquée de proche en proche avec patience et délicatesse, ne s'écarquillerait en fleur de tournesol qui se dispose à ne rien perdre du soleil ; puis qui n'aurait à cœur de jouer sa partie quand elle aurait éprouvé que la partition érotique s'interprète à quatre mains
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Que n'avez-vous entendu, comme moi, des femmes évoquer, entre elles, le comportement, au lit, de leur mari, de leur amant : vous seriez édifié. Je sais, l'alcôve est un mot suranné qui prête à sourire. Les histoires, les secrets qui se rattachent à ce "lieu des rapports amoureux" font les délices des chroniqueurs et mémorialistes, et de leurs lecteurs. Pourtant, le badin ou l'égrillard n'y sont pas toujours de mise. Le jour dissocie plus ou moins le couple. On se rencontre, on se croise dans les pièces qui donnent sur le dehors. Chacun peut feindre d'ignorer le vrai de l'autre ; chacun peut parler d'autre chose. La nuit les confine dans une pièce close. Et là, force est bien à chacun, bannies les diversions, de se montrer tel qu'en lui-même. Ce qui vaut d'abord pour l'homme. Ni fonction ni crédit ne le soutiennent plus ; son masque tombe avec ses vêtements – et la lampe a beau être tamisée, elle l'éclaire avec plus de mordant qu'un dur soleil : n'est-il pas saisi sans des attitudes et des actes qui réclament d'autant plus d'élégance, qu'ils mettent en jeu sa part animale ?
Eh bien, à en croire mes pareilles, il n'est guère de chambre que ne jonchent les dépouilles de leurs illusions, tant le compagnon s'y montre décevant :
– "Avez-vous remarqué qu'il peut nous voir lasse, soucieuse, contrariée, sans pour autant songer à remettre à plus tard … ?
– D'autant qu'il ne s'embarrasse guère de préliminaires …
– Ou, s'il s'y livre, c'est dans une totale méconnaissance des attentes de mon corps.
– Quand il me caresse, c'est sans délicatesse. Disons qu'il me manie, plutôt.
– Il doit penser que nous aimons être chiffonnées, malmenées !
– Ses caresses sont toujours à contre-temps, à contre-fil. Il n'est jamais là où je le voudrais.
– Le discernement n'est pas son fort, non. Pas plus que la patience. Si, par chance, sa caresse m'est agréable, je sais que vite il va l'interrompre pour en amorcer une autre.
– À moins qu'il ne quitte plus votre sein … ou votre pied !
– Parlez-moi plutôt de ceux qui appliquent sur vous toutes les recettes de leur manuel du parfait amant ! Pour peu que vous vous exécutiez, le plaisir vous est assuré. Encore et encore. Jusqu'à ce que vous criiez grâce !
– Je connais ce genre d'hommes : ils n'admettront jamais que la virtuosité ne nous importe.
– Surtout qu'ils imposent à chacune les mêmes ébats et selon un ordre immuable !
– La plupart sont dépourvus d'imagination ; aussi l'amour devient-il vite d'une monotonie désolante.
– Comme je trouvais cela ennuyeux, j'ai voulu innover, mais j'ai bien vu qu'il en était choqué, et qu'il me soupçonnait de puiser ma science en quelque liaison.
– Notre audace les effraie, les inquiète. Elle risque de mettre à mal leur virilité.
– Moi, un homme m'a quittée parce qu'il me trouvait insatiable.
– Qui, déjà, se séparant de sa maîtresse, déclara : 'Elle aurait épuisé un dieu !' ?
– Que leur sexe vous pilonne une minute, et vous devez atteindre à l'extase !
– Aussi est-il bon d'avoir de sérieux dons de mime, ne fût-ce que par charité, pour ménager son orgueil de mâle.
– Ou simplement s'épargner sa mauvaise humeur et ses reproches.
– Plus il est hâtif et maladroit, plus il exige de louanges, c'est bien connu.
– S'il est habile, il vous pose des questions qui vous obligent à redevenir consciente, dans le temps où votre plaisir est en train de prendre, ou quand vous le savourez.
– Mon amant commence à peine, que tout est déjà fini. Mais c'est de ma faute : je n'avais qu'à être moins lente.
– Ainsi pour moi : je peux être encore dévorée de désir, mon corps a cessé de l'intéresser ; il n'aura plus la moindre caresse.
– Je sais : on reste en suspens et lui se tourne et dort."
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Les termes de viol conjugal paraissent antinomiques : l'union des corps n'est-elle pas implicite entre conjoints ? Source des plus vives satisfaction – partagées –, n'est-elle pas le meilleur ciment du couple ?
Pourquoi, dès lors, me semble-t-il entendre, monté de leurs tombes, le tollé de générations de femmes mariées par convenance, raison, coutume, calcul, clamant leur aversion pour ce… devoir, leur haine de celui qui le leur imposait, et que tant de ses pareils perpétuent aujourd'hui ?
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Je vous assure : des millénaires d'asservissement ne nous ont pas prédisposées à "aimer" nos maîtres.
Vous haussez les épaules devant certaines manifestations du féminisme ; vous jugez ridicules et dérisoires ses outrances verbales. Vous devriez bien lire une histoire mondiale de la femme, tout de même que vous ne sauriez comprendre les foules déchaînées de la Révolution si vous ignorez quelle était leur condition. Ayant ainsi appris le sort fait à la femme depuis le commencement des temps et sans guère d'interruptions, vous seriez plutôt étonné de notre mansuétude à votre égard.
Songez donc que des millions, des milliards de petites filles, élevées en vase clos, sans recevoir d'autre instruction que l'économie domestique, fiancées sans qu'on leur ait demandé leur avis, et parfois dès l'enfance, furent jetées à peine nubiles dans le lit d'un homme qu'elles n'avaient jamais vu ou, qu'au mieux, elles avaient entr'aperçu. Songez que notre dix-neuvième siècle bourgeois traita ses filles avec ce même mépris de leur autonomie, de leurs inclinations. Lesquelles, de nos jours, continuent de ne pas peser lourd, en plus d'une contrée.
Des milliards de viols inaugurèrent donc les vies conjugales. Le mot s'impose, s'agissant d'un corps à peine sorti de l'enfance ou encore adolescent, qui avait été jusque là l'objet d'une ombrageuse pudeur et que voilà dénudé, regardé, touché dans ce qu'il a de plus secret et par un inconnu au visage convulsé. Un inconnu qui vous écarte de force les jambes, comme l'écailler introduit une lame entre les valves, et vous enfonce, au défaut du ventre, on ne sait quoi de violacé aux dimensions monstrueuses.
L'histoire de la femme ne retentit pas seulement de milliards de cris d'une chair déchirée. Il nous faudrait bien entendre aussi les hurlements muets d'âmes terrifiées par cette fin de monde intime ; par cette expulsion, de votre être dévasté, de l'enfance, de l'adolescence qui s'y attardaient. Et on ne peut même pas appeler au secours : ceux vers qui on se tournerait naturellement – le père, la mère… la mère ! – ont fomenté le crime ; ils se sont faits les complices de cet homme qui vous fouaille de sa trique.
Des milliards de meurtres de l'enfance, de l'adolescence, c'est là entre autre ce que l'homme a commis. Avec l'assentiment des familles et la bénédiction des religions. En tout temps. En des pays qui se targuent de leur civilisation.
L'homme que vous êtes ne pourrait-il faire un effort d'imagination ? Quelqu'un, plus fort que vous, pénètre légalement votre corps quand il lui en prend envie, y compris quand il est ivre. Il écarte nos membres de force si vous lui résistez, fait irruption en vous, s'y agite de façon grotesque en haletant et grognant, puis, après un bref pilonnage qu'achève un râle de bête blessée, il se retire et vous ignore.
Une ou plusieurs fois par jour au début, puis une ou plusieurs fois par semaine, que vous soyez fatiguée, soucieuse, souffrante, endormie, un corps astreindra le vôtre, de son poids et de sa force. Après un tâtonnement pour trouver l'entrée de votre chair – sèche, contractée –, on se fraiera un chemin en vous, rudement, au plus droit – vos mains cachant votre visage pour qu'on ne vous voit pas grimacer. Le temps de se démener en la place, d'y jeter quelques giclées, et l'on vous tournera le dos, sans un mot d'excuse tant la chose va de soi. Des milliers de fois dans votre vie, vous verrez niés votre intégrité physique et votre libre-arbitre. Votre espace intérieur devra admettre, à coups de boutoir, un corps étranger impérieux et remuant qui fera de vous un simple exutoire. Vous serez l'objet dont on dispose en maître et qu'on rejette après usage.
Telle est la vision que – vous jugeriez, hommes, insupportable et scandaleuse – que des milliards de femmes eurent de l'"amour". Telle en fut leur expérience – et le passé se perpétue en maints climats. La vie sexuelle d'innombrables femmes se sera réduite à un morne prêt d'elles-mêmes, plus souvent contraint que consenti, chaque fois que le maître en manifestait le désir. Un labeur, une corvée s'ajoutant à toutes celles auxquelles, au long du jour, leur sort les vouait. À supposer que la résignation soit venue chez beaucoup, face à ce qui leur semblait de l'ordre de la fatalité, on doute qu'elles aient jamais oublié l'horreur de la première fois, cette espèce d'illumination à rebours, par un tronçon de ténèbres qui ferait irruption en vous. L'espèce de saccage, d'effondrement d'un moi qui se disposait sinon à l'amour, du moins à la confiance. Ni qu'elles aient pu s'habituer à l'agression quotidienne ou hebdomadaire, quand la lucidité de bout en bout de l'acte, vous fait apparaître l'homme dans sa pure animalité.
Un juste châtiment attendait cet homme qui voulait une compagne ignorante, quitte à lui faire violence dans l'initiation, puis à bafouer mille et mille fois son autonomie : il fut subi mais non aimé ; il n'aura pu compter sur aucune adhésion, aucune réponse du corps féminin. Et certaines disent boire pour se donner du courage ; d'autres parlent de jours entiers ternis par l'appréhension du soir, ainsi qu'à attendre des coups qu'on ne pourra même parer, d'un coude levé. Alors que le contact physique peut être si vital pour nous, qu'à peine l'aimé nous touche-t-il d'un doigt, on se sent et sauvée et perdue. Qu'à peine s'interrompt-il, nous n'aspirons qu'à ce qu'il nous touche encore.
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Nos mœurs ont changé. Pourtant, qui n'a surpris, chez un jeune couple ami, un mouvement de retrait, d'agacement de l'épouse, quand le mari se dispose à l'embrasser, à la toucher, fût-ce en passant ? Ce n'est pas là pudeur : simplement, elle n'apprécie pas les contacts, du moins de cet homme-là ; elle les juge importuns. À une confidente, à sa mère, elle dira son étonnement, son irritation de ces perpétuelles velléités d'attouchements.
Courtisée, elle accorda des privautés, puisqu'il semble qu'on ne puisse s'attacher un homme qu'à ce prix. Elle ressentit même du trouble de ses caresses. Mais à présent que la griserie des débuts est éteinte, que les antagonismes plus ou moins déclarés colorent la vie commune, cette main qui essaie d'effleurer, de saisir chaque fois que l'occasion lui en est donnée, cette main l'irrite. Encore un peu, et elle lui sera intolérable. Cet homme se croit-il donc un droit de propriété sur son corps, sur des parties de son corps, toujours les mêmes ?
Elle n'est pas froide ; il n'est ni maladroit ni hâtif ; ils forment un couple comme tant d'autres, que scelle l'habitude autant qu'une certaine estime réciproque. Elle n'a pas faim de ces jeux, voilà tout ; elle se refuse à l'enchaînement trop prévisible de ses gestes d'homme qui, par définition, "ne pense qu'à ça".
Car si le regard que la femme porte sur vous est divers, si telle vous voit lâche ou fanfaron, telle autre intempérant ou despotique, et telle encore irrésolu ou paresseux, il n'en est guère qui ne vous… créditent de tout ce qu'évoque le mot désuet et plaisant de concupiscence. Votre inclination pour la chair et le plaisir est, pour toute femme, une évidence, et de même votre propension à attendre d'elle un service en nature. Une arrière-pensée, une idée fixe dictent, à ses yeux, vos conduites à son regard, pour peu qu'elle soit désirable : assouvir un désir toujours renaissant.
Elle voudrait que dure ce moment tout de langueur, de rêverie, où il a posé le bras sur ses épaules, où il a ceint sa taille ? Lui médite, machine les moyens de parvenir au plus vite au but qu'il s'est fixé, dès le premier instant. Attentive à la lumière, à l'ombre douce, elle attend des mots qui le disent accordé à ses pensées d'amoureuse ? Bouche close, il élabore sa stratégie, anticipe le cheminement de ses mains, le franchissement des obstacles que les vêtements vont lui opposer ; il ourdit la manœuvre qui, une fois soudoyées certaines places, va rendre irréversible le cours des choses, même si elle n'y est que faiblement disposée. Et, de fait, très vite, comme prévu, comme elle ne pouvait pas ne pas s'y attendre, le connaissant, connaissant les hommes, voici une main qui flatte votre croupe, l'autre qui s'assujettit un sein, puis s'arrime un moment au genou, avant de dériver entre vos cuisses. Allons, tout se passera comme d'habitude… "pour avoir la paix", et cette heure délicate qu'on aurait voulu prolonger à cause de ce simple bonheur d'être présents-ensemble-au-monde, d'être "bien", tellement bien, d'être – du moins pour elle – dans une satiété grave, lovée autour de son cœur, cette heure se brise et chavire dans l'agitation, le halètement, la sueur, le petit… épanchement.
Il faudrait ici pouvoir faire vôtre le regard qui filtre entre ses paupières de femme qu'on a frustrée de son rêve. "L'amour est bestial", "l'homme est bestial". On n'entend pas ces jugements que dans la bouche de femmes âgées. Des jeunes filles de ce temps les tiennent pour évidences, que l'insistance, la hâte de l'homme étonnent et choquent, à croire qu'il n'a cure d'idéal, de sentiments ; qu'il ne pense qu'à se repaître de vous et à s'en détourner une fois rassasié. Le pire étant de tenir cela pour une fatalité.
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A suivre