CHAPITRE VII
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« IMAGINEZ-VOUS… » (fin)
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Je n'en ai d'ailleurs pas fini. Car s'il est des humiliations majeures auxquelles vous ne pensiez pourtant pas, d'autres, diffuses, permanentes, risquent de vous être moins sensibles encore.
Vous qui allez et venez partout à votre gré et quand il vous plaît, imaginez que du fait d'être femme et seule, vous ne puissiez vous trouver en certains lieux publics – la rue dès le soir, le train de nuit, un bois, un chemin creux à toute heure – sans vous tenir sur vos gardes ; sans que votre peau ne s'imprègne, ne s'éteigne, de l'insécurité latente. Et demandez-vous si, dès lors, vous jouiriez à plein du paysage ou du moment. Imaginez que la simple flânerie, la station au jardin public, l'arrêt devant une vitrine, vous fassent paraître, aux yeux de l'Autre, disponible à l'aventure et que votre vue ait le don de le muer aussitôt en prédateur – auquel vous allez devoir échapper en pressant le pas. Imaginez que, d'un naturel aimable, ouvert, il vous faille par sagesse croiser l'Autre le visage fermé, les yeux baissés … Que cette même sagesse vous dissuade de toute recherche dans votre toilette, toute mise en valeur de votre joliesse et de ce qui vous rattache au féminin.
Imaginez que malgré votre souci de discrétion, vous ne puissiez sortir dans la rue sans que votre marche ne s'accompagne de sifflets, bruits de lèvres, interpellations ou rires. Vous feindriez de ne rien voir, rien entendre ? Vous n'en seriez pas moins abordé par l'Autre, d'autant plus arrogant qu'il sera plus laid ou répugnant. Lequel, devant votre geste agacé, aura recours aux épithètes malsonnantes ou poursuivra ses assiduités dans l'indifférence ou sous l'œil de ses congénères.
Ne criez pas grâce encore et imaginez-vous plutôt, sur votre lieu de travail, l'objet, de la part de l'Autre, de propos ambigus, déplacés, de regards jetés comme autant de serpentins, d'invites de plus en plus claires, de contacts furtifs – et vous portez par précaution des vêtements très stricts, mais rien ne décourage ses mains que toute rondeur aimante. Imaginez que pour vaincre votre indifférence ou le refus que vous lui avez signifié et qui le mortifia, il recoure à la menace, au chantage quand dépendent de lui votre maintien dans la place ou votre carrière… Et que vous découvriez qu'il peut miser sur la loi du silence, et que vous manqueront le plus souvent preuves et témoignages, si bien que plaignante, on vous accuserait de fabuler. Vous devriez interroger les jeunes infirmières, les étudiantes, les secrétaires, les actrices, les vendeuses, les ouvrières : vous ne les trouverez pas toutes amères et révoltées, voire apeurées, mais n'est-il pas désolant que certaines voient dans ce harcèlement, cette violence fourrée, une manière de fatalité, là encore, de loi de nature ?
Rentré chez vous – en rasant les murs s'il fait sombre, en évitant certaines parties de l'immeuble – vous pourrez du moins vous estimer en lieu sûr. Avec l'amertume d'avoir dû multiplier les verrous parce que vous n'êtes pas de l'autre sexe. Encore ne sauriez-vous tenir pour tout à fait fiable ce camarade de travail, cet ami de longue date, que vous accueillez ce soir pour prendre un verre et qui peut se muer en agresseur si vous manquez de… compréhension. Seul, en effet, n'êtes-vous disponible ? Et ne savez-vous pas que l'amitié, la chaleur que vous quémandez sont à ce prix ?
Imaginez que votre seule appartenance à l'autre sexe vous contraigne, en un pays réputé libre, à aliéner vous-même votre autonomie, à renoncer en partie à vos goûts, à vous faire accompagner comme si l'on traversait une contrée insoumise, parfois à dissimuler votre état-civil ainsi qu'il advient aux interdits de séjour.
Je ne vous apprendrai pas pourquoi nous sommes, et dès l'enfance, entraînées à la méfiance comme d'autres à l'audace ; pourquoi, sans en être toujours conscientes, nous amputons notre indépendance et pourquoi, si souvent, nous avons le sentiment d'être exposée, de nous trouver en terrain hostile ou peu sûr : cet objet qu'on évalue et soupèse dans la rue, que l'on cisèle ou… chantourne, de convoitise, il arrive qu'on s'en empare de force. La violence – votre violence – existe, patente, et nous ne pouvons vivre en l'ignorant. (Et cela dès l'enfance, n'est-ce pas inconcevable ?). En sorte que nos pensées, notre conduite, nos sentiments à votre égard, notre vie en un mot, en sont imprégnés et comme gauchis.
Imaginez donc que par la menace, la contrainte, on s'approprie votre corps ; qu'on s'y introduise brutalement en forçant le plus réservé, sans égards pour la dévastation intérieure qui en résulte. Et que toute occasion soit bonne pour qu'on agisse ainsi avec vous : le raid, la guerre et l'émeute bien sûr, mais encore un voyage, une promenade, une simple rentrée tardive ou la visite d'un homme en qui vous avez confiance.
Les femmes ne vivent pas dans la crainte perpétuelle du viol mais aucune n'affirmerait qu'on ne la prendra pas contre son gré ; qu'elle ne sera pas frappée, torturée, tuée en raison de son sexe. Pensez-vous qu'une telle éventualité, s'appliquant à vous, n'influerait pas sur votre comportement quotidien, sur vos sentiments à l'égard de cet Autre de qui peut toujours venir l'agression ?
La loi, sans doute, réprime pareil crime, mais vous savez ce qu'il en est lors d'une invasion, quand les troupes entendent bien humilier l'ennemi jusque dans ses femmes, ou encore à la faveur de troubles. Car posséder, après le saccage, un être qui est votre merci, son regard basculé d'effroi et d'effarement, posséder parmi des décombres qui témoignent déjà de votre force virile, c'est là, je vous l'accorde, atteindre à des sommets de jouissance. Cependant, comme nous vivons en paix, en un pays de droit, vous ne doutez pas que, victime d'un viol, justice vous serait rendue. Il vous reste donc d'imaginer que famille et milieu vous dissuadent de porter plainte. Que résolu à passer outre, votre déposition ne rencontre que scepticisme ou curiosité grivoise ; que votre vie privée, présente et passée, soit soumise à une enquête en règle puis étalée lors des débats – où vous ferez figure d'accusé, ne serait-ce que par imprudence. Si la plupart des femmes violentées se taisent, c'est qu'elles préfèrent laisser le crime impuni plutôt que de subir interrogatoires, confrontations et débats qui leur paraîtraient autant de modalités de l'acte initial ; c'est que, victimes, il leur est insupportable de se heurter à la suspicion et au cynisme, et révoltant de se voir convaincues d'imprudence, voire de provocation.
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J'ai longuement fait appel à votre pouvoir de sympathie et je ne doute pas de vous avoir touché. Mais une chose est d'imaginer un instant, pour très vite écarter avec soulagement ce qui vous assombrit, très vite retrouver la liberté d'action, la quiétude propres à votre sexe, parce qu'il n'a pas, en tant que tel, à redouter l'agression, qu'il ne se croit pas impur, qu'il ne vit pas dans la dépendance, qu'il rencontre qui bon lui semble à visage découvert … Une autre chose est de vivre cette condition dans sa chair et son cœur. De la vivre jour après jour de l'enfance à la mort.
Je vous parlais de la réclusion à vie qui fut et reste le sort de tant de femmes. Demandez-vous quelles couleurs et quel sens prend alors une existence, quand même elle s'écoule dans une prison dorée. En matière de projet, de réalisation de soi, la fourmi, l'ouvrière de la ruche auraient ici des réponses à vous faire. Imaginez que toute votre vie, vous ne soyez jamais qu'une ombre furtive à peine vous hasardez-vous hors de vos enclos. C'est beau, une ombre véritable, sur la route ou la plage ; c'est beau quand elle est celle d'un vivant libre et fier, et que le jour est vaste et l'horizon ouvert. Mais quand on n'a pas plus d'épaisseur et de poids qu'un spectre, en un monde où seuls les hommes existent ? Imaginez, oui, que jour après jour on vous vole votre vie au soleil des rues, des places, des bancs de jardin public, des rivages… Simplement parce que le hasard de la naissance aura fait de vous une femme. La prison à perpétuité, sans même l'espoir d'une remise de peine pour bonne conduite. Que d'innombrables femmes aient pu penser que nées chien, on leur eût accordé plus de liberté et de considération, cela ne vous paraît pas porter condamnation du geôlier ?
Vous me répondrez que ce sont là des situations extrêmes et qu'il faudrait nuancer selon les siècles et les nations. Mais nierez-vous que cette condition ait été, soit encore celle de foules de femmes ? Et connaissez-vous tant d'hommes pour l'accepter, et durant des millénaires ?
Au vrai, votre seule supériorité physique aura fondé, assuré votre domination sur nous, et la loi qui maintient en sujétion une partie de l'espèce humaine n'est que celle du plus fort. Mais voilà qui conduit à s'interroger : "Et si ces milliards de mâles imbus de leur courage et de leurs vertus, occupés de leur 'gloire' n'avaient été, tout compte fait, que des milliards de lâches qui s'ignoraient, qui s'ignorent toujours ? Et si, surtout, la lâcheté leur était essentielle, et l'insensibilité ? Quelle clé pour élucider l'âme masculine, ne trouvez-vous pas ?"
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Dans son œuvre d'asservissement de notre sexe, la société a toujours pu compter sur le concours de la religion – ce qui se perpétue en plusieurs… "civilisations".
Pour nous en tenir à la nôtre, des siècles durant nous n'aurons pu oublier la bassesse de notre origine, à partir d'une côte tirée du premier homme, et surtout que notre aïeule commit le Péché irrémissible d'où viendrait le Mal jusqu'à la fin des temps. Avez-vous lu les pénitentiels[1], ces manuels des confesseurs du XIXe siècle – c'était hier, au temps de Chateaubriand, de Balzac, de Georges Sand… ? On devrait les rééditer continûment afin que chacun sache en quelles ténèbres, théologiens, ministres du culte que leur vœu de chasteté mettait à la torture, quand ils le respectaient, ont fait vivre des générations d'humains, en marquant les consciences du sceau indélébile de la culpabilité, et en régnant sur les âmes par l'effroi.
Avec une… dilection particulière pour la femme. Car Yahvé, dieu jaloux – il ne cesse de le redire à Moïse – ne tolère pas que notre corps méprisable, corruptible, fasse écran entre l'homme, sa créature d'élection, et Lui.
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Imaginez que, petite fille, adolescente, épouse et mère, on vous persuade par le catéchisme, le prône, la confession, que vous êtes un instrument de perdition ; que vous devez, par une exemplaire soumission au dogme, tenter de vous faire pardonner la Faute d'Ève, voire celle d'être née femme.
Or, comme on vous l'inculquera avec constance et rigueur, tout, dès lors que la chair est en cause, tout devient occasion de péché mortel, celui qui vous condamne au Feu éternel. Et c'est ainsi qu'en des temps où la mort saisissait le vif à l'improviste, des millions d'êtres humains ont vécu dans la terreur de mourir sans avoir pu confesser l'impureté qu'ils venaient de commettre.
La notion de péché vous est étrangère ? Elle appelle le sourire qu'on a pour les histoires effrayantes dont sont friands les enfants ? Faites l'effort de vous représenter le perpétuel tourment d'une femme pieuse, impressionnable, déchirée entre les sommations d'un homme luxurieux et les injonctions d'un confesseur détenteur du pouvoir d'absoudre ou non.
Je crains fort que vous ne mesuriez l'étendue, les modalités de cette concupiscence qui pouvait faire de vous, à tout instant, un damné. Les pénitentiels que j'évoquais vous apprendraient, entre autres forfaits : que regarder avec une délectation vénérienne notre sexe ou celui de l'autre, ou même les parties intimes d'une femme en peinture, est péché mortel. Qu'une femme encourt le feu éternel à se laisser toucher, même sans passion libidineuse, aux parties honteuses ou voisines ou aux seins. Que c'est péché mortel, pour une jeune fille, de s'asseoir volontiers sur les genoux d'un jeune homme, de s'y laisser étreindre et embrasser.
Qu'on pèche encore mortellement à embrasser sur la bouche avec complaisance et surtout en usant de la langue, ou quand le baiser est donné à des parties "insolites" comme la poitrine. Du reste, "les baisers, même honnêtes, motivés par la passion, donnés ou reçus entre personnes du même sexe ou de sexes différents, sont des péchés mortels".
Vous conduisent bien sûr en Enfer, le fait de composer des livres obscènes ; ceux d'assister par simple curiosité à des spectacles de même nature, de lire des romans, des récits remplis d'amours illicites. Et non moins toute parole obscène, voire de simples équivoques lancées dans un but de lubricité. Et faut-il rappeler que "prendre part à un bal que certaines nudités, certaines manières de danser, de parler, de gesticuler, rendent gravement déshonnête, relève bel et bien du péché mortel – ainsi, en premier lieu, de la valse" ?
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"Mieux vaut se marier que brûler", dit Saint Paul. Serait-ce que, dans le mariage, on a moins d'occasions de se damner ? Hélas, le crime d'Onan, partout perpétré, est devenu "l'écueil, le fléau, la désolation du mariage". Or, une femme doit savoir que si elle y consent, elle ne pèche pas moins mortellement que son mari. "Non seulement elle doit tout faire pour dissuader, empêcher celui-ci de commettre ce crime énorme, mais assurée de n'être pas entendue, elle ne peut rendre le devoir conjugal, même pour éviter la mort[2]. En revanche, s'il n'y a pas risque d'effusion hors du vase légitime, la femme ne peut, sans pécher mortellement, refuser le devoir pour la raison qu'il lui répugne. Elle se rendrait coupable des incontinences et de l'adultère de son conjoint, et cela vaut pour la demande d'un homme ivre, furieux, insensé, s'il y a danger évident d'incontinence". Davantage : il y a péché mortel pour elle à demeurer passive dans l'acte, c'est-à-dire à se refuser au plaisir par peur de devenir enceinte.
Non, les époux auraient tort de croire que tout leur est permis. Sont péchés mortels, dans le mariage, "toute position qui fait injure à la nature ; tout attouchement, même en vue de l'acte charnel, qui répugnerait gravement à la droite raison ; tout acte vénérien qui ne se rapporterait pas à l'acte conjugal (attendu que la délectation vénérienne ne nous fut accordée par le Créateur que pour la seule propagation du genre humain)".
Si le salut éternel de la femme importe éminemment aux théologiens, son destin terrestre leur paraît d'un moindre poids. Ainsi n'est-il jamais permis à une femme, même dans la crainte de la mort, de rester passive et de permettre le viol car ce serait en quelque sorte volontairement coopérer à l'acte. Elle doit donc se défendre de toutes ses forces, mais de manière à ne pas tuer ou gravement mutiler son agresseur. Et un autre texte précise qu'"une jeune fille qu'on viole et qui craint avec raison de consentir aux sensations vénériennes, est tenue de crier même aux dépens de sa vie – et alors elle est martyre de la chasteté".
La femme mariée a-t-elle un vagin trop étroit ? Elle est tenue de subir son incision, ou l'amputation du clitoris, même quand elle doit en éprouver une douleur violente ou qu'il doit en résulter une grave maladie, pourvu que ce ne soit pas au péril de sa vie.
Le mari peut-il répandre son sperme hors du vase de sa femme, quand les médecins ont affirmé que celle-ci risquerait de mourir en couches ? – Il n'a jamais ce droit. Si le danger de mort n'est que probable, l'acte doit être consommé jusqu'au bout ; quand le danger de mort est certain, les époux n'ont d'autre solution que la continence. Étant entendu qu'à l'heure de l'accouchement, il ne saurait y avoir de dilemme : la femme sera sacrifiée si son enfant doit vivre à ce prix ; si bien qu'en toute justice, on aurait dû graver sur d'innombrables dalles funéraires : "Ci-gît Une telle, tuée par la Lettre".
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Le sort de celles qui, par foi ou contrainte, payèrent de leur vie l'obéissance au dogme vous révolte, vous indigne ? Mais à cette fin tragique près, des foules de femmes auront eu un destin assez proche puisque une seule morale avait cours, qui pesait d'abord sur elles. Une morale d'hommes pleins de défiance, de mépris, de haine, pour cette femme, ce sexe auxquels les ecclésiastiques avaient renoncé mais qui ne se laissait pas oublier d'eux.
Innocence et ignorance allant de pair, c'était un viol légal que bénissait l'Église quand on livrait une pure jeune fille au mari qu'on lui avait choisi. Après quoi, l'épouse apprenait de son confesseur que le mariage n'ayant d'autre fin que la procréation, toute effusion hors du vase légitime est un crime qui voue les coupables à l'enfer. Aussi le corps répondait-il par la prostration aux perpétuels débats de conscience entre l'observance de la Loi et les exigences de l'homme, les basses réalités de 1'alcôve. Partagé entre appréhension, répulsion, accablement, soumis aux pressions, aux impératifs adverses, tenu, par la femme elle-même, pour une source d'afflictions, le corps se réfugiait dans le détachement. Sourd et gourd, et muet, et comme hors jeu, il aspirait au temps où il serait enfin hors d'usage.
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La notion de péché s'est diluée, affadie, et il est des propositions que l'Église n'oserait plus soutenir ? À supposer que le puritanisme ait partout disparu – ce qui n'est pas –, la chair de la femme aura été trop longuement un objet de casuistique et le champ clos du conflit entre le désir de l'homme et l'ostracisme qui la frappait, pour qu'elle n'en garde pas une certaine ... circonspection.
Songez-y : pendant près de deux mille ans, on convainquit la femme qu'elle était la première pécheresse, la Faute capitale, et l'instrument du démon. À s'éprouver, deux millénaires durant, vivante souillure, ramas d'abominations, cause de ruine et de perdition, pensez-vous qu'il n'en reste rien, dans notre inconscient collectif ? Quand vous nous trouverez rétives à vos exigences, pas assez disponibles, assez fougueuses dans le don, pensez à cette grande ombre qui s'étend encore jusqu'à nos pieds et qui, jadis, pesait de l'enfance jusqu'à notre dernière étreinte, sur nos moindres pensées ; qui bridait nos élans d'amoureuse ; qui, si longtemps, nous fit vivre le plaisir dans la dissociation ?
Je parle d'époques révolues ? Il y a toujours, par le monde, des théocraties, et puisque vous goûtez l'univers des femmes, c'est là-bas en noir, en gris, qu'il vous faut vous le représenter. À peine verriez-vous, dans la rue, sous les voiles qui couvrent leur tête, leur visage, des passantes aux yeux baissés que leurs maîtres autorisèrent, par nécessité, à sortir de chez elles. Et parfois ne verriez-vous pas même leurs yeux, masqués d'un treillis ménagé dans l'étoffe qui enveloppe le corps entier.
Vous admirez la démarche des jeunes femmes de nos climats, leur façon de mettre l'espace en alerte ? Vous ne rencontreriez, en ces pays, que des ombres furtives, voire des idées, des fantômes de femme qui passent, quand un suaire les ensevelit de pied en cap. C'est que leurs geôliers, qui se savent lubriques, font peu crédit à leurs pareils. Non plus qu'à leurs femmes qui, pour impures et méprisables qu'elles soient, tiennent leur chair d'homme en servage.
Je le demande : qu'est-ce qu'un Dieu qui, peuplant une contrée de belles créatures, prescrit à ses ministres de les dérober – au bénéfice d'un seul – à la vue d'autrui ? A-t-on jamais vu un peintre, un sculpteur de génie, cacher jalousement ses œuvres au public ?
C'est là punir l'homme. À commencer par le maître qui ne verra jamais les controverses, pleines de dénégations, d'une longue chevelure avec le vent ; le jeu onctueux de membres nus et libres sur fond de ciel ou de forêt ; l'inclination que le soleil, les ombres, ont pour les galbes féminins ; la fougue des eaux marines dans leur accolade d'un corps de femme peu vêtu.
Oui, qu'est-ce qu'un Dieu qui intime à l'homme de vouer sa compagne à la soumission, à la claustration ? En l'empêchant de lever les yeux vers un ciel de loisir ; en maculant la rue et tout paysage de ses vêtements de deuil, on se prive de jamais connaître le sourire qu'égale à vous, et autonome, elle ferait flotter autour d'elle ; on se condamne à ne rencontrer jamais que des visages désertés, au regard terni par l'appréhension et l'inespoir.
De quoi, vraiment, se sentir fier d'être homme !
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Je fus bien longue ? J'ai pourtant le sentiment de n'avoir presque rien dit. Lisez quelques Histoire des femmes, et l'homme que nous décevons parfois sera peut-être tenté, par souci d'équité, d'écrire le martyrologue passé, présent, de notre communauté.
Il ne vous faudra que quelque constance et humilité : mille ouvrages n'épuiseraient pas le sujet – ainsi que la relation de tout génocide, surtout commis à bas bruit. Souvent sans effusion de sang. »
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A suivre
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A suivre
[1] La Clé d'or offerte aux nouveaux confesseurs pour les aider à ouvrir le cœur fermé de leurs pénitents, de Mgr Claret, et le Traité de Chasteté de Révérend D. René Louvel ont paru vers 1880.
[2] Ce n'est qu'en 1882 que la sacrée Pénitencerie admettra qu'elle peut « rendre le devoir » si le mari insiste en la menaçant de coups, de mort !