CHAPITRE VIII "Corps féminin qui tant est tendre..."
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Plus on lit d'essais sur la prostitution, de confessions de prostituées, moins on a de certitudes tant cette activité revêt des formes multiples selon les classes de la société. Aussi y a-t-il d'essentielles différences de condition entre la pensionnaire d'un bouge de port et l'« amazone » qui sillonne en voiture les allées du Bois ; entre celle qui arpente le trottoir et celle qu'on appelle au téléphone. Entre la prostituée d'occasion et celle qui tire sa subsistance de son activité.
Non moins grande est la diversité des circonstances qui conduisent la femme à se vendre. Outre l'achat d'une fille à des parents sans ressources, voire le rapt pur et simple, beaucoup de victimes crurent aux promesses d'un amant en qui se cachait un souteneur ; aux assurances d'un proxénète, d'une vie aisée en quelque pays fortuné.
Des femmes déclarent se prostituer par choix délibéré ; non, disent-elles par goût du lucre mais par refus de l'ordre établi, attrait de l'expérience extrême, désir de vivre une situation limite en un milieu en marge, aux couleurs agressives, à l'érotisme permanent, où la violence est de règle. De là que l'« honnête » femme, en quête de son identité, et que la prostituée fascine, pressent que celles qui font droit sans réserve à leur ténèbre intérieure lui fourniraient bien des réponses – caricatures mais plausibles – quand elle s'interroge sur son statut, son rôle et l'image que l'homme se fait de sa compagne.
Il reste que ce sont bien l'adversité, le dénuement, la faim – et la traîtrise du mâle, qui conduisent la plupart à faire, selon l'expression, « commerce de leur corps ».
Ange déchu qui nous figure notre propre chute, pécheresse au cœur d'or, monstrueux vampire femelle, pitoyable victime d'une société patriarcale… Une abondante littérature s'est développée, au XIXe siècle, autour de la prostituée ; mais l'outrance de ces pages, la disparité des mobiles et des conduites, retirent de la portée à ces écrits auxquels le pinceau d'un Rouault donna un saisissant équivalent plastique. En fait, médecins et magistrats s'accordent à trouver chez les prostituées, dans les proportions habituelles, intelligences vives et esprits faibles, caractères volontaires et belliqueux ou, à l'inverse, veules et soumis. Dans ce monde sans âme, jalousie, rouerie, brutalité, sévissent, mais l'amitié, l'entraide s'y rencontrent à l'occasion.
Fantasque, versatile, la prostituée de profession ? Contradictoire en ses poses et ses propos ? Et si ces variations trahissaient les débats d'un moi malmené, obscurci ? Une volonté de perpétuel oubli, de refus du remords ? Ou simplement une façon de tromper l'ennui ?
Car l'ennui les ronge. Comme assignées à résidence en un étroit périmètre, ou en faction derrière une vitre, en liberté surveillée ou plus ou moins claustrées, elles partagent leur temps entre l'affût et les brefs séjours dans une chambre de fortune. Debout dans la rue, dans une allée du Bois, ou assises sur un tabouret de bar, elles attendent – avec cette patience que des siècles de soumission, de résignation, paraissent avoir inculquée aux femmes. Que feraient-elles d'autre ? Pour projeter, entreprendre, il ne faudrait pas être, comme elles, ébranchées, sans racines, en des lieux sans humus, privées d'imaginaire, coupées de leur corps.
De leur cœur aussi ? Naïves, elles furent souvent conduites à se prostituer pour avoir cru en l'amour de celui qui les arrachait à une famille sordide et leur prodiguait attentions et cadeaux. Leurs yeux dessillés, elles ne portent pas moins d'attachement à l'homme qui les abuse et les gruge ; la fidélité qu'elles lui vouent étonnerait ces dignes femmes qui leur jettent en passant des regards noirs.
Pour trouver inconcevable la force de ce lien, il faut ignorer l'extrême solitude de la prostituée, de ce qu'il y a de funèbre – malgré les lumières, les rires, l'alcool – dans le monde où elle vit. De dur encore et souvent de féroce. Mais ne suffirait-il pas que, fille des rues ou de bar, elle fût femme, pour que nous comprenions sa soif d'une vie privée ? De quelle autre façon se convaincrait-elle de n'être pas totalement une fille publique ? La vie privée dont elle rêve nous semble une pure dérision ? Ce besoin atteste qu'en elle le cœur survit à tout désastre. Une femme pillée, souillée à longueur de jour, entend mettre hors d'atteinte une partie de soi sur laquelle continuer de régner. De ce corps même, que l'on croirait à tout un chacun, le velours sera retranché pour être donné au seul homme aimé.
La femme « honnête » échafaude ses rêves à partir du couple et la prostituée en cela ne fait pas exception. Un jour, il le lui a dit, elle quittera ce métier et ils s'établiront sous un ciel heureux. Quand même elle devrait aller au bout de l'abjection, un jour, oui, elle sera comme ces épouses qu'elle voit passer au bras de leur mari, escortées de leurs enfants, et devant qui son cœur se serre. Elle ne sera plus celle que des milliers de pas piétinent ; celle qu'on insulte et pourchasse, qui a peur et froid, mais une compagne honorable, comblée de tendresse, qui aura seulement l'impression d'avoir vécu autrefois « un long hiver ».
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C'est par ce qu'elle engage d'elle-même, que la prostituée fascine et d'abord les femmes « qui se respectent ». On admet qu'un homme, une femme, loue ses bras, son cerveau ; qu'une femme – une nourrice loue son sein. Mais le sexe est de l'intime et plus encore, dans son rencognement, celui de la femme qui se renfonce en son ventre, donnant accès au plus obscur, au plus trouble du corps.
Or, c'est cela même que la prostituée livre sans vergogne au tout venant. Comment l'honnête femme ne se sentirait-elle pas atteinte dans sa féminité ; elle qui tient pour impensable qu'on puisse ainsi vendre ce qui par nature doit être gardé, réservé, et ne saurait se monnayer ? Elle voit donc volontiers dans la prostituée une folle de son corps que le vice seul a menée et maintient à la rue.
On étonnerait bien des femmes vertueuses en leur disant que, loin d'être une Messaline, la prostituée de profession ne sauve son âme qu'en se refusant tout plaisir qui lui viendrait de son client, et qu'elle met son point d'honneur à ne pas reluire, selon l'heureux terme en usage. À supposer que des traumatismes d'enfance ou d'adolescence ne l'aient pas rendu froide, elle s'interdit si résolument la jouissance pendant son activité, que toute trahison du corps en ce domaine la plonge dans l'angoisse et la mauvaise conscience – la honte, à ses yeux, n'étant pas de faire commerce de son corps mais d'en tirer alors du plaisir.
Un dédoublement s'impose donc, préparé par un maquillage, une tenue, une coiffure, qui déjà vous introduisent dans votre personnage. De fait, face au client, le corps se compartimente. c'est un simple orifice, au bas du ventre, un simple vide, qui est mis à la disposition de l'homme, le reste se tenant hors d'atteinte. Et la preuve en est que par un étrange renversement des valeurs établies, une prostituée se laisse pénétrer mais refuse sa bouche au baiser.
Spectatrice d'elle-même et des mornes ébats qui se déroulent entre ses cuisses, pressée d'achever, elle a déjà oublié le visage de cet homme. À distance d'un corps insensible qu'elle a pour un temps déserté, elle est à ce point détachée de ce que l'on en fait, qu'il lui arrive de s'endormir pendant qu'on la besogne.
Par instinct de conservation, la prostituée entend bien n'être, dans son activité, qu'un corps en léthargie. Son salut est à ce prix : n'être d'aucune façon partie prenante dans cette parodie de l'acte amoureux ; n'offrir qu'une apparence, dispenser de l'illusion, et puis se garder tant bien que mal pour ceux qu'elle aime : un homme, si méprisable que nous le jugions, son enfant qui doit tout ignorer. Pour eux, elle se sent un corps chaleureux ; elle se retrouve femme et mère. La gêne qu'elle éprouve à se dénuder devant un agent du Contrôle sanitaire prouve que cette part du corps mise en sûreté pendant le travail échappe à la flétrissure. Et qui ne s'en réjouirait, sachant l'étendue, la permanence de l'avilissement auquel on soumet la personne?
Le corps survit et c'est bien un corps féminin : sauf à être homosexuelle, une prostituée repousserait avec indignation toute proposition de femme. C'est à l'homme seul qu'elle entend avoir affaire, même de façon sinistre. Sous l'apparente licence, la rigueur l'habite, voire une manière de pureté. Consentir à un commerce charnel avec une femme est à ses yeux perversion, trahison, motif à dégoût de soi non moins qu'à voir déjouée, avec un client, sa vigilance à l'égard du possible plaisir.
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Sans pouvoir, serait cette prostituée qu'on méprise et bafoue, cette femme réduite à l'état d'objet ignominieux pour lequel on acquitte à la dérobée un droit d'usage ? Mais on peut se prostituer et conserver un vif sentiment de sa dignité. Devant le client, la plupart se réfugient dans l'indifférence comme si elles raturaient mentalement l'existence de l'autre. Ainsi font-elles face tout le jour à une cohorte d'anonymes à mesure s'effaçant l'un l'autre. Quelques visages en émergent, ce qu'ils doivent à l'habitude, l'extravagance, la perversité ou parfois la douceur et la compréhension ; mais la majorité n'a pas plus de réalité que, pour nous, l'inconnu croisé dans la rue.
Au risque d'indisposer, les plus fières n'hésitent pas à se montrer distantes ; à signifier au client, du regard, du maintien, le mépris qu'il leur inspire, ou à s'efforcer, après l'acte, de l'atteindre en sa virilité par une remarque humiliante. Toutes sont plus ou moins conscientes d'exercer un pouvoir sur l'homme. Qu'il soit là, dans cette chambre, n'est-ce pas déjà, de sa part, avouer qu'il ne saurait obtenir l'« amour » que par l'argent, à la faveur d'un commerce clandestin ? Les clients lucides savent bien qu'ils ne sont maîtres du jeu que dans le temps où ils montent l'escalier. La porte de la chambre refermée, ils ne sont plus que des quémandeurs, face à quelqu'un qui leur appliquera un tarif, imposera aux désirs des bornes strictes.
Quelle revanche pour une femme à l'enfance misérable quand, pour un moment, elle se sent convoitée par l'un de ces notables – juge, médecin, notaire…– qui représentait à ses yeux une humanité supérieure ! Ainsi ce digne magistrat, cet officier redouté de ses subordonnés, cet homme politique influent, les voici nus et plus que désarmés : faibles comme des enfants. Les voici avec leurs bizarreries effarantes, leurs pitoyables fantasmes. Partagée entre le rire et le dégoût, la prostituée se tient pour plus respectable, plus pure que ces honnêtes pères de famille, que ces citoyens au-dessus de tout soupçon et fort considérés. Elle a le regard même de Goya pour les grotesques, les sadiques, les déséquilibrés qui, parce qu'ils paient, s'arrogeraient volontiers le droit de dégrader en elle la femme.
Mais leur pouvoir, elle le sait, ne tient qu'à l'argent. Elle les en délestera donc sans rien accorder en retour. Aussi s'interdit-elle ce plaisir qui donnerait au client barre sur elle. Perdre le contrôle de son corps et, partant, laisser croire à cet inconnu qu'il a fait l'amour avec vous, qu'il vous a possédée, serait une faute majeure qui vous jetterait dans le désespoir pour peu qu'on eût un reste de décence. L'usager ne doit s'y méprendre : la somme qu'il remet ne suffit pas pour qu'il y ait eu couple, fût-ce un instant. Puisqu'il assigne au corps de la femme une stricte fonction d'objet, on l'a laissé seul avec celui-ci, par essence inerte. Que cet objet devint soudain partie prenante, et tout l'édifice, en la femme, de la dignité préservée serait d'un coup ruiné.
Aussi les plus intransigeantes vont-elles jusqu'à refuser de mimer le plaisir, ce qui donnerait à l'homme une idée avantageuse de sa virilité ; ce qui entretiendrait l'immémorial rapport de domination. Non, pas même l'illusion afin que, dégrisé, il s'éprouve pleinement floué et se juge avec un peu de la lucidité qui, pas une seconde, ne quitta la prostituée. Afin, en un mot, qu'il voie, dans le miroir qu'elle lui tend à la fin, son image irrécusable.
De cet argent qui a changé de mains, la femme devra elle aussi se dessaisir si elle veut jouir à son tour des pouvoirs qu'il vous confère : celui de se procurer ce qu'une enfance démunie n'osait rêver ; celui de subvenir à l'éducation d'un enfant ; celui, et non le moins étrange, d'inverser votre relation avec le maître qui vit dans l'ombre, de votre travail, et qui vous tient par le cœur et les coups.
On s'étonne que la prostituée de métier ait si peu le souci d'amasser : on voudrait la morigéner quand elle remet au souteneur la totalité de ses gains, bien souvent. Mais les rapports de cette femme avec l'argent ne sauraient être les nôtres : il a trop figure d'abjection pour qu'elle n'ait pas hâte de le transformer en robes et en parures, en un sourire d'enfant, et d'abord en un satisfecit condescendant du seul homme qui soit.
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Il aura fallu que les prostituées parlent, écrivent, pour que sortent un peu de l'ombre les hommes à la fois pères, maris, amants, qui se tiennent derrière la plupart d'entre-elles et avec qui elles ont un rapport d'entière soumission.
Le besoin très réel d'être protégée ne conduit pas seul la prostituée à se donner un maître. Beaucoup n'ont d'autre rêve que de reproduire le modèle ancestral de sujétion à l'homme. Et plus le souteneur va se montrer autoritaire et dur, viril en un mot, plus la femelle, dans la prostituée, connaîtra les délices de l'aliénation.
Avant de lire certains témoignages, nous voyions déjà souteneurs et proxénètes en individus paresseux, cyniques, rapaces, menteurs, vaniteux, occupés de jeu et de voitures de luxe, soucieux de leurs costumes et de leurs mains soignées. Mais les savions-nous aussi, et à quel degré, lâches, cruels, brutaux, ne reculant devant rien – ni les « amendes » ou le chantage à l'enfant, à la famille, ni les coups, ni le « dressage » – pour forcer la femme à obéir, pour la garder sous leur coupe, face à la moindre velléité d'indépendance ? Les promesses d'une vie meilleure, les protestations d'amour alternant savamment avec les sévices.
Que certains soient même des tortionnaires-nés, la déposition ancienne de Xavière Lafont intitulée La Punition en fournit la preuve. On y voit quelques hommes s'employer à briser, à détruire une femme par la claustration, l'obscurité, le silence, la peur, les violences et, plus que tout, l'incertitude quant on sort qui lui sera réservé. Ce qui frappe ici et terrifie, c'est la paisible détermination des bourreaux, le caractère tranquillement inexorable de leurs agissements. Comme on sait que la notion d'un temps indéfini est une composante de la torture, on affiche une patience sans limite. Spectateur des progrès de la déchéance de l'être, chacun des scélérats a tout temps. Il fait montre de la sereine et souriante assurance que vous donne un pouvoir sans partage. Il jouit calmement de son sadisme – et rien plus que cette placidité n'est de nature à persuader la victime que tout se déroulera comme prévu ; que toute rébellion échouerait. Par un surcroît de raffinement, on s'autorisa même, en cet enfer, des mouvements « humains » au cas où subsisterait, dans l'être anéanti, une parcelle encore sensible à l'espoir, – quitte à ruiner bien vite celui-ci.
Le bourreau fume posément, en regardant sa proie. Et il ordonne. De s'avilir davantage encore. D'ingérer l'ordure ; de se confondre avec elle. Puis le chien battu, torturé, vient lécher la main du maître méprisant.
On livre délibérément cette femme à des clients pervers ou déséquilibrés ; elle est frappée, insultée, brûlée, cinglée de lanières de cuir… Et lui faut dissimuler sa peur, de crainte de déclencher, chez l'un de ces détraqués, une envie de meurtre. Mais, dit-elle, « on s'habitue aussi à la peur ».
Elle s'étonne de ne pas même haïr, de n'avoir « aucun mouvement de colère profond ». On a si bien annihilé son instinct de conservation, qu'elle perd jusqu'au désir de quitter l'enfer. D'une femme vivante, intelligente, des hommes auront fait un être au regard « animal et vide ». – « Je ne pensais à rien, dit-elle. C'était comme une espèce de contentement. Un engourdissement. Une mort. »
Oui, les bourreaux peuvent triompher dès lors qu'une victime parle de « ce besoin écoeurant de recevoir des coups » et qu'elle ajoute : « La peur, l'humiliation, rayonnaient en moi comme une puissance chaleureuse et souveraine, comme une joie trop forte… »
Nous avisons-nous qu'il nous arrive de passer, heureux, libres, devant un hôtel pour filles « punies » ?
Mais pourquoi notre bonne conscience de male, s'alarmerait-elle ? La loi ne punit-elle pas la séquestration ? Ne sait-on pas ce qu'il entre de consentement chez la victime dans le rapport qu'elle entretient avec son tortionnaire ? Qui nous ferait croire que les prostituées de ce temps ne peuvent rompre à leur gré avec leur activité ?
À lire les confessions de certaines, on est déjà moins sûr qu'il soit si aisé d'échapper à l'emprise qu'un souteneur résolu à conserver sa source de revenus. Mais quand chaque prostituée serait sous nos climats maîtresse de son destin, il reste par le monde mille et mille maisons de tolérance que la faim, le rapt et la ruse alimentent.
Que l'homme « civilisé » a peu d'imagination pour ce qui touche à la condition féminine ! Sinon, comment – touriste – se ferait-il le complice des pirates qui livrent à quelque bouge, après les avoir violées, les jeunes filles, les femmes qui fuyaient leurs pays ? Comment oserait-il dégrader, lui le civilisé, une enfant victime de la misère, la naïveté ou la cupidité d'une famille ? Peut-il croire avoir affaire à des êtres autonomes, quand ils sont pieds et poings liés ?
Nous dont l'enfance, l'adolescence, furent protégées, qui vivons là où nous l'avons décidé, devrions bien nous figurer coupés de notre famille, parfois de notre langue, et claustrés dans une maison dite « de passe » où l'on violerait notre corps quarante fois le jour, jusqu'à ce que nous soyons jetés au rebut, à moins que l'usure, la maladie, n'aient abrégé notre vie. Car il faut restituer aux actes leur nom, et la pénétration d'un corps de jeune fille livré par des adultes, celle d'une femme victime d'un traquenard, d'une razzia, d'un abordage, d'une femme sans recours ni secours hormis la mort, cela porte le nom bref de viol. Et la prostitution n'est alors qu'une forme élaborée du viol de masse, d'un viol indéfini.
Se peut-il qu'à cette minute où j'entends crier de joie des petites filles, des jeunes filles que la vague rudoie, embrasse, enlace, jette à bas, il en est qui à longueur de jour, croupissent en un bouge, allongées dans la pénombre sur un matelas maculé, et qui ouvrent leurs jambes pour livrer leur ventre aux friands de chair tendre ? Mais oui, cela se peut puisque le plus abject négrier se trouve toujours des complices parmi les hommes respectables. Par centaines de milliers, des enfants, des adolescentes, n'auront ainsi rien su des saisons, des quatre éléments, – du soleil ! – et rien de la tendresse, des jeux, de la rêverie, de l'attente, de la secrète maturation d'un corps. Seulement l'éclairage électrique, un lieu sordide, et ce défilé d'hommes mûrs, étrangement venus s'ouvrir votre bas-ventre, à coups précipités ; seulement ces maladies d'homme désormais en votre corps à peine pubère, et déjà cet enfant en vous, d'on ne sait qui … Et parce que ces filles sourient, comme on le leur enseigna, jamais ce digne client ne penserait s'être rendu complice d'une ignominie.
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À cela près qu'on n'y trouve pas d'enfants, nos maisons « d'abattage » ont, dans l'ignoble, peu à envier aux établissements qui se proposent de pimenter l'exotisme. Car le travail à la chaîne se rencontre jusque dans la prostitution, même si, devant certains chiffres, l'esprit se dérobe, incapable qu'il est de considérer autrement que dans l'abstrait, avec un sentiment d'irréel, le fait, pour une femme, d'être saillie soixante, quatre-vingt, cent fois de suite en une journée.
S'il serait indécent de regretter qu'une prostituée condamnée à ce huis-clos ne nous ait pas donné un témoignage équivalent à ceux de ses congénères « libres », l'évocation de cette situation limite mériterait pourtant son Dante femme. C'est là que l'expression d'« égout séminal » prend tout son sens ; que le bassin de la femme se confond avec un bassin de déjection. Là encore que s'actualisent des réalités que nous pensions révolues, qui ne sont plus pour nous que notions : celle d'esclavage, celle d'univers concentrationnaire. Preuve, comme on l'a dit, que les plus opprimés, les plus déshérités des hommes aussi bien que les plus méprisables, trouvent toujours un être à ravaler – qui est la femme. Celle pour laquelle s'est formée cette file d'attente dans l'escalier n'est-elle pas une fille publique ? On est donc fondé, le temps d'entrer et de sortir de sa chambre, à couvrir son bas-ventre de crachats, à transformer son vagin en cloaque.
Il faut se garder de toute littérature ; pourtant, comment le mot de Hugo sur « cette chair formidable et livrée à la nuit » ne nous viendrait-il pas à l'esprit ? Formidable, en effet, par l'empire qu'elle exerce, mais haïe, mais avilie en proportion, comme si l'homme s'en vengeait. Et c'est ainsi qu'il existe des filles publiques comme il est des décharges publiques, sur lesquelles, en foule, jeter le trop plein de ses humeurs. Des femmes exutoires, donc, qui n'ont pas à avoir de rapports avec leur corps, avec le monde sensible. Il n'est même pas nécessaire qu'elles aient un visage – dont on n'a de toute façon pas le temps de s'enquérir : un orifice béant suffit, au confluent des jambes.
Fille publique… L'accolement de ces deux mots navre, je veux le croire, tout amoureux de la femme, tout homme pour qui le beau nom de fille est synonyme d'être autonome, vertical, qui ne donne privilège qu'à ceux qu'elle aime. Il est vrai que, par inconscience ou cynisme, l'homme désigne aussi celles qu'il souille par l'expression de filles de joie ! S'il a en vue, ce faisant, la joie de sa partenaire d'un moment, quel aveuglement de mâle est le sien ! Et s'il pense à la joie qu'il retire d'elle …
Si l'acte comportait apprêts, durée, il nous serait plus intelligible, mais on reste interdit devant la forme qu'il prend pour le client de la prostituée commune, pour la familier des maisons dites d'abattage (peut-être parce qu'on y voit les hommes s'y abattre comme des quilles, l'un après l'autre !) À peine entrés, ils savent que leur séjour est minuté ; que celle qui vous reçoit n'a pas de temps à perdre en préambules. Et déjà, la voici étendue, jambes ouvertes et il faut s'exécuter. (Que le désir du mâle puisse alors se soutenir dit mieux que tout la part de la bête en l'homme.) Déjà, elle s'est absentée d'elle-même, de sorte qu'un jour de travail de prostituée se résume en une suite de dédoublements, de désertions du moi, alternant avec de brèves restaurations de l'être.
Il va de soi que le client, n'a cure des états d'âme de cette femme sur laquelle il se jette. On lui dirait que c'est une morte encore chaude, qu'il n'en serait troublé. Non plus que ne l'affectent le décor sinistre ou la cohorte de ses semblables qui l'ont précédé là, entre ces jambes inertes.
Dés lors, l'acte devient à ce point dérisoire qu'une prostituée d'abattage eut un jour ce mot : « Mais c'est fou, comment peuvent-ils payer pour ça ? « Elle ne comprenait pas qu'entre deux plaisirs également solitaires, on pût choisir l'onéreux ! Il lui semblait inconcevable qu'un être doué de raison payât pour enfoncer son sexe entre des lèvres insensibles, au préalable lubrifiées ; s'y agiter quelques minutes, et puis quitter la place, avec le sentiment d'avoir été floué par cette femme déchue, par cette esclave qui, n'ayant un instant perdu la tête, n'aura cessé de vous dominer.
On devrait bien, pour prendre les mesures de l'homme, interroger, parmi les prostituées, celles qui, par la contrainte, virent leur sexe transformé en égout ; leur jugement serait propre à balancer les airs de respectabilité ou d'importance qu'on se donne à peine quittés les « mauvais lieux ».
Et puis non : ayant à l'esprit les témoignages des courtisanes et des ribaudes, et sachant que le « haut du pavé » emporte la palme de la perversité, nous serions trop tenté devant un notable, un personnage respectable, de nous demander si, d'aventure, il ne ferait pas partie du cortège des excentriques, des égarés, des sadiques, des petits-garçons, qui hantent les hôtels borgnes. Si tel ne jouit pas de se faire flageller ou couvrir d'excréments ; si tel autre n'est pas venu, un jour, avec un rasoir pour… dépouiller une prostituée de sa toison !
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Il s'en faut, néanmoins, que la violence masculine ait seule assuré à la prostitution sa pérennité et son ampleur. Trop de ses formes ne doivent rien à la contrainte mais supposent l'adhésion, la complicité de la femme – et d'abord chaque fois qu'elle mise d'abord sur sa beauté, son charme, son corps, son sexe et, en bref, son apparence.
Quand les plus lucides de nos compagnes déclarent : « Nous sommes toutes des prostituées », que veulent-elles dire sinon que s'est instaurée, immémoriale, une relation entre l'homme et la femme, où la vénalité joue toujours de quelque manière ? La protection, la sécurité, la subsistance, les faveurs, les présents, se trouvent mêlés ainsi que l'argent nu avec la prostituée, à ce qui devrait relever pour chacun des deux partenaires, de la libre disposition de soi et d'un total désintéressement.
À ce qui peut sembler une fatalité, compte tenu de son infériorité physique, chaque femme apporte sa réponse propre ; beaucoup acceptent sans scrupules excessifs, cette relation, de nature ou non conjugale, où s'imbriquent l'argent, les biens matériels et les sentiments. Aussi, la prostituée de métier nous apparaît-elle comme une femme qui assume, de gré et plus souvent de force, toutes les conséquences de cet état de fait. Et ici, nous écouterons moins celle qui doit son sort à l'adversité, la misère, la sottise ou la contrainte, que la femme qui embrassa cette carrière en toute connaissance de cause : « Puisque la prostitution est, comme la violence, au cœur de la condition féminine, j'entends bien en tirer bénéfice. Je ne serai pas à demi-complice, à la façon de mes vertueuses congénères, mais tout-à-fait – pour mon plus grand profit ! »
Dans le miroir que tend la prostituée de vocation à l'« honnête femme», que peut, en définitive, lire celle-ci ? Quelle part d'elle s'y révèle, bien enfouie, soigneusement tue à l'ordinaire ? La fascination du rapport maître-esclave, sans nul doute, à plaisir entretenue par la littérature et l'image. La fascination de la soumission, de l'aliénation, mais celle aussi de la souffrance, de la destruction de soi – dont on dirait qu'assez commune aux deux sexes, on la rencontre d'autant plus chez la femme, que celle-ci a mieux que nous le sens de l'absolu. (Lequel sera mis alors au service, non de l'amour, mais de la dérision, du meurtre de l'amour, ainsi qu'on voit des gens détruire avec rage ce qu'ils vénéraient, après qu'ils l'ont trouvé profané.)
Maintes femmes pourraient aussi reconnaître en ce miroir leur aptitude – innée ou acquise – à refuser leur corps ou à s'en dissocier pour un temps. À le tenir, comme fait l'homme, pour suspect, méprisable, digne de haine, ou pour un simple objet. Et ce n'est jamais là qu'aptitude à se mutiler afin de répondre au schéma masculin qui différencie la femme en mère, jeune fille vierge, servante, prostituée… Au point que celle-ci est souvent convaincue de remplir une fonction sociale, puisqu'elle fait droit aux fantasmes de l'homme que l'épouse repousse avec indignation. Sans préjudice d'une aptitude à se détailler en portions prisées du mâle et en bas morceaux.
Tout se passe alors comme si, en acceptant que leur corps soit travesti, exposé, loué, vendu, bafoué, violenté, les prostituées entendaient se punir de la faute d'être nées femmes – convaincues qu'elles sont de leur indignité originelle. À moins qu'elles ne se chargent du péché d'être femme afin que le reste de l'espèce trouve plus ou moins grâce aux yeux du maître.
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A suivre