CHAPITRE VIII (suite)
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" CORPS FEMININ..."
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Comment survit-on après, soit que votre vie ait été épargnée, soit qu'une cause fortuite ait mis fin à l'agression ? Nous ne nous le demandons pas, nous autres hommes qui lisons distraitement les quelques lignes du fait-divers. Pourtant, après ces heures où, dans sa chambre, elle demeura prostrée, abasourdie, envahie d'angoisse, incapable de pleurer (mais telle autre, secouée de tremblements, n'en finit pas de sangloter et de vouloir vomir, vomir jusqu'à rendre ce qui lui reste de vie) ; après ce temps où le malheur déborde à tel point l'être que celui-ci s'attend à chaque instant à se voir disloqué, il faut bien renouer avec le quotidien et, s'absorbant dans les tâches habituelles, donner le change à l'entourage.
Sans oublier jamais, des femmes ont pu revivre, qui avaient trouvé accueil, écoute, et qu'un homme précautionneux baigna d'eau lustrale ; mais que d'autres aussi qui, pour s'être murées dans la honte, pour n'avoir rencontré ni compréhension ni secours, guériront d'autant moins qu'elles avaient davantage le sens de l'intégrité, de l'autonomie de leur moi, et qu'elles plaçaient plus haut les valeurs humaines !
J'écoute cette jeune femme qui fût, dix ans auparavant, victime d'un viol multiple et le tut, et qui vit seule en marge d'une grande ville. Je l'écoute livrer par bribes sa condition présente.
« De ce jour-là, je me suis sentie vulnérable. C'est au point que je dors assise dans mon lit, les bras entourant mes genoux, sur le qui-vive, prête à bondir ! Jamais je ne m'allonge… ! Parce que le lieu où je dors me paraît toujours trop grand, peu sûr, j'ai passé des nuits dans la salle de bains, – et comme c'était trop encore, je me réfugiais dans les toilettes. Mais où que je dorme, ma nuit est peuplée d'ombres difformes et démesurées qui s'avancent sur moi.
« … À cause de la peur, tout est altéré. Le geste qui me frapperait et celui qui s'achèverait en caresse sont les mêmes au départ. Je vois donc, en tout geste de caresse, un début d'agression. Et me tendrait-on une rose, qu'elle m'apparaîtrait d'abord une menace.
« … Je ne cesse de me sentir coupable, et ignoble. D'ailleurs chacun dans la rue s'en aperçoit. Et la preuve, c'est que je n'ai plus aucun regard, aucune réflexion d'homme, et que je pourrais me trouver en des lieux louches sans avoir à craindre, tant je répugne. Aussi, parce que je me sens tout le temps sale, je me douche plusieurs fois par jour pour avoir, après, un quart d'heure de répit. Bien entendu, je me lave sans regarder mon corps, pratiquement dans le noir. Et je m'étrille. Avec le tampon à récurer. Mais que sert de vous frotter la peau : c'est le dedans qui est maculé, mâchuré !
« … Je ne supporte pas qu'on m'embrasse, sauf ma mère. Comme je caressais mon chat, quelqu'un qui sait m'a dit : "Toi, tu te caresses à ton chat !". Je suis restée une semaine sans le faire, de crainte qu'il n'ait dit vrai, car je cherche sans cesse des moyens de me punir, de corriger ce corps qui m'a trahie.
« … Tout un vocabulaire et les images qui s'y attachent me sont interdits. Ces mots, je peux les lire, les entendre à la rigueur, mais si je les prononçais, mon corps, là aussi, se trouverait engagé, vous comprenez ? De même au cinéma, je ferme les yeux et me bouche les oreilles devant certaines scènes – que je ne m'autorise pas ».
Je comprends. On jugerait de prime bord qu'elle est femme. Il y a chez elle des fleurs, des disques et des livres tels que les aime une femme (heureuse), des cartes postales épinglées, des tapisseries en cours. Mais il est patent que le corps est mis en quarantaine et qu'à la façon des veuves de la campagne, jadis, on s'interdit les vêtements seyants. La robe restera, par beau temps, boutonnée jusqu'aux poignets, jusqu'au cou, et je n'apercevrai, le soir, qu'une couventine revêtue d'une grossière et opaque chemise de nuit frôlant le sol.
Si sa mise, déjà, ne nous semblait insolite, la brusquerie de ses gestes nous alerterait, qui a son équivalent dans la diction un peu mécanique, l'excessive hauteur de la voix, l'inquiète mobilité du regard comme si l'être où perce l'absence de cohésion et d'unité, s'était établi en situation de défense.
Parce qu'on est, en sa présence, comme devant un grand brûlé, on n'imagine pas d'autres rapports avec elle que ceux de frère à sœur. À supposer que la pensée vous en vînt, on tiendrait pour dégradant de considérer la femme de chair, en elle, d'en surprendre la moindre parcelle, et on détourne par avance les yeux quand elle amorce une position à peine détendue qui vous découvrirait sa cheville. Femme par sa morphologie, on la dirait asexuée, privée de tout pouvoir d'aimantation. À moins qu'un tabou ne la frappe, qu'un « ne me touchez pas ! » n'émane d'elle, seul message à notre intention de ce corps auquel, pour le reste, on impose sans défaillance silence.
Jeune, elle parait sans âge ainsi que certaines pauvresses. Si bien que lorsqu'elle vous dit : « Que ne suis-je de dix ans plus vieille ! … », elle exprime le souhait d'avoir atteint cet âge indéterminé qui cesse d'être porteur d'avenir et qu'elle sent être désormais le sien.
Oui, on jurerait qu'elle est vivante, mais qui la regarde et l'écoute la découvre fissurée, délabrée, ouverte à tout le froid de la terre. Et je pense à ce qu'on éprouve en retrouvant son appartement cambriolé. Quelqu'un s'est introduit chez vous et, non content de voler, il a vidé les tiroirs et tout éparpillé. Ce qui vous tenait à cœur – lettres, livres, papiers, photographies, souvenirs –, ce qui représentait, tangible, votre passé lointain, récent, ce qui l'attestait, l'ordonnait, s'offre à vos yeux dans une totale confusion et parfois délibérément maculé, mis en pièces.
J'essaie d'imaginer quels sentiments alors vous assaillent : l'humiliation devant un tel mépris de vous-même, la révolte, la rage, et le goût du meurtre ; la culpabilité encore, pour n'avoir pas fait bonne garde, jointe à l'amertume de se dire que l'ordre ancien ne sera jamais vraiment restauré, et à l'accablement face à la tâche qui vous attend.
Certains, dit-on, sont en état de choc après avoir découvert leur logis saccagé. Encore s'agit-il là d'intimité matérielle : l'intérieur qu'ils retrouvent profané, leur tenait lieu d'enclave, d'abri, au sein d'un monde inamical. Mais avec le viol, c'est dans votre corps qu'on pénètre par effraction. Non pas même en utilisant un… poignard, arme noble, mais un coutre de charrue, un pilon. Pour s'introduire chez vous, on fracture d'emblée le mieux réservé, on emprunte de force la voie qui mène au plus obscur, au plus confus de l'être ; une voie dont la souveraineté que vous exercez sur elle et son usage ne pouvait, pensiez-vous, vous être retirée.
Vous aviez, en ce domaine, donné privilège à l'aimé. Et voici que la première brute venue s'arroge le droit de vous spolier. Ce qui ne devrait s'accorder que librement vous est arraché à la faveur d'une mise à sac de votre moi. Vous vous croyiez maîtresse de votre vie ? Vous découvrez qu'on peut passer outre à vos défenses et vous nier absolument. Il suffit d'être homme et, par là même, porteur d'une arme. À supposer que vous n'ayez pas eu jusqu'alors conscience de votre faiblesse native, vous voilà une vaincue qui nulle part ne se sentira plus en sécurité. Le sentiment de votre infériorité physique ne vous épargnant pas de vous croire coupable d'imprévoyance ou de témérité.
Toute agression physique retentit sur le moi ; mais ce qui, chez la violée, se trouve atteint – à la jointure de l'âme, du cœur, de la chair –, ce n'est rien de moins que son essence de femme. D'aucunes estiment raisonnable de n'accorder au viol qu'une importance relative ; mais le moyen de persuader celles qui s'éprouvent viscéralement femmes, que la féminité en elles ne fut pas ravalée ? « Le viol, c'est la femme tuée dans la femme » a dit Hélène Cixous. Sinon tuée, du moins décentrée, gauchie, rendue étrangère, haïssable, à celle qui vivait en harmonie avec soi. Comment les femmes qui tiraient assurance et gloire de leur état, oublieraient-elles désormais que ce sexe où se condensait la saveur d'être chair et qu'on croyait si bien à soi, en son renfoncement, a pu vous trahir, livrer passage au premier venu, se faire l'informe et noir orifice qu'ont, aux yeux de la brute, les prostituées, au bas du ventre ?
Ah ! comme à peine rentrée chez elle, hagarde, aveuglée de pleurs et la face boursouflée, balafrée de cheveux, cette femme s'est farouchement lavée !… Pourtant, qu'en sera-t-il de sa volonté d'oubli si, quelque temps après, elle voit se confirmer ce qu'elle redoutait : oui, la haine, le mépris, la violence qu'on lui fit entrer de force dans le ventre se sont mis à fructifier ; jour après jour, ils se nourrissent de son sang.
Un enfant … Quel sens peut bien avoir ce mot pour elle, sinon la perpétuation physique du viol, la résurgence du monstrueux corps étranger qu'elle hébergea sous la contrainte ? La souillure interne se matérialise ; elle s'accroche à vous, ne fait qu'un avec votre chair et – cela vaut toujours pour une large part de la terre – , on ne vous en délivrera pas avant le terme, alors qu'on vous extirperait une tumeur, qu'on vous amputerait d'un membre gangrené. Un enfant… En l'occurrence, la dérision même ! Et d'abord, comment peut-il vivre, croître, dans un corps dévasté, nécrosé ?
« C'est une pensée scandaleuse, intenable, que celle-ci : je vais neuf mois durant sentir se développer puis bouger en moi ce qui m'est un constant rappel de l'ignominie ; ce que tout en moi refuse avec rage et voudrait sur l'heure expulser ; ce qui ne saurait naître qu'abreuvé, que saturé de haine – la mienne, relayant celle de l'agresseur.
« J'avais espéré enfouir en moi ma honte : elle se profilera chaque jour un peu plus pour la délectation de celles qui n'auront cure des circonstances ou qui pensent que les… honnêtes femmes ne sont jamais violées, elles ! Déjà coupable à mes yeux de n'avoir su prévoir puis me défendre, je lirai dans leur regard la distance, le déni de l'autre dont s'assortit la bonne conscience.
Puis un jour… c'est lui qui posera les yeux sur moi – et je devrai le regarder, vraiment ? Je pourrai réprimer mon haut-le-cœur, mon ressentiment devant ce qu'il me rappellera, surtout si je retrouve en ses traits ceux de mon bourreau ? J'aurai la patience de supporter ses exigences, ses cris, ses pleurs sans être tentée de lui imposer brutalement ma force à mon tour, un goût de revanche en la bouche ? Cet enfant, je pourrai le toucher sans horreur, sans croire être à nouveau touchée par une peau abjecte ? Je devrai – je pourrai – le prendre en mes bras et mimer la lente torsion oscillante des mères heureuses ? Je devrai le laver avec, chaque fois, la vue de ce sexe si c'est un garçon ?… Le veiller, le soigner ? Et d'abord lui donner ce sein qu'on brutalisa d'une main rapace ? Je devrai… l'aimer ? »
On comprend que des filles, des femmes violentées ne virent d'autre issue à tout un avenir de gestes impensables, infranchissables, que le suicide. Elles ne faisaient là que parachever avec logique l'œuvre de destruction commencée, que consommer leur mort.
Même quand elle n'est pas exclue par le clan ou que les mœurs de son pays lui sont indulgentes, on comprend qu'une femme consciente du prix de sa féminité soit tentée d'abolir son corps s'il lui advient d'être violée. Comme on trouve des oiseaux qui abandonnent leur couvée à peine a-t-on posé les yeux sur elle, il est des femmes qui désertent ce dont on a disposé contre leur gré. « Puisque mon refus, lors de l'agression, fut méprisé, je rejette ce corps qu'il m'a laissé et que je ne reconnais plus pour mien. On l'a traqué puis ouvert de force avec une fausse clé ; on l'a dévasté, maculé, flétri, on l'a rendu anxieux, irritable, agressif : je ne coïnciderai jamais plus avec lui – quand femme heureuse, nous ne cessions d'aller de concert.»
Crime contre la femme – l'avant-dernier degré du meurtre avant l'assassinat pur et simple –, le viol est aussi, par voie de conséquence, un crime contre l'homme et l'amour. Ce corps envers lequel l'épouse, l'amante, se reproche de n'avoir pas été assez vigilante ou combative, ce corps profané ne peut plus être médiation entre elle et l'aimé. Celui-ci, par chance – car, que de femmes rejetées après un viol ! – s'efforce de restaurer, par sa sollicitude, l'unité de la peau, la nappe du regard, la disposition au désir, à la saveur, mais ce n'est plus le compagnon qui la caresse, et la convie à l'abandon, c'est un homme et elle ne saurait plus avoir foi en l'espèce, et d'autant moins que son agresseur lui était mieux connu.
« Morte ma chair et mortes ma confiance et ma spontanéité. Je ne cesserai plus d'être spectatrice et de me tenir sur mes gardes. Cet homme qui m'assure m'aimer, que j'aime encore peut-être, je vois bien sa patience et sa douceur et je voudrais ne pas le blesser ; mais à la seule pensée d'être prise ou seulement attouchée, mon corps se glace et se ferme et n'est plus que refus hargneux. La brutalité en moins – mais qui sait si elle ne va pas se déchaîner? –, trop de gestes sont semblables ; et l'on attend de moi en fin de compte, la même chose. Ne sent-il pas qu'il s'introduirait dans une morte, que je ne suis que refus muet ? Que je ne cesserai, dans la pénétration, d'analyser la tonalité de l'acte : Cet homme n'est-il pas en train de m'agresser ? »
Fondée à voir en tout homme, fût-il courtois, une bête virtuelle dont les soubresauts de désir et de haine ravagent la face, et dans ces mains en apparence anodines, celles d'un étrangleur, la femme violée tient tout pour suspect : un visage amène, un mouvement d'une authentique tendresse, un éloge, une attention désintéressés … Et suspect d'abord est le terme d'amour. « Dire que j'ai pu croire les poètes ! Que j'ai pu rêver d'une vie de sujette de l'amour… On devrait mieux prévenir les jeunes filles romanesques que le désir masculin peut prendre la forme d'une frénésie dévastatrice qu'un mâle en rut porte au coeur d'une chair, d'un moi dont on pensait disposer à son gré tout comme cet enfant conçu dans la répulsion, la violence – l'horreur, est l'image caricaturale, perverse, de ce qu'on m'avait appris de la maternité. Et je hais de toutes mes forces cette nature qui peut faire d'un homme un boutoir, un bélier de sang, et qui permet qu'un enfant – un enfant ! – soit le fruit de la bestialité, quand il ne devrait procéder que de l'amour vrai ».
Une femme aimée qui n'aurait rencontré jusque là que délicatesse trouverait du moins, dans ses souvenirs, de quoi ne pas désespérer de l'homme. Irrémédiable, en revanche, est le saccage chez une jeune vierge qu'on force, et notre faculté de compassion échouerait à vouloir en prendre la mesure. Avertie ou non, l'adolescente ne se représente pas l'accession à la dignité de femme en dehors du consentement de tout l'être ; elle entend bien agréer son initiateur et s'il se peut l'élire pour les égards et la tendresse qu'il aura envers ce corps si plein d'appréhension. Et voilà que ce qui devait être affermissement, enrichissement du moi sensible, source de fierté, neuve prérogative, ce qui surtout se trouvait lié en pensée à l'amour – à titre de preuve et d'accomplissement –, voilà que cela prend figure de pire cauchemar… Dans les coups, les injures, dans la peur de mourir, un homme à face de dément renfonce votre chair, vous déchire, vous brûle et cela dure, dure, dans le chaos, le sang, les cris, cependant qu'on sent la mort toute proche, attentive à courir sa chance…
C'est donc cela, l'amour ? Cela, le plaisir tant vanté ? Cette sauvagerie de brute déchaînée, et toute cette ordure déversée sur vous en paroles, et en vous aussi ?… Cette souffrance physique telle que si on vous éventrait, et cette honte qu'on sait d'emblée indélébile ? Par quelle faveur des dieux cette fille violée rencontrerait-elle un homme capable de la réconcilier avec l'homme, avec l'amour ? Et d'abord un juge qui la croirait ? Si des victimes s'emmurent de silence jusqu'à devenir des blocs de haine, de rage et de dégoût, n'est-ce pas de peur que leur parole ne soit récusée, prise à la légère, sapée par la suspicion ? Que l'avilissement, la négation de leur moi, ne se trouvent confirmés, légitimés par les curiosités équivoques des enquêteurs et la légèreté d'un magistrat, son indulgence envers un semblable ?
Dans le viol, l'horreur a ses degrés. Il est déjà difficile de suggérer ce marquage à vif, au fer rouge, qu'est un viol ordinaire et le deuil indéfini qui s'ensuit. Comment dirait-on le désarroi, l'effondrement de l'espèce en vous, quand une fille, une femme est présente qui, loin de s'interposer, encourage et seconde ? Par cette félonie, c'est tout le genre humain qui s'est ligué contre vous pour une subversion mentale analogue à une grande vague de ténèbres.
L'horreur a ses degrés et la cime de la souffrance est sans doute atteinte quand des soudards vous violent sous les yeux de l'homme aimé qu'on a au préalable ligoté. Car on le bafoue, on le nie non moins que vous, et son supplice et le vôtre n'en finissent pas de se réfléchir, de s'agréger l'un à l'autre. Pourra-t-il jamais dépasser l'image de l'abjection qu'on enfourne en vous, celle de votre infidélité de fait ? Et lui-même, que vous avez vu réduit à l'impuissance, lui qui devrait être votre rempart, de quels yeux se verra-t-il désormais ?
Surtout, comment dénoncer un viol pourtant effectif, quand le plaisir se joignit à la douleur, à la brûlure, ou plutôt qu'il en surgît et les submergeât ? Et vous voilà face à l'inconcevable : « Ainsi, le violeur avait un allié dans la place ! Et je découvre avec épouvante que ce corps n'y regarde pas de si près, que c'est celui d'une fille de joie… Dès lors, y eut-il vraiment viol ? Si oui, suis-je fondée à m'en plaindre quand, à ma stupéfaction, mon ventre n'attendait que cela pour exulter ? Qui suis-je au juste : celle qui se débattit de toutes ses forces pour défendre son intégrité, ou la ribaude qui jouit jusque dans la violence et l'ignominie ? »
L'horreur du viol a ses degrés oui, ce qui nous permet d'excuser la plupart d'entre eux. Il supporte si bien les interprétations, que l'Église en a – par avance – béni des multitudes. Car il y a bien viol chaque fois que l'homme brusque le mouvement – le tropisme – d'un corps qui voudrait pouvoir accommoder, dans une lenteur ensoleillée, sur ce qu'on lui fait entrevoir. Il y a viol quand une part étroite du corps féminin est seule convoitée, alors que s'offrait la totalité d'un être – à peine suffisante, pensait-Elle, pour cette haute aventure : donner à l'amour une commune demeure – savoureuse ! –, une tour ronde entre les murs de laquelle il ne cesserait de se réfléchir.
Aussi, qui oserait prétendre qu'un même destin de femme attend celle qui entra dans la vie charnelle par la violence ou simplement l'impatience, la rudesse, le manque d'égards, et celle qui y accéda par une maturation naturelle où le sang devient suc, et pulpe la chair ? À nous rappeler que des jeunes filles sans nombre auront vu s'ouvrir cette vie-là par un viol, au soir ou non de leurs noces, nous serions moins étonnés de la rancœur et du mépris d'apparence inexplicables que des femmes nous portent. Surtout quand la confiance initiale avait la fougue et l'aveuglement de l'avalanche, il est des meurtrissures d'âme que « tous les parfums de l'Arabie » ne sauraient effacer. De riches biens perdus qui n'admettent de compensation.
Au vrai, que dire à toutes celles qui furent ou seront les victimes de ce crime parfois « sans traces » qu'est le viol, sinon, avec ce juge d'instruction qui venait d'écouter la déposition d'une femme violentée : « Pardon. Pardon pour nous tous » ?
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Je ne doute pas que maintes naissances soient, pour la mère, l'un de ces moments de gloire intérieure que connaissent ceux qui viennent d'accomplir un haut fait ; et de s'accomplir par cet acte même : tout en illustrant l'exigence de dépassement qu'ils recelaient, ils firent droit à la finalité universelle assignée à tout vivant.
Il n'existe pas à ma connaissance de témoignage de femme qui, jour après jour durant neuf mois, aurait exprimé sa haine du fruit qu'elle portait. Celles qui furent tentées de le faire ont dû reculer devant ce qui eût paru au lecteur une œuvre monstrueuse. Au demeurant, y a-t-il des mots pour traduire les sentiments d'une femme qui se voit imposer, en un total bouleversement charnel, affectif, social, une sorte de subversion de l'être entier ?
Quelques secondes en auront décidé. Il n'en faut pas plus pour vous contraindre à porter, à nourrir à vos dépens, à sentir bouger – si bien qu'on ne peut oublier qu'il vous habite, qu'il est vivant, qu'il est autre – un enfant que tout votre être refuse parce qu'il est le fruit du hasard ou pis du viol, « légal » ou criminel.
« Avoir la main forcée » est ici une litote puisque le corps, le cœur, l'esprit, vont devoir s'engager en des voies qu'ils n'auraient pas spontanément prises. Le destin dont on se voulait maîtresse vous échappe. Un accident vous est arrivé, qui va infléchir le cours de votre vie, et longtemps l'entraver, si ce n'est même toujours comme il advient quand un infirme, un débile, naît de vous. Un accident, jadis tout simplement mortel pour nombre de femmes.
D'autres menaces pèsent sur le destin de l'homme, sur son autonomie, non celle-là. Jamais l'un de ses semblables, même dans le viol, n'aura déclenché le processus qui permet à une vie de se développer en vous, de vous – une vie qui, expulsée, n'aura cure d'entraver, de ruiner vos projets, de piller votre temps.
À cause de cette fatalité qui pèse encore sur la plupart d'entre elles par le monde, les femmes ne sauraient regarder l'acte avec nos yeux. N'en redoutant de conséquence organique, hors la maladie, l'homme peut l'accomplir dans une totale insouciance. La femme en revanche, sait que ce forcement risque de grever un peu plus sa condition. Elle sera prise, suivant l'expression populaire ; captive de rets internes puis extérieurs. Ce qui guettait l'instant propice dans un diverticule de son corps, à présent triomphe : le Temps vient de jeter sur elle son grappin.
La désinvolture, le mépris, l'infamie de l'Autre, vont s'intégrer à elle, devenir chair de sa chair, grossir, bouger, l'encombrer ; puis, une fois rejetés, ils se tiendront devant elle, sous les espèces d'un enfant – et il faudra continuer de nourrir ce vivant rappel de l'effraction de votre espace intime.
Il ne suffit pas que le corps aspire, en aveugle, à être fécondé : l'esprit, le cœur doivent non moins s'y disposer. Sinon, tomber enceinte – et cette pesanteur, cet accablement qui vous envahissent en y pensant – risque d'être vécu comme un mauvais tour du destin, la perpétuation – indéfinie ! – de la violence que l'on vous fit, et d'abord sous la forme d'un étranger qui aurait table mise en vous – le vivre et le couvert ! – et qu'on ne saurait déloger sauf à exercer des violences sur soi.
Qu'il est donc étrange qu'un même état paraisse tantôt le comble de l'opprobre pour une femme et tantôt une bénédiction !… Qu'il puisse lui valoir médisances, malédiction, bannissement, voire l'acculer au suicide, ou lui conférer une dignité singulière. Cela, simplement parce que le Temps agit chez l'une par voie de réquisition, quand Il trouve chez l'autre, pour y faire Son œuvre, un beau temple de chair consentante et un cœur, un esprit accordés. Parce que, en d'autres termes, le Temps rencontre chez celle-là un être mortifié, en rébellion, quand celle-ci se donne à Lui entière, se met à son service avec une gratitude éperdue, assurée qu'elle est de Lui devoir bientôt le mûrissement auquel l'amour seul, stérile, ne saurait tout à fait la conduire.
Que la possibilité qu'ont les femmes de ce temps, en certaines sociétés, de se défaire d'un embryon, ne nous fasse pas oublier la foule de celles qui eurent, qui ont encore sous leurs yeux, la vie durant, vif et vigoureux, le fruit de l'abjection.
Ou qui moururent d'avoir tenté de l'effacer.
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À voir un documentaire animalier, on s'avise que la peur est inhérente au règne animal ; que chaque espèce y est à la fois prédatrice et proie. Le danger y infuse également l'inquiétude en les airs, les eaux, et jusqu'en le sable des déserts ; il y altère veille et sommeil. L'individu n'y doit sa survie qu'à une vigilance de tous les instants ; son déplacement par bandes ou bancs ne le préservant pas de l'agression, puisqu'il se trouve toujours, dans la faune, plus prompt, plus fort, plus rusé, que soi.
Qu'elle fonde des airs, qu'elle guette, rampe ou bondisse, la mort fait de la nature, latent ou manifeste, un sauve-qui-peut universel.
Il reste, homme, à nous imaginer, devenu, par notre faiblesse native, la proie désignée du faraud qu'un refus bafoue ; celle de la brute qu'aveugle un voile de sang ; celle du soldat, de l'émeutier, du révolutionnaire, qui voient, dans la violence de l'action, la subversion de l'ordre établi, la justification du viol des femmes.
Il reste à nous représenter, nous sachant vulnérable et objet de convoitise, devant nous interdits par prudence, les lieux, les actes, les situations, pour licites qu'ils soient, où rencontrer l'abjection à face humaine.
Ce serait aliéner notre liberté, restreindre notre autonomie, en retirer un sentiment d'iniquité ? Ne savons-nous pas que la chasse est dans les fibres de l'homme, et que certains n'ont de scrupules à étendre la jungle en tous lieux où ils sont ?
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A suivre