* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
*

BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

*
LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
*
L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

*
L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

*
L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

*
CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

*
EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


dimanche

1er novembre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes




ACTE III




*



Même décor qu'au premier acte. Leucosia se tient derrière l'un des rochers bas. Parthénopé paraît, venant de l'un des côtés de la scène. Elle est vêtue d'une jupe évasée et d'un corsage ouvert jusqu'à la taille, lacé par devant.
 *


Scène 1

LEUCOSIA, PARTHENOPE.
 *

PARTHENOPE, apercevant la sirène.- Leucosia!... Tu ne m'attendais pas, j'espère?

LEUCOSIA.- Si, cet arc-en-ciel, hier, tout proche et le plus chatoyant que j'aie vu, j'ai compris que c'était pour toi.

PARTHENOPE.- Oui, une façon de tribunal. Ce qu'on m'a reproché? L'ambition, l'ingratitude, la désertion. Et un rien d'insolence...

LEUCOSIA.- Mais Zeus t'a  exaucée! Ah, raconte-moi... Ce fut long? Tu as eu mal?

PARTHENOPE.- En m'éveillant ici, j'ai senti que j'étais habillée. Alors j'ai fait mouvoir le bas de mon corps - avec précaution: si j'allais abîmer quelque chose...Des jambes! J'avais des jambes - que je pouvais écarter, fermer, rouvrir... Et l'air, entre elles, en paraissait élastique. (Écartant bras et jambes.) Regarde: une étoile de mer qui se tiendrait debout!

LEUCOSIA.- Tu as dû chanceler en te levant: c'est si stable, l'appui de deux paumes et d'un ventre...

PARTHENOPE.- Je me suis redressée, étonnée d'être si haute et, c'est vrai, guettée par le vertige. Dans un remous d'images, de clarté... J'ai hasardé un pas, et puis un autre, et j'ai marché dans la frange de la mer - qui me passait des anneaux aux chevilles...

LEUCOSIA.- Je n'ai que mes poignets à lui tendre, mais je sais le plaisir d'être une captive pour rire.

PARTHENOPE.- Relevant ma jupe jusqu'à la taille, je me suis avancée dans le flot. Et j'ai senti, avec un peu de tristesse, que je ne savais plus nager; mais cette lame souple, entre mes cuisses... Des cuisses rondes dont l'eau fait le tour sans se lasser... C'est là une caresse jamais encore éprouvée - qui vous rend toute rêveuse... Ascendante - elle a sûrement à voir avec le ventre -, une caresse annonciatrice d'on ne sait quoi de redoutable et de délicieux

LEUCOSIA.- J'en ferme les yeux, à seulement l'imaginer!

PARTHENOPE.- Mais l'île surtout m'appelait. J'ai quitté le rivage et gravi la colline; et je n'ai plus cessé de marcher, grimper et redescendre, des ailes aux chevilles, comme Mercure.
Là est ma patrie, rugueuse et affable, et non pas ( Désignant la mer.) dans cette étendue que son bleu obstiné fait paraître insipide.

    LEUCOSIA.- Comment est-ce, à présent, là-haut? Je ne sais plus que cette rive...

    PARTHENOPE.- Des bois, des champs, comme autrefois... Je me suis tenue loin des gens: qu'aurais-je répondu, si l'on m'avait questionnée? ( Un temps.) Ah, j'ai vu un bélier et j'ai pensé qu'il ferait bon l'enfourcher... Et que ce serait meilleur encore avec une bête au pelage lustré, qui irait très vite ( à cause des cheveux dans le vent ). Aussi vite que les dauphins quand ils bondissent de vague en vague.

   LEUCOSIA.- On dirait alors les ricochets d'une pierre plate lancée par un enfant... A les monter en amazone, on est tout de suite à la renverse.

   PARTHENOPE.- L'étrange, vraiment, c'est que mes cuisses veulent tantôt s'ouvrir, ainsi qu'on écarte les bras devant le soleil; et tantôt se refermer comme pour étreindre.
Et je crois bien que le plus vif plaisir, celui qui fait battre le plus fort mon coeur, c'est le resserrement qui me le donne.

   LEUCOSIA.- Pourquoi, en t'écoutant, pensé-je à ce garçon à qui je ne pourrais offrir que mes seuls bras?... Se tenir debout, serrée contre lui, et simplement sentir nos ventres joints qui respirent ensemble... Comme on doit être ployante, alors...

   PARTHENOPE.- Avant de rencontrer celui que j'aime, je voudrais être plus assurée de mes nouveaux pouvoirs; mieux éprouver comment cela joue, quand on  franchit, d'une enjambée; quand on s'asseoit à califourchon...Ah, je grimperai dans un grand arbre et, m'élevant de branche en branche, à chacune de ses fourches, je montrerai la mienne!

LEUCOSIA.- Justement: je voulais... je n'osais te demander... comment c'est, à l'enfourchure.

PARTHENOPE.- Ce fut là ma première pensée, bien sûr. Un pied de part et d'autre d'une flaque, j'ai donc regardé mon reflet. Ce qu'on voit?...( Je ne sais ce qui me retient de te le montrer. ) Au sommet de l'arche, une poignée de mousse sèche. Puis on distingue... Imagine une entaille aux rebords renflés,- mais sans trace de sang; seulement une sorte de sueur, ou de salive.

LEUCOSIA.- Je me souviens de la crevasse des figues trop mûres... Comme nous les aimions!...

PARTHENOPE.- C'est bien plus confus. Comme si on avait garni l'entaille de festons de chair... Mais je vais te dire le plus étrange. ( Elle porte à son nez le bout de l'index.) Cette encoignure a l'odeur même des goémons séchant au soleil. Plus grisante encore d'être resserrée.

LEUCOSIA.- Ainsi nos lèvres se trouveraient, là, reproduites, redoublées?

PARTHENOPE.- Oui, et j'avais l'impression, en marchant, d'adresser maints sourires à la Terre. Étirés, un peu sinueux, mais de vrais sourires. Comment, dès lors, ne pas recevoir du sol un bel accueil?
Surtout quand la marche se fait danse: sais-tu que je me suis essayée à mimer les vagues, leurs élans, leurs pas chassés, glissés, et même leur grand écart quand elles s'affaissent sur la rive?...

LEUCOSIA.- Tu n'as pas mal?

PARTHENOPE.- Non, non, bien au contraire. Ou c'est un mal d'avidité d'on ne sait quoi. Avec, au coeur, l'angoisse de ces après-midi où l'orage se cherche. J'ai mal d'une douceur excessive, insistante, qui voudrait se déployer - et le corps se sent à l'étroit, les membres sont travaillés d'élancements, et l'échancrure, en moi, gagne alors de proche en proche.
S'ouvrir! Et non pas à demi comme les valves des coquillages, mais à deux battants puisqu'il y a ce sillon qui vous divise la croupe même.

LEUCOSIA.- C'est vrai: j'ai deux yeux, deux bras, deux seins - et après, c'en est fini du bel attelage...

PARTHENOPE.- Cette impatience de s'ouvrir qui s'attache à la charnière!... On veut se jeter au plus loin de soi; on voudrait voir s'allonger ces lèvres secondes en rebords de barque où l'homme viendrait s'étendre.
Car l'homme a, je le sens, affaire avec cette incision. J'irai vers lui et lui dirai: "Je t'apporte une blessure à soigner. Seul, tu peux aveugler cet oeil hirsute qui me distrait, à tant fixer le sol".
Ah, il faut être femme, et femme debout sur ses jambes, pour mesurer l'attraction de la terre...

LEUCOSIA.- Je l'éprouve assez, quand je dois ramper...

PARTHENOPE.- Non, non, rien de tel... On sent que vos jambes vous trahissent, et qu'il y aurait de bien grandes délices à se laisser aller à la renverse, à se répandre là, vos vêtements retirés pour être au plus près de ... ( Apercevant le pêcheur.) - de celui qui, déjà, est en marche.

LEUCOSIA.- On vient?

PARTHENOPE, plus bas.- Il vient, et son chemin passe au travers de moi... Ah, soutenez-moi encore un peu, ô mes jambes de sable...

LEUCOSIA.- Et... il est seul?

PARTHENOPE.- Seul, oui. Une cime qui traverserait le paysage.

LEUCOSIA.- Tant pis... Je m'éloigne au plus vite.





Scène 2

PARTHENOPE, MELISSOS

*
Le pêcheur passe, sous le regard de Parthénopé qui se tient immobile, un peu en retrait. S'avisant de sa présence, il fait encore quelques pas, s'arrête, puis revient vers elle.

MELISSOS.- Ce visage... Où ai-je vu le même? Une tête entrevue..., évanouie... Une apparition. Ou bien était-ce un rêve?... Chacun ici m'est connu, pourtant...

PARTHENOPE.- L'île abonde en ravins boisés; et je suis toute petite, et j'ai grandi sous le couvert.

MELISSOS.- Petite? Il me semble que je dois lever la face pour te voir - ainsi de l'horizon de mer qui, toujours, se tient à peine au dessus. Tu n'es pas petite, oh non. Tu es pareille aux arbres qui portent leurs fruits plus haut que la main levée.
Mais que tu aies grandi sous des ombrages... Il fait grand jour et on dirait qu'il y a éclipse; ou que le soir est près de tomber.

PARTHENOPE.- Et si j'étais ton ombre, non plus fauchée net sous tes pas, mais droite et fière à ton côté?

MELISSOS.- Mon ombre? Et je devrais me soucier d'elle, à présent?

PARTHENOPE.- Quand cette lumière t'accable, que dirais-tu d'avoir, auprès de toi, dans le grand jour, une sorte de clair-obscur? Et quand, le soir, montent les ténèbres qui te parlent d'Hadès, n'aimerais-tu pas sentir à ton flanc une masse de nuit tiède et bienveillante?

MELISSOS.- L'étrange langage que le tien... Et d'où vient, si tu es mon ombre, qu'elle me surplombe; qu'elle s'épanche en moi, m'apportant un soudain désir de sommeil - avec l'heureuse lassitude de celui qui touche au port?

PARTHENOPE, avec un peu d'ironie.- Qui m'aurait dit qu'il y eût des hommes pour si bien parler aux femmes...

MELISSOS.- C'est la première fois - et m'en voilà fort étonné car, d'elles, je fais peu de cas. Et je sais gré à la mer d'être un pays sans femmes.

PARTHENOPE.- Quel aveuglement! La mer est femme. On dit qu'elle en a tous les défauts.

MELISSOS, pensif.- De fait..., ce visage aperçu... C'était bien en mer... Et, tout à coup, je ne vis plus que la chevelure, comme une touffe d'algues flottante.

PARTHENOPE.- Les yeux... Tu te souviens des yeux?

MELISSOS.- Comment les oublier? Deux remous figés, en surface. Minuscules, mais propres à vous aspirer un homme. Moi que le vertige épargne, j'ai dû m'agripper au bord de ma barque.
Et, voilà qu'à nouveau, je me sens tomber de mon haut, tel un arbre qui s'abat... Avec le même désir de m'engloutir, tête baissée...

PARTHENOPE, à part.- Merci, Aphrodite vénérée. ( Au pêcheur.) Je connais cela aussi, quand on ne va plus que déséquilibré, l'esprit, le coeur toujours devançant le corps, impatients qu'ils sont de revoir un visage. On ne loue pas assez la pente descendante de vous mener là où se tient votre aise!

MELISSOS.- C'est ainsi que tu es venue en ce lieu: comme les rivières vont à la mer?

PARTHENOPE.- Tout à fait. Tu me vois bien droite mais, en secret, je suis bienheureusement échouée, membres à l'abandon... Tu peux me croire: quand tu reposeras, ton ombre ne restera pas debout!

MELISSOS.- Reposer... Moi qui ne prêtais guère attention à la terre, j'ai envie de la saluer, en te voyant: Ma belle terre ferme et meuble et douce à l'égal du sable au plus près du flot... Mon noir terreau fertile...

PARTHENOPE.- Dis-moi d'abord quel enfant tu fus.

MELISSOS.- Moi, je t'imagine sans peine petite fille: tu avais la tendresse si impétueuse que les fleurs se fanaient sous tes baisers; que les enfants s'éloignaient de toi comme on s'écarte de l'if... Mais les bêtes du moins venaient à ton appel, et tes caresses les rendaient plus pensives encore.

PARTHENOPE.- C'est tout à fait cela! Que tu me connais bien, pêcheur... Mieux que moi-même. Tu parles, et de grandes régions ombreuses se découvrent en moi. Tu m'apprendras, oui, qui je suis...

MELISSOS.- Qui tu es? Quelqu'un qui se tient là, sur mon parcours, quand, d'habitude, j'allais d'une traite de mon toit à la mer... Et qui ne se laisse pas contourner, oh, non!
Voilà que, sur mon chemin, je rencontre la pesanteur, et ce qui m'était non moins inconnu: la paresse promise, et que j'accepte, et que j'accepte.
Pour la première fois, une femme me contraint - à m'arrêter, à lui tendre la main, et bientôt à marcher de concert avec elle, tout content que le sentier soit étroit.
Tu ne prétends à rien,certes; mais comme tes yeux exigent!

PARTHENOPE.- Toute ma peau t'écoute, et il me vient un grand désir de vivre, une grande impatience de faire jouer mes jointures et de m'ouvrir - à en forcer la charnière!
Faut-il en avoir peur? Nous voilà, d'un coup, irrémédiables l'un à l'autre, autant que le jour, les saisons, les tempêtes - la mort.

MELISSOS.- La mort... Pensant à la mienne, je voyais le poitrail d'une vague, le flanc d'une baleine, une chiquenaude du vent...; jamais un récif ayant forme de femme!
Mais non, tu ne peux m'être fatale: je n'aurais pas, sinon, une telle impression d'aubaine!

PARTHENOPE.- Ah, l'indicible joie, l'indicible frayeur que j'ai, moi, en ta présence...   ( Une fine sueur m'en vient aux paumes...) Il me faudrait un roucoulement de colombe pour bien conter ma chance; et de plus grands espaces encore pour y tracer ma louange.

MELISSOS.- Tu verras, ma belle essence d'ombre, comme c'est vaste et brillant, un jour de mer; évasé, un ciel de rivage...Quand tu longeras la grève, tu auras tout le visible pour escorte.

PARTHENOPE.- Tu me regardes, tu me parles, et de cette heure seulement, je sais appartenir à la création. J'en ai gagné le centre exact.

MELISSOS.- La convergence, oui... Tu es la convergence - et quel désert cela fait à la ronde...

PARTHENOPE, pensive.- Le désert, c'est cela. Pour que nos membres aient toutes leurs aises.

MELISSOS.- Peut-être qu'à tout, plus tard, je préférerai ces instants-ci: tu existes et cependant tu n'es encore que présage et prémices.

PARTHENOPE.- Toi, tu t'installes si bien en maître, tu nous couches si résolument, que je devrai, me semble-t-il, à chaque pas, enjamber notre couple!

MELISSOS.- Comment le monde est-il devenu multiple, impénétrable? Pourquoi a-t-il ce sourd éclat? Pour la première fois, je dois baisser les yeux. Et devant une femme!...

PARTHENOPE.- Elle est donc si peu, celle qui vous dispense le plaisir et qui donne la vie? Celle qui, serrant dans ses bras un homme trop épris d'immensité, lui fait savourer ses limites?

MELISSOS.- Tu es vraiment de cette île? Ne serais-tu pas plutôt l'Étrangère faite pour dénoncer, de sa seule existence, les femmes mobiles et vaines, bavardes et sournoises, et leur monde vénéneux?

PARTHENOPE.- Je ne sais; sinon que je suis femme d'élection, femme de vocation... C'est là peut-être ce qui nous distingue.

MELISSOS.- Il est au moins, je le découvre, une femme qui vous renfonce le regard et vous anéantit de son ombre touffue. Proche et lointaine, évidente et secrète, une et étagée, une femme imparable.

PARTHENOPE.- Toi-même, tu n'es pas plus évitable que la foudre... ( Un temps.) Mais tu ne m'es pas obscur, non: de toi, j'en sais déjà autant que si ton corps s'était imprimé sur le mien. Comme la plage mouillée connaît celui qui la foule.

MELISSOS.- La plage, oui...Ce ne sont partout que couches offertes... ( Montrant la mer.) auprès d'une jonchée de sommeil!... Comme cela vous sape les chevilles...

PARTHENOPE.- ... Vous enserre les genoux... Et que je me sens lourde à présent... Mes cheveux mêmes pèsent , qui m'allégeaient.

MELISSOS.- A mes tempes, plus haut que la rumeur de mer, le froissement du sang.

PARTHENOPE.- Ah, toi aussi, tu le perçois... Et de la faim, que dirais-tu? La mienne me mange le visage.

MELISSOS.- Celle que j'ai de toi me brise les poignets.

PARTHENOPE.-Et comme elle sait me dépouiller!...Je lis ma nudité dans ton sourire! (Un temps.) Guéris-moi, à présent: je suis toute endolorie de désir.

MELISSOS.- Je pilerai ton amande ; j'en ferai sourdre une huile dont tu seras toute lubrifiée.

PARTHENOPE.- Et je serai pour toi la veilleuse qui fait son nid dans l'ombre. Plus constante et sûre, dans la nuit, que toute lampe.

MELISSOS.- Je te prendrai, mon Étrangère - au piège de ton sang.

PARTHENOPE.- Tu me prendras, oui; et tu ne me garderais pas, que je ne serais pas pour autant rendue à moi-même.
Ah, je me sens essoufflée, rompue, en grand péril: je t'aime!

MELISSOS.- Un même cri fait violence à ma gorge.

PARTHENOPE.- Aime-moi, s'il te plaît. Je te prie humblement de m'aimer. Et puis console-moi... De je ne sais quoi, puisque je t'aime et suis aimée... Ou plutôt non: fais bien en sorte que je n'en puisse guérir.

MELISSOS.- Ne dis plus rien: te voir m'assourdit. Comme un peu d'ambre gris trouvé sur le rivage.

PARTHENOPE.- Seulement ces deux mots qui me résument: consentement, contentement. Ceux-ci encore: épanouie, abasourdie; béante, brûlée... Comment, comment en réchapper, dis?

MELISSOS.- Je ne vois de salut que chez moi... Viens, et nous en ferons un réduit de saveur, un repaire de liesse. ( Il lui prend la main et l'entraîne. Le buste de Leucosia réapparaît puis surgit, non loin, celui de Ligéia.)




Scène 3

LEUCOSIA, LIGEIA

*
LIGEIA.- Ils s'éloignent enfin!...

LEUCOSIA, sursautant.- Ah, que tu m'as fait peur!... Ne pouvais-tu te signaler?

LIGEIA.- Pour qu'ils m'entendent!

LEUCOSIA.- Que c'est beau, une femme qui se dispose à tout donner, face à un homme enclin à tout étreindre...

LIGEIA.- Sans rien concéder en retour.

LEUCOSIA.- En aucune façon!... C'est de lui, désormais, qu'elle attendra ses réveils, ses saveurs, ses sommeils - ses souvenirs... L'ombre du figuier lui semblera la main de l'aimé sur son front. Elle aimera le vent qui, à distance, joindra leurs doigts, leurs lèvres, le rebord de leurs cils. Elle aimera toute chose, et s'en attendrira.
Je pressens quel beau regard vous donne une convoitise constante à mesure comblée... La force et le repos qu'on éprouve à n'envier nul être au monde.

LIGEIA.- Voilà que tu poursuis les propos insensés qu'ils tenaient tout à l'heure, pareils en cela, m'a-t-on dit, à ceux qui ont mâché du lierre, de la jusquiame, ou pris de je ne sais quel champignon!...

LEUCOSIA.- Ai-je même entendu ce qu'ils se disaient? Mais leur commun regard vibrait telle une corde de lyre...D'incrédulité; de douce détresse .

LIGEIA.- Assez divagué: qu'espères-tu en restant ici? Celui que tu attends n'a d'yeux que pour son pêcheur. Un abîme vous sépare.

LEUCOSIA.- ... Que je franchis d'un regard.

LIGEIA.- ... Qu'il ne te rend pas.

LEUCOSIA.- Cela vaut mieux: le sien me consumerait sur place ou me frapperait de stupidité. Présent, absent, je le contemple à son insu. Non: je l'aspire et le hume à la façon du soleil évaporant la rosée.

LIGEIA.- Et moi, je rage de ne rencontrer nulle réciprocité dans mes regards; de me sentir évidée, abolie par le seul qui m'importe.
Dans tout ce qui s'entrecroise et se rompt, à fleur d'eau, je rêve d'une fibre invisible, à toute épreuve, et qui nous relierait, toujours tendue.

LEUCOSIA.- Je ne comprends rien à ce que tu me dis.

LIGEIA.- Bien sûr: il n'y a qu'à moi que l'amour ne donne pas d'esprit!

LEUCOSIA.- Ni de coeur. Sinon, tu te réjouirais pour celle qui s'en va - et comme son pas est lent, malaisé... Comme la terre lui soutire ses forces... Je crois l'entendre: "A présent que nous nous sommes trouvés, ne plus bouger jusqu'à la fin des temps!"

LIGEIA.- Femelle! La voilà femelle et qui mettra bas et allaitera, comme les dauphins... C'est dégoûtant!

LEUCOSIA.- La voilà femme - femme jaillie de ses jambes... et tout à la joie de sa jointure.

LIGEIA.- Femme et mortelle, c'est tout un. Elle ne se doute pas que la mort sera toujours en tiers, surtout quand ils s'accoupleront.

LEUCOSIA.- Je parie qu'elle lui a dit, déjà: "Vieillir? Avec toi, oui, je consens à vieillir".

LIGEIA.- Et lui devrait bien penser à ce qu'il advient au mâle, chez les mantes. Avec quelle jubilation j'assistais à la fin de leurs ébats, du temps que j'étais un oiseau... N'est-il pas juste que la femelle punisse de mort celui qui lui impose sa loi, la forçant ainsi à engendrer?... Ah, j'imagine sa jouissance en ce festin, comparée au pauvre plaisir de l'acte.

LEUCOSIA.- Il vient!... Va-t-en. Va-t-en si tu ne veux pas que je te haïsse tout à fait.     ( Ligéia disparaît et, de même, la tête et le buste de Leucosia.)



Scène 4

DELPHIS

 *
Il survient, allègre, animé, puis s'immobilise et regarde dans la direction que Mélissos et Parthénopé ont prise. Incrédule, il observe un temps de silence.

DELPHIS.- Lui!... Mais c'est lui que je vois s'éloigner - et avec une femme!...Venant à sa rencontre, je n'étais qu'embrassement, égards anticipés. Et voilà que...
Une femme!... L'inconcevable... Et qui semble se retenir de danser, de suivre le balancement de ses cheveux... Jamais encore je ne l'avais vu avec une ... Il m'a tant dit que seuls les adolescents lui importaient... Et il la tient par la main!... (Un temps.) Quand je venais de me baigner... "Ne bouge plus!" Et il me regardait en silence et il m'élisait entre tous.
Pourquoi suis-je soudain plus las qu'un vieillard? Respirant moi aussi avec application... Pourquoi ai-je aussi mal? Qu'est-ce qu'on trahit, en moi?... Son souci de moi, depuis qu'il m'avait remarqué... Sa pâleur, quand je me suis blessé et qu'il a vu mon sang... Avec cela, ne cessant de m'enseigner: "Écoute: c'est un chant de... Regarde ces traces: un bouquetin est passé par ici... Tu vois cette herbe? Elle guérit de la pierre... Je vais te montrer comment on s'y prend pour..." Présent, absent, mon modèle. Net, clos et ferme. Sans les façons des femmes, leurs fards, leur mollesse; leurs chuchotis entre elles, leurs plaintes et leurs pleurs. Comment expliquer?... Il faut que celle-ci ait usé d'un sort.
Il n'a pas le droit de lui ceindre la taille!... La grande chaleur par tout le bassin qui m'était venue, le premier jour où il m'avait ainsi... Et nous allions aussi lentement, mes chevilles entravées...
Cette acidité quelque part... Mes yeux me brûlent. On pince, on froisse mes paupières... On les flagelle. On vrille en moi la vie.
Me fier à lui m'était douceur. Quel écran, un front, pour les pensées qui ne s'avouent... On peut donc avoir en soi un réduit d'ombre? A moins qu'adulte on ne puisse vivre en pleine lumière... Ou que l'ombre portée que font les femmes sur la terre finisse par gagner l'homme... Il n'est que de voir leur chevelure, déjà, quand la brise la jette de côté... ( Un temps.) Le premier soir où il a passé sa main dans mes cheveux, vers la nuque...
Et il m'a préféré quelqu'un!... C'est moi que je vois là-bas - et ce n'est pas moi... Et il consent à cet échange!.. ( Un temps.) Précieux... On se croit précieux, unique, et voilà ce qu'on pèse dans la balance des yeux aimés...Ah, son dédain m'anéantit. Il ne reste de moi qu'un faisceau de rancune - et cette douleur d'écharde.
Où suis-je au juste? L'air est chargé de soupçon - ou de malice. Ce qui m'entoure bouge, à peine on le quitte des yeux.. Mal..., j'ai mal, et le jour en est terni, les couleurs en sont éteintes - comme dans une forêt incendiée... Mais je t'entends, lointain coucou, parmi les piaillements imbéciles des mouettes!
Ils se sont arrêtés... Douleur!... Il la serre contre lui - et c'est moi, moi qu'il devrait... Ah, je sais comme ils sont près de tomber, à présent, et comme le monde devient trouble... Et moi aussi je voudrais... m'affaisser, me défaire - et puis dormir.
Je devrais appeler sur eux la colère des dieux, maudire, menacer - ou bien supplier. Et voilà que je me sens humble et harassé. Dégrisé aussi. Prêt à m'excuser de toujours exister.... Je crie: "Il n'a pas le droit!..." et j'entends Éros me rire au nez. Mes mains se voudraient deux poings noueux qui cognent - et mes bras pendent; mes jambes ne me soutiennent plus. On a fané mon regard et ma voix est d'un autre, que je ne connais pas... Toute l'amertume d'un bois de cyprès est dans l'air. Sur mes lèvres, la fadeur de la poussière, de la cendre. Oui, je suis bien face contre terre et on m'observe à la ronde, en se poussant du coude..
Depuis quand la connaît-il? Il pouvait donc être double? Lui redire des paroles inventées pour moi? J'ai mal aussi de sa dissimulation, de ses sincérités successives. J'ai mal... Quelque chose, vers le coeur, d'aigu, d'obstiné. Le dard d'une abeille... Je voudrais ma mère ici... Plus rien au monde qu'elle.
Ils ont repris leur marche. La terre les porte; la terre se déroule devant eux. ( Je le sais: je l'ai éprouvé.) Et me voilà comme un ruisseau soudain privé de son fil. On m'a fait pivoter; on m'a si loin tiré en arrière que je ne reconnais plus rien. Où est ce qui me halait, à la façon dont il ramène à lui son filet? Et c'est elle, maintenant, qui va voir le jeu de ses muscles, quand il amarre ou détache sa barque...
Où me tenir? Le passé , d'un coup, s'est vicié; le présent est tranchant; l'instant qui venait à moi renonce...( Un temps.) La bouche pleine de salive, il me semble que je n'aurai plus jamais faim ni soif.
Ils s'éloignent...Ils vont disparaître, mais c'est moi qu'on rature. Eux seuls existent; ils ont même si bien grandi en s'éloignant, qu'il leur faudra se courber pour passer le seuil; et qu'ils ne sauraient, une fois entrés, se maintenir debout.





 **
*




RIDEAU

Archives du blog

Compteur pour blog gratuit