« Avez-vous lu mireille sorgue ? »
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« Avez-vous lu Mireille Sorgue ? » demandait, dans « Le Figaro » du 15 février 1985, André Brincourt, avec les accents de qui n'en revient pas.
L'Amant et le premier tome des Lettres à l'Amant venaient de paraître. Du premier, le critique déclare : « …j'ai soudain le sentiment de me trouver devant un livre hors pair, – sans références possibles à la production actuelle – mais cependant digne des plus grands du genre pour autant que la célébration de l'amour en soit un, je veux dire sa naissance, sa formation, sa maturation dans un être-miroir qui le réfléchit, l'approfondit, le retient et nous l'offre sur un ton et dans un style qui jamais ne cèdent à la mièvrerie, au lyrisme plaqué, mais traduisent une sorte de vertige de soi et de la reconnaissance de l'autre. »
Et André Brincourt de souligner « une qualité d'écriture incomparable, la révélation d'une exceptionnelle richesse intérieure » ; « la fabuleuse disponibilité de corps et d'esprit de cette jeune fille. Car nous la découvrons à dix-huit ans avec cet équilibre impressionnant de force et de sensibilité, de savoir et de mépris, de tendresse et de fermeté, d'humilité et d'orgueil. Elle mènera à l'extrême la lucidité et l'impudeur. »
Près d'un quart de siècle après, ce jugement demeure pleinement fondé. Et sans doute sommes-nous habitués à voir la critique célébrer chaque semaine plusieurs « chefs d'œuvre » – appelés à traverser les siècles ! – dont il ne sera plus jamais question, mais quand parurent les deux ouvrages précités, on perçut, dans les dizaines d'articles qui les signalent, une manière de saisissement devant l'œuvre, le critique Jean-Didier Wolfromm déclarant : « Son talent ne doit rien à personne, elle crée son propre langage amoureux au fur et à mesure de son exaltation quotidienne. On n'a jamais rien lu de plus beau et de plus fort. […] Le destin a voulu qu'elle reste cette jeune fille éternelle qui laisse derrière elle ce paquet de lettres fulgurantes et cet essai amoureux, dérisoire désormais, comme si en Mireille Sorgue avaient été assassinés à la fois Mozart et Aragon. » (« Le magazine littéraire », mars 1985)
Le saisissement, donc, devant une telle précocité de dons, mais la ferveur, la gratitude aussi : « Avant de disparaître, elle avait brûlé d'un amour fou ; elle l'avait écrit avec du feu, du soleil et du grand vent. On émerge ébloui de l'écriture éclatante de Mireille Sorgue […] Mireille Sorgue donne une terrible fringale de vivre. » Elle « qui, de page en page, devinait sa vie courte et pressentait la fin prochaine, a réussi à faire de ses sentiments une éternité. Et une mélodie joyeuse qui saute, roule, chahute, aussi vive que l'eau. Aussi insaisissable qu'elle. À jamais. » (Fabienne Pascaud, « Télérama », 1er mai 1985)
Cependant que Charles Le Quintrec (dans « Ouest France » du 6 mars 1985) achève son article par un éloge de l'écriture : « Il est réconfortant, en un temps où le corps se veut en perdition et la langue pour le dire mutilée par tous les apports adultères, de voir une jeune fille de vingt ans redresser notre langage jusqu'au classicisme sans rien perdre de sa force, de son élan, de la pureté, de la vigueur, de la rigueur et de l'ample beauté de son témoignage. Voilà l'exemple. »
« Un langage certes ciselé, parfois enluminé, mais qui n'est jamais aussi intense que lorsqu'il est simple et direct, parce qu'il vibre alors de toute l'impatience de la jeunesse. » (Alain Favarger, « La Liberté », 8 avril 1985)
« On reste confondu devant le style, la profondeur psychologique, la culture de cette femme si jeune. […] La disparition prématurée de ce météore des lettres nous a peut-être privés d'un écrivain majeur. mais elle nous laisse l'image d'une jeunesse éternelle, en quête d'absolu qui n'aura pas eu à connaître l'usure du temps. Une comète fulgurante dont l'éclat laisse le lecteur ébloui bien longtemps après le livre refermé. » (Jean Contrucci, « Le Provençal », 28 avril 1985)
« Disons le tout net : c'est un événement. Le monde des littérateurs ne nous offre pas si souvent à découvrir la poésie avec la vraie vie, ni la vraie vie avec la sincérité de l'expression. Je n'en dirai pas plus. On ne déflore pas le merveilleux. On y entre entre deux souffles, on s'y laisse couler, et l'on est ravi à son tour. » (Maurice Chavardès, « Revue naturiste internationale », décembre 1968)
« Il s'agit d'un véritable hymne à l'amour humain dans toute sa splendeur charnelle et sacrée, et tel qu'une femme seule, sans doute, pouvait l'écrire. […] On ne peut lire [L'Amant] sans un mélange de stupeur et d'émerveillement, tant l'audace y est mêlée d'exigence et d'une soif de connaissance absolue. Les dons de l'écrivain sont éclatants, mais son inspiration surtout est rare, la hauteur presque augurale du ton qui livre à la lumière les obscurités de l'amour. On peut dire des deux livres ce qu'elle écrivait elle-même des sonnets de Louise Labé : "C'est une oeuvre libératrice. Cette voix crie ce que la plupart ne savent ou n'osent dire. Elle délivre les amants de leur mutité." » (Jean Mambrino, « Esprit »)
Nulle dissonance ne se perçoit dans toutes les chroniques qui saluent, en L'Amant, « le plus beau, le plus étonnant chant d'amour qui ait été écrit depuis longtemps » ; dans la correspondance, « des lettres éblouissantes de sensibilité et de talent spontané. » Regrettons seulement que la nouveauté de l'entreprise n'ait pas été davantage relevée. Car il ne s'agit de rien de moins, dans L'Amant, que de faire l'éloge de celui-ci très charnellement. Et sans doute trouverait-on dans les écrits d'amoureuses, depuis Louise Labé, des accents épars qui célèbrent le physique de l'homme aimé ; mais la seule tentative délibérée de cet ordre dans la littérature française est, à notre connaissance, celle de Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) dans Le Livre pour Toi1.
Quand on pourra lire l'intégralité des Lettres à l'Amant, on y verra, à partir de 1964, une étudiante et brillante et exténuée par les travaux universitaires auxquels elle s'adonne avec une conscience exemplaire, déplorer que ses lettres en pâtissent. Aussi, en manière de compensation, celle qui déclarait : « J'aime l'homme d'un inguérissable désir », décide-t-elle, « pour conjurer vieillesse et féminité !! », de consacrer les vacances de l'été 1965 à célébrer la main de l'Amant. Robert Morel, à qui ces pages sont adressées pour sa collection « Célébration », invite alors l'auteur à composer d'autres textes de même tonalité, propres à former un éloge de l'Amant tout entier.
Ce sont ces fragments, pour la plupart à l'état de premier jet, qui, avec la « célébration de la main », seront publiés en 1968, à titre posthume, par Robert Morel, puis réédités par Albin Michel.
Il faut, sur un point, faire mentir celle qui écrivit : « Les livres sont si peu de chose, qui durent si peu de temps, et les mémoires qui les retiennent moins encore » : il faut, oui, faire, de L'Amant, des Lettres à l'Amant, des livres de chevet.
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quelques extraits (1)
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Lettres à l'Amant I , Albin Michel, 1985.
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Un autre jour je saurai te rendre tes caresses et j'apprendrai l'amour peu à peu comme un art très difficile d'arabesques et d'harmonies, j'entends les gestes de l'amour, car pour ce qui est de la ferveur, je sais, oh je sais infiniment t'aimer, comme ces mots ne sauront te le dire. C'est d'hier et d'aujourd'hui et de demain et de toujours. Hier ne sachant encore que la chère voix soleilleuse. Mais aujourd'hui j'ai appris ton visage – ton visage à la source, et ton poids (persuasif) d'homme. [p.171]
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Je veux, pour te rassurer, t'envoyer dès aujourd'hui cette lettre… Crois-tu que je vais savoir écrire des lettres d'amour ? … Ah, comme tu souris, et puis tout d'un coup ni toi ni moi nous ne sourions plus – et on ne sait qui a le plus peur, de l'oiseau ou de la proie, ni qui est l'oiseau ni qui est la proie. On n'y voit plus rien. Que le soleil. [p.179]
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Amour mien, voilà que je ne sais plus t'écrire… Le vent tourne sur lui-même, tourne et danse et perd la tête ; le vent ivre, comment veux-tu qu'il dise autre chose que des paroles hasardeuses ; par lambeaux qu'il s'arrache, par écailles perdues ! Mais le corps nu du vent, sous les écailles, ce grand silence ivre-fou, la sarabande figée, la danse qui se consume, le cœur nu de l'ouragan, l'amour que j'ai de toi, tout au fond demeure ineffable. [p.197]
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Demain, je veux écrire un grand poème indélébile, à ta jouissance seule, miroir de sorcière où chacun reconnaisse l'autre au centre du soleil. Mais saurai-je ? Et comment en aurai-je le loisir ?
Je veux t'écrire un grand poème indélébile… N'en doute pas, si je le dis si haut, résolument, c'est que de vrai j'en désespère. Je sais toute parole un défaut du silence, comme une bulle dans la masse cristalline. mais il entre de la volupté dans l'acte d'écrire, c'est pourquoi je l'accomplirai… Assouvissement…
La voilà donc formulée sans que j'y aie pris garde, la justification que je cherchais, comme ne voulant pas m'abandonner sans résistance à mon désir. Créer pour le plaisir.
« Pour ta jouissance seule », et la mienne, initiale, que la tienne colore par avance, pondère, prolonge. Et je sens bien qu'il serait de pur artifice de chercher à présent d'autres « bonnes » raisons, des raisons « honorables ».
Il m'est égal de mourir toute. Et ce n'est pas tant pour me survivre que pour vivre que je veux écrire. J'écrirai comme on fait l'amour. Qu'une telle conception manque de générosité ? Il est vrai. N'en sois pas triste, mon amour, je t'en prie, car si la vérité te faisait mal, je serais tentée de l'omettre. [pp.214-215]
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M'éveillant aux disputes d'oiseaux, je bouge indécise encore, puis d'un seul retournement, de l'oubli je viens au jour des fenêtres. Alors, je te rencontre et je te reconnais.
Matin ! Et j'aime cette heure neuve où mon amour balançant du rêve à la réalité, s'étonne de lui-même, se dénude et s'éprouve. Une lèvre extrême de nuit se dérobe, et la rumeur confuse de mes rives en sommeil se change en silence pur. Je te retrouve. Ma bouche se sait promise. Une douceur s'amasse où des rires infusent. Ma chair à voix haute divague, et mes mains lentes t'invoquent sur la place à mon côté où je t'imagine dormant. Le temps sur notre accord se compose.
Un jour encore !
Un jour. Je ne me lève pas pour besogner, mais pour t'écrire. [p.249]
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J'ai bien dormi. D'un sommeil noir, noir comme terre et comme elle, profond. M'éveillant au premier clin de jour, je te regarderai dormir un long moment, mon enfant, mon amour ; puis je défis précautionneusement tes bras noués à ma taille et te laissant reposer, je sortis… Lorsque je revins, tout humide de sueur et de rosée, mon baiser sans doute eut goût de menthe mûre, et mes bras la vigueur verte des jeunes arbres ; je fis mes mains douces et lisses comme ciel à huit heures du matin, et dorée ma caresse, tout un pré de boutons d'or sur Toi ! Et je riais, oui, car tu ne savais pas ce qui t'arrivait, et tu t'étonnais de te réveiller dans ce jardin sauvage, sous l'emprise vorace des herbes folles… puis tu me reconnus et repris possession de moi avec le monde autour… [p.267]
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Étoile du matin pour éveiller mon amour d'un baiser pâle encore. Le jour se déchire, cisaillé d'hirondelles. J'adore le soleil qui te ressemble et je m'écoute vivre seule à cette heure pure. J'écoute comme je t'aime… Vois-tu le même grand ciel bleu que moi ? Je lui livre mes lèvres pour qu'il les pose sur les tiennes, te portant la bonne nouvelle d'une fête promise… [p.272]
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J'aime ton espace secret, ta durée profonde, ton être d'accueil…
Notre ressemblance essentielle est dans la tension de cet espace, le prolongement de cette durée, l'ouverture de l'accueil. Interchangeables, permutables ; nous pouvons nous habiter l'un l'autre… La même investigation conduit en chacun de nous à la vibration première que nous répercutons et déchiffrons et perpétuons de la même manière par l'écriture.
L'amour entre nous comme une grande roue tournante de moulin mêlant nos deux vies grain à grain, goutte à goutte…
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Lettres à l'Amant II , Albin Michel, 1985.
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Il gèle à pierre fendre, à cœur fendre de joie – et si tu savais ce carillon, cette allégresse de cloches sur la ville, sonnant l'annonce de Noël ! – Il gèle, beau prétexte pour jouer les pages, tout de noir vêtus. Il gèle, beau prétexte pour rêver d'amour, du feu de tes mains – raconte-moi tes mains, s'il te plaît – tes mains de paille et de plumes, furtives, tes mains rivières, dures, précises, tes mains de tison – dessine-moi tes mains s'il te plaît, comme un arbre tremblant au-dessus de moi – et lourdes comme fruits d'automne, ouvre-les à ma ressemblance s'il te plaît – ne vois-tu pas, le monde rit au fond, tout au fond je t'offre la lune que cherchent les petits enfants, un oiseau bleu couleur de lune, je t'en prie viens le délivrer du réseau de mon sang – Amour mien, mon amour, il gèle […] [p.164]
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[…] Je t'avoue que j'étais très inquiète avant de commencer (un exposé) ; puis, dès les premiers mots, je n'ai plus eu peur du tout. Tu sais, ce genre d'exercice me ravit ; je trouve qu'il y a une jouissance assez grisante à tenir en haleine un auditoire, à essayer sur lui la magie des mots, d'un accent ; mais ce matin, au-delà de cette sorte de plaisir, j'eus celui de parler d'une œuvre très haute, très chère, et je ne me privai pas d'en lire maints extraits ; le professeur louant ensuite mon ton de « passion discrète, contenue ». Ma foi, il n'en finissait pas de me remercier. Mimi était surtout heureuse d'avoir découvert à ses camarades une œuvre qu'ils ignoraient, et qu'ils ont accueillie avec un respect chaleureux. Mais c'était Toi souvent qui parlais au travers de moi…
Il est donc l'après-midi. Je n'aime pas t'écrire à cette heure incertaine, qui n'a plus la nouveauté délectable du matin, et pas encore l'intimité du soir. [p.165]
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DORS-TU ? – à voix imperceptible, à voix de vent rêvant
– Dors-tu ?
Je voudrais que tu dormes. Pour m'approcher de toi à pas imperceptibles, pas de vent rêvant, et me pencher longtemps. Vais-je te reconnaître, vais-je me retrouver, miroir de mon plus vrai visage ? Me penchant longtemps, puis le baiser brouille l'image et l'on n'y voit plus rien […]
Qui es-tu ?
Où donc t'ai-je vu ? Il me semble reconnaître ton visage comme un séjour longtemps habité dans l'enfance, une image familière – étrange qui vous hante, ta voix comme un bruit qui sonne, familier-étrange, sans qu'on parvienne à l'identifier…
Qui es-tu ? Où donc t'ai-je vu ?
Je te reconnais. J'ignore ton nom. […]
J'ai crié. Tu t'es éveillé. Tu me berces comme un petit enfant fiévreux, et je m'apaise, et je me souviens. […] Tu me berces, et te penchant longtemps : « Dors-tu ? » à voix imperceptible à voix de vent rêvant… Je voudrais que tu dormes [pp.193-194]
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J'ai assez le sentiment que le temps m'est compté[…] Il me semble qu'en t'écrivant je pare au plus pressé. Ce travail-ci peut attendre, mais sais-je si demain vient, sais-je si demain je vis ? Et ce remords que j'aurais à te quitter à mi-dialogue, ce remords que j'ai, que j'aurai : car nous n'en finirons pas de cette conversation-ci, et que t'aurai-je dit qui vaille, que t'aurai-je légué qui soit de quelque poids,
hors ces deux mots
Mon amour
qui ne te consoleront pas ? [p.210]
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Mon amour, pour toi seul humaine, faible, douce, sourire et rire en paresseuse, et nonchalante, fertile, apprivoisée… Mais autrement il faut, il faudra que je sois dure. Fermée, lisse comme un caillou, poing douloureux jusqu'à l'éclatement.
Amour mien, mon doux trésor ne t'effraie pas. Demain seul, pressenti, est angoissant de pureté, de nudité – mais aujourd'hui nous allons bien, nous allons même mieux. Simplement, par moments, mon relatif isolement me fait pressentir les exigences de l'œuvre future, ou tout au moins de l'œuvre désirée. Oh, je n'écrirai pas facilement – ni paresseusement, ni délectablement : il faudra je le sais le noir et le silence et que je sois loin de toi. Et peut-être devient-on fou … Et peut-être à la fin ne se résigne-t-on à rien car comment ne pas trahir, comment ne rien amoindrir ? Quel paradoxe que de devoir s'enfermer, se retrancher, se nier, pour dire le soleil, l'amour, le goût d'être… Et pas d'autre justification que la nécessité, la contrainte – et chaque révolte durement réprimée,
Oh, comprends-tu ? Et rien qui vaille. [pp. 214-215]
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Dors mon amour , dors à l'ombre de ma bouche – fleur coupée, fleur fraîche naguère pour voler l'éclat du rayonnant cœur du jour, source douce mise au chevet de ta soif pour adoucir l'incorruptible saveur de sel du désir – mais fleur couleur des cendres du plaisir, que la nuit évapore et fane et qui repose impondérable sur tes lèvres, dors…Il est onze heure et quart, me voici de retour dans ma chambre où tu m'as précédée et m'accueilles – mais t'avais-je seulement quitté ? Tu sais bien que non, et que tout au contraire j'ai repris possession de toi : je suis venue, tu es mort en moi pour renaître neuf, et je m'en suis retournée « très solitaire, très habitée », tout occupée de Nous… Et bien que savoureusement dolente peut-être ne pourrais-je m'endormir d'ici longtemps tant me captive ce visage que te fait le désir, le visage surréel de mon amant, baigné de moelleuse lumière… Mais ce que je contemple encore à cette heure, c'et le petit enfant repu, recru, endormi sur mon sein… Je regarde les cernes fragiles, et la trace des larmes, je regarde les lèvres gourmandes, et je me dis à moi-même mon amour dont je m'émerveille autant que du tien…
Amour mien, je voudrais que tu puisses habiter une fois mon regard d'amante mon regard incrédule et comblé, tu saurais combien… mais tu sais ! Oh, oui, tu sais bien ce que tu es pour moi, au-delà de toutes limites… Il y eut ce jour, ce jour pris tout entier dans une de tes larmes, ce jour rond comme une perle d'eau limpide, discrètement sonore, et mat, comme la pluie s'égouttant sous les sapins au-dessus de nous. mon amour tu me rends heureuse. Le sais-tu bien ? Moi, je veux être digne de tant de chance, digne de toi – et t'ayant embrassé j'ai plus de forces comme tel touchant la terre, toutes les forces de la terre, pour te mériter et pour te garder.
Je vais dormir au long de toi. [p.311]
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[…] hier soir avant de m'endormir j'écoutai le 23e Concerto (« pour t'attendre »)– Mozart parle pudiquement d'une mort gracieuse, comme celle des roses, devant laquelle on retient des larmes qui ne sont pas de désespoir et de crainte, mais de ferveur pour ce qui demeure et de pitié pour ce qui finit… Et ce matin j'ai repris les chemins familiers où je déjeunai de fraises, aimant à m'y trouver seule, seule avec le jeune soleil et mon amour qui lui ressemble… Puis sais-tu ce que j'ai fait ? (Là, je souris, devine.) J'ai très sagement écouté un cours de cuisine, avec travaux pratiques : blancs de seiche et moules à la tomate et aux aromates… Tu jugeras !
Petit Amour mien (et mon ami et Tout), je continuerai cette lettre demain. (Il faut tout de même que je travaille un brin.) Peut-être t'accueillera-t-elle à ton retour de Paris… Alors repose-toi mon amour… Et rêve que je vais t'apprendre à aimer… T'apprendre ? Ne sais-tu pas que tu m'inspires la façon dont je t'aime, ne sais-tu pas que tu es mon maître ? Mais je jouerai à être moi ta maîtresse, l'initiatrice, oh comme nous jouerons bien ensemble. Les enfants les plus heureux, n'ont pas tant de raisons de l'être que nous.
je te laisse à tes rêves semblables aux miens (non à tes soucis) [pp.399-400]
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L'Amant , Albin Michel, 1985.
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Tu es curieux de moi, je le sais. Après cinq ans, mes dons et mes silences te causent la même surprise. Quand tu me tiens dans tes mains, tu t'irrites toujours de ne pouvoir me saisir toute. Je m'efforce pourtant d'être claire, et je crois être assez semblable aux autres, assez semblable à toi. Mais nos ressemblances, notre longue complicité, te rassurent à peine. Tu me regardes, tu me contournes, tu m'étudies. Je sens que tes caresses m'interrogent – et tes yeux aussi, ouverts près de mon visage quand je m'éveille après toi : – Comment peut-on être fille ? et comment m'aimes-tu ? Ce sont des questions difficiles, et d'ordinaire je n'y réponds pas. Je souris seulement, je me fais douce pour que tu ne t'irrites pas de mon silence, je frotte ma tête contre toi avec une insistance de chat familier… Je ne sais pas. Il faudrait chercher, choisir des mots, et ne vois-tu pas que je suis occupée à nous écouter vivre ensemble ?... […]
Je voudrais écrire comme je t'aime. En une très longue lettre. Je voudrais faire ce progrès vers toi, réduire autant que possible la distance entre nous, l'ignorance qui la cause. Ainsi, je ne serais pas moins différente de toi, mais peut-être te serais-je moins étrangère, peut-être te sentirais-tu moins seul. […]
Je dis souvent que je veux t'aimer mieux. Je suis sûre que je peux, si je le veux, t'aimer mieux. Mais il ne suffit pas d'être appliquée et fervente dans tout ce que je fais, à tous les moments du jour pour te faire honneur constamment. Il faut aussi que je fasse cet effort de m'exprimer. Car de quel secours peut t'être un amour auquel tu crois sans le connaître mieux que si j'étais muette ? D'ailleurs, je suis ainsi faite que je ne me sens vivre que quand j'essaie de dire ce que je vis. Et que je n'ose me croire amoureuse que quand je suis capable de dire comment je le suis.
Je te le dirai. Et ainsi, parlant de moi, je te louerai.
[…] J'écris pour être lucide, j'écris pour mieux t'aimer.
Ce ne sont pas des raisons d'écrivain, mais des raisons d'amoureuse. [pp.15 ;17-19]
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Au premier soir de l'été, parmi les choses belles dont je veux faire l'éloge est l'homme. L'homme au centre des choses que je veux célébrer. Non pas l'homme maître des choses et des bêtes, mais l'homme maître de la femme, l'homme pourvu du sexe d'homme et le sort qu'il me fait.
Ingrate envers les mères qui ont soigné ma faim et m'ont fait grandir sans désir, j'aime l'homme qui ouvre la faim et ne la guérit jamais.
J'aime l'homme d'un inguérissable désir.
Debout, couché, son corps est toujours un modèle. [p.23]
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Depuis ce jour, elle regardait ses mains comme un miracle. Elle regardait vivre et vibrer ses mains. Données à la façon d'antennes, pour l'exploration de la nuit, de la lumière, de l'avenir. Sensitives ! Données moins pour la précéder et la défendre, que pour l'unir, l'enraciner : racines mouvantes sur le ciel, se divisant pour mieux puiser dans l'espace, se ramifiant pour étendre sa respiration. Données pour ce geste de l'offrande : mains héliotropes, tournesols béants et soleils elles-mêmes. Et rivières par lesquelles s'épancher ! Données pour être élevées – comme on pavoise ! Ses mains exclamatives, forme même de la célébration ! […]
Elle regardait ses mains transformées par ses neuves prérogatives, ses mains auxquelles était redonnée leur dignité native, inséparable des biens illimités acquis pendant l'enfance. Des mains proprement resurgies, mais encore celles des amoureuse parmi lesquelles elle prenait rang pénétrant avec elles dans leur fable commune. [pp.39-40]
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Il n'avait pas deux mains comme les autres hommes, mais une profusion, au-dedans desquelles elle vivait ; riche demeure immatérielle, inaliénable, l'enfermant en elle-même dans le recueillement. mais c'était là transparente solitude, haute fenêtre courbe donnant sur tous les versants du monde. Il n'avait pas deux mains, mais une multitude ou peut-être une seule sans fin se métamorphosant, dans laquelle elle brûlait comme au centre d'un flamboyant Magnificat… Et des paroles de louange en elle avec de claires larmes dévotieuses. [pp.46-47]
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Ah, je louerai ta main, qui première m'ouvrit un corps insoupçonné ! Ma nuit s'ajourait, j'entrais en moi. Et c'était un mystère de voûtes, de galeries, de chambres, de trésors. Soutes suintant de liqueurs. Ventre aux lourds gisements… Riche dorénavant de moi-même, je te faisais don de cet Orient, province neuve fabuleuse. [p.63]
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Je n'avance pas, j'attends.
Je ne cherche aucune porte. Car je suis le lieu même. Le lieu où tu dois venir.
Je ne veux rien, car je suis la matière, et mon désir est absence de tout désir, fin de ma volonté propre.
Un moment vient où je ne prie même plus par ton nom, où j'oublie ton nom, où je ne le connais plus.
Je suis la Porte.
Il faut, avant que tu entres, que je me sois retirée de moi, il faut que je ne sois plus.
Un joug très vieux ploie ma nuque.
Je sais la douleur d'être objet.
J'ai senti comme mes mains perdaient le pouvoir de saisir, mes jambes la force de se mouvoir, ma langue le privilège de nommer.. Toutes mes forces inverses m'ont enfermées. Mes yeux ont cessé de voir, mes lèvres de parler. Mon poids m'est devenu sensible. Je suis semblable au lit.
Sans cela qui pourrait prétendre me prendre ?
Ma tête meurt sur ma poitrine, Je n'entends plus que mon cœur. [p..98]
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J'écoute en moi l'homme qui s'évertue.
Il est sérieux comme un enfant, et j'ai pour lui de la douceur. Quand je connais, à l'incertitude de son regard, qu'il perd la raison, d'un mouvement de reins je précipite sa chute. Je brise entre mes jambes sa vigueur et je le vois d'abattre sur moi avec la grâce d'un arbre musical. Couché, il tombe encore en tressauts brefs qui résonnent sous son front et descellent ses paupières. J'ai de la peine à voir se faner sa peau d'où la couleur se retire.
C'est une fin parfaite.
Sans un cri.
ténue comme la mort impalpable
d'un papillon. [p.110]
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Je referai tes mains ! […]
Je referai tes mains et les miennes, et nous y serons contenus : nous, nos maisons, nos rivages, nos astres, nos préférences, nous-mêmes jusqu'aux empreintes de nos doigts, jusqu'aux bribes de baisers pleurant perdus, jusqu'aux secrets infimes qui nous font rire, jusqu'aux larmes sans raison, jusqu'à l'origine et la fin de nos paroles. [p.134]
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(1) Les références de page se rapportent à l'édition Albin Michel 1985.
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bibliographie critique
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Joël clerget : L'amour à la lettre, in « Correspondances freudiennes », juin 1987.
[Actes des journées d'études sur la correspondance, 11 et 12 avril 1987].
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susan l.carrell : La lettre d'amour aujourd'hui : Mireille Sorgue. [Communication au XXXVIIIe congrès de l'Association internationales des Études françaises] Cahiers de l'AEIF, mai 1987, n° 39.
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Françoise SIMONET-TENANT : Mireille Sorgue, épistolière du corps amoureux (La Faute à Rousseau, revue de l'Association pour l'Autobiographie, n°37, octobre 2004.)
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Claude coste : Des lettres à l'amant, de Mireille Sorgue (Colloque de Cerisy-la-Salle, octobre 2005, sur L'épistolaire au féminin). Publication : « Correspondances de femmes, XVIIIe – XXe siècles », Presses Universitaires de Caen, 2006.
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On trouvera dans l'album Je t'aime, de Jean-Pierre Guéno et Jérôme Pecnard (Éditions des Arènes, 2006), une photographie et des reproductions de lettres en fac-similé de Mireille Sorgue.
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