SUR UNE ODEUR
La tempête ayant abattu l'un de mes cyprès, on est venu le débiter.
Je ramasse une rondelle – une rouelle – tirée du tronc ; je la respire. L'odeur est d'un bois dense, à croissance lente, méditée ; mais il n'est de nos papilles olfactives qu'elle n'allège, déplie et flatte. Si l'on pouvait attribuer une odeur aux sentiments, je dirais que voici l'aménité à l'état volatil, jointe à une âpreté de garrigue, encore que balancée par le baume des térébinthes.
Au-delà, se profile le Moyen-Orient de ces collines pierreuses qui produisent des essences agréables à Dieu, ou cet oliban qui, par ses « larmes d'encens », « fait connaître la divinité ». Des noms réels ou mythiques se lèvent, de l'Arabie au pays de Pount, mais je ne retrouve, dans la fragrance du cyprès, ni le parfum verdelet du nard tant vanté ou celui, herbacé, à faible assise, du laudanum, ni la suavité, proche de la gaufrette vanillée, du storax.
L'odeur du bois de cyprès est pleinement un arôme en ce qu'il nappe autant le palais que la cavité nasale. Cordiale et balsamique, on y décèle, fugaces, des touches d'ambre gris ; mais il émane d'elle une telle franchise, qu'on se laisse happer la face et ramener au temps où l'enfant se rendait dans l'atelier du menuisier, au sol jonché de copeaux, pour l'allégresse tempérée qu'il y trouvait. Au reste, si longue, si vaste est la mémoire dont nous dote cette senteur, qu'y tiennent à l'aise les cabinets aux meubles cirés, aux sièges de cuir, d'Ingres, la mulâtresse de Baudelaire, ou « l'or de leur corps » de Gauguin.
Il est des arbres comme le tilleul ou le robinier en fleur, qui nous prodiguent leur parfum. L'austère cyprès cadenasse le sien et il faut une effraction pour y accéder. Mais c'est bien à tort qu'on l'associe à la mort : quelle tiédeur de vivante jeune, parfumée, entrouverte sur sa couche, ne tire-t-il pas d'un cimetière même !
Aussi, bien que de son bois imputrescible on fasse les cercueils des pontifes, hésiterais-je à dire que le cyprès croît, dure et se survit en odeur de sainteté !
¶
Quelle leçon d'humilité je reçois en relisant ces lignes ! Le signe de la réussite serait que le lecteur reconnût ensuite, entre cent, encore que jamais respirée, l'odeur du bois de cyprès – mais je n'en sus rien dire, et pas même sa chaleureuse blondeur, son climat à la fois de pinède en un après-midi d'été, et de vêpres en une église de campagne à l'heure de l'encensoir. Et pas davantage n'ai-je fait sentir combien c'est une odeur accorte qui, à peine entre-t-on dans la pièce, vous baigne la face d'une bouffée de son essence melliflue. (À l'évidence, il s'agit là d'un miel d'acacia.)
Par l'image, on peut conduire le lecteur à se représenter un spectacle, tant les sensations visuelles sont chez nous multiples, diverses – et prégnantes ; mais l'odorat est voué à l'invisible et à l'évanescent. Je ne modifierai pas la muqueuse olfactive d'un lecteur en qualifiant une senteur d'amère ou d'alliacée, et non plus en la rapprochant de quelque autre non moins insaisissable et comme incorporelle. Plus peut-être qu'en l'univers sonore, la métaphore montre ici ses limites, sauf à se payer de mots.
Des plus célèbres aubépines de la littérature française, celles « du côté de chez Swann », nous saurons les moindres détails de leur orfèvrerie, les nuances les plus subtiles de leurs coloris, mais nous devrons nous contenter de leur « parfum onctueux », de leur « invisible et fixe odeur ». Or, prétendre restituer une expérience sensorielle presque aussi capitale pour le narrateur que celle de « la petite madeleine », en n'exerçant pas sa prodigieuse faculté de discrimination sur un élément majeur du réel même insaisissable – en d'autres termes, en ne procédant pas à une évocation spectrale de l'odeur de la fleur –, n'est-ce pas vouloir suggérer l'océan par ses couleurs et mouvements seuls, quand effluves et rumeur lui sont consubstantiels ?
Peinture, sculpture, musique, étant ici sans pouvoirs, je crains que la poésie ni la littérature n'aient pas rendu aux odeurs le tribut d'images qui leur est dû. Car elles colorent des houppes d'air, moirent l'espace d'épanchements indolents ou impérieux – jusqu'à vous dévaster l'âme par marée basse au couchant ; car, sous les fumets de la femme aimée, s'agence un territoire où se proposent maintes routes de la soie, les Indes pour terme du voyage.
Et qu'il est donc tentant de penser que cette odeur-ci, chaude et fraîche, auréolée de violette et de cannelle, était celle du corps ambré de la Reine de Saba !
*
* * * * * * *
*
Il est des parfume frais comme des chairs d'enfants
Doux comme des hautbois, verts comme les prairies,
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Charles BAUDELAIRE
¶
Et l'on songerait, parmi ces parfums
De bras, d'éventails, de fleurs, de peignoirs,
De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs,
Aux pays lointains, aux siècles défunts
Charles BAUDELAIRE
¶
Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Marcel PROUST
¶
La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée.
Marcel PROUST
¶
Un parfum tout à coup engendre le désir de l'aspirer encore, et c'est par quoi il est Parfum. Il excite une sorte de soif insatiable de boire par les narines, jusqu'au plus profond de nous-mêmes, le flux de délices qu'il crée. Il nous dilate : il fait s'éployer et battre largement ces ailes intérieures que sont nos poumons. Tout l'appareil de notre souffle en est merveilleusement ivre. Peut-être chacun de nos sens, peut-être chacun de nos organes est-il capable de quelque ivresse particulière ? L'œil se grise de tons, et l'oreille de timbres ; mais telle odeur trop suave est plus puissante que toute autre force sensitive : elle accable les idées ; elle impose un vertige voluptueux auquel il n'est de volonté ni de sagesse qui ne cède.. Redoutable entre toutes choses à la sévère pensée est ce pouvoir incorporel qui épouse l'espace même et le charge de toutes les flatteries imaginaires les plus douces, les plus propres à corrompre la rigueur de nos résolutions.
Paul Valéry
*
* * * * * * *
*
Murmures…
L'amoureuse :
Attentive, j'ai goûté mes cheveux. Il faut bien que je sache quelle saveur tu leur trouves, quand tu enfouis ton visage en leur masse éployée. – Et que n'ont-ils l'odeur du jeune foin !
*
L'amoureux :
Ah, l'herbe sur la montagne est fraîche et odorante ? Dans l'enclos, jeune madame !... Dans l'enclos de mes bras – où vous serez femme et licorne.
*
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Éditions Encre Marine.
*
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *