« Où voudriez-vous vivre ? »
À la question : « Où voudriez-vous vivre ? », la plus sage réponse n'est-elle pas de se dire satisfait du lieu où l'on est ? Pourtant, il nous souvient d'avoir, dans nos pérégrinations, mis maintes fois pied à terre en supputant l'aise qu'il y aurait à vivre là, et, par exemple, en ce village perché où le ciel est si ample, le temps si égal et lent, qu'on y passerait des jours sans heurts, purs et pleins. Et d'imaginer quel évasement du regard, quelle expansion de l'être, on éprouverait à seulement ouvrir ses volets, quand un pavillon de banlieue vous fait vivre à courte vue, entre des œillères – et le monde s'en peint en grisaille, l'âme s'en rapetisse, le cœur s'en racornit.
Visitant l'exposition Vermeer, Proust fut requis par un petit pan de mur jaune de la Vue de Delft. La photographie que je viens de retrouver ne peut se prévaloir de tels auspices ; elle semblerait même commune à beaucoup. Au fond d'une prairie de hautes herbes, s'élève une demeure à deux corps de bâtiment dont l'un, pourvu d'un étage, se carre, quand l'autre, accolé, s'allonge en simple rez-de-chaussée. Malgré sa façade blanche, ses volets d'un jaune pâle, ses toits paille ou rouille, le logis serait moins lumineux s'il ne s'adossait à une sombre et compacte falaise de résineux qui le domine de haut. Falaise en laquelle on pourrait non moins voir le front d'une vague de ressac, lourde de varechs et près de s'abattre.
Et l'on goûte d'abord le sens des contrastes qui a présidé à l'incrustation d'une maison radieuse régie par l'équerre, dans la tumultueuse et nocturne frondaison. Mais cette demeure me retiendrait moins si je ne la savais à la pointe d'une île atlantique, le rideau d'arbres la séparant seul de l'océan.
D'innombrables maisons côtières ont choisi d'avoir vue sur le large. Celle-ci tourne le dos à l'étendue : il est plus reposant de faire face à un pré herbu qu'au glacis d'une immatérielle citadelle, qu'au biseau de l'horizon marin.
« L'ouïe de la cognée » désignait, en langage de forestier, la distance à laquelle s'entend une cognée à l'œuvre. Nul doute qu'en ce logis on ne perçoive les vagues heurter la roche, la rumeur croître ou s'amenuiser selon les heures ; mais ce que j'entends, ce que je vois, ce sont les couleurs que prend la tempête entre ces murs – en raison du puissant pare-feu qu'on s'est donné contre l'incendie des airs, et la fournaise proche.
Les expressions de grosse mer, de gros temps, disent l'enflure des vagues, jointe à la migration forcée, et forcenée, de l'atmosphère. Épais et grumeleux, l'espace turgescent s'écoule en un torrent qui aurait pris en charge la masse des eaux, le rivage et ses galets. Irrépressible, ininterrompu, un convoi de wagons-citernes vides passe à grande vitesse sur un pont métallique, éperonné par un vent qui s'affûte en des coins de rue, se tréfile en des ruelles torses – et les airs en bleuissent de rage et de dépit mêlés.
Et que ne peut-on discerner dans le hourvari qui vous tient lieu de pensée ! Transversale, une pluie d'abat mousse sur des pavés, une corne module dans le registre de la raucité, une voiture rapide incise une enfilade de flaques, un voyou, deux doigts sur les lèvres, émet un sifflement narquois…
Ainsi en est-il pour ceux qui ont maison en vue de mer, et qui vivent la tourmente entre mugissements striés d'averses, bourrades à plein torse, grésillements de lames d'acier qu'on ébarbe, lointains glapissements d'âmes en peine.
Mais ici, parce qu'on fit alliance avec le végétal, les coups de boutoir se dissipent dans les souples rameaux. Le vent, qui ne déteste rien tant que l'inextricable, y dissocie, y enchevêtre ses fibres jointes, rectilignes. Il est un, on lui oppose le multiple ; il est résolu, on fait diversion à son dessein. On le filtre, et il en perd de sa pugnacité – si bien que la maison se rit de ses apostrophes.
J'habiterais là, c'est à regret que je verrais s'achever la tempête. Quel grand voyage – en Orient-express –, on doit accomplir en ces heures où, d'une pièce paisible, une saveur d'eau douce aux lèvres, on voit, par les vitres, s'enfuir un paysage diaphane jusqu'à l'abstrait ! Et comme on sut bien déjouer les menées du vent ! Il visait aussi notre ossature ? Notre peau s'épanouit, se lustre, à le sentir sans pouvoir sur nous. Et parce que tangible est alors le sentiment de l'intimité, c'est gros d'une neuve tendresse, que nous rendons un hommage de gratitude à un simple rideau d'arbres.
J'ignore quels gens vivent là, mais je les crédite de savoir également goûter le vaste et le clos, le stable et le mouvant, l'austère et le radieux, en des oppositions où chaque qualité fait valoir l'autre. Je les loue d'avoir enchâssé leur demeure dans un écran qui lui soit aussi écrin, nous rappelant qu'il n'est pas, de solitaires, qu'en joaillerie.
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[ un déchaînement de monstres ]
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… La mer à perte de vue était blanche ; dix lieues de savon emplissaient l'horizon. Des portes de feu s'ouvraient et se fermaient. Quelques nuages paraissaient brûlés par les autres, et sur des tas de nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressemblaient à des fumées. Des configurations flottantes se heurtaient et s'amalgamaient, se déformant les unes par les autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait des feux de peloton dans le firmament. Il y avait au milieu du plafond d'ombre une espèce de vaste hotte renversée d'où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les bruits, les foudres, tant ces penchements du gouffre sont formidables.
Les flocons d'écume, volant de toutes parts, ressemblaient à de la laine. L'eau vaste et irritée noyait les rochers, montant dessus, entrait dedans, pénétrait dans le réseau des fissures intérieures et ressortait des masses granitiques par des fentes étroites, espèces de bouches intarissables qui faisaient dans ce déluge de petites fontaines paisibles. ça et là, des filets d'argent tombaient gracieusement de ces trous dans la mer.
… La tourmente continuait ses violences, sur le flanc de l'écueil, avec une solennité lugubre. L'urne d'eau et l'urne de feu qui sont dans les nuées se versaient sans se vider. Les ondulations hautes et basses du vent ressemblaient aux mouvements d'un dragon…
L'orage atteignait son paroxysme. La tempête n'avait été que terrible, elle devint horrible. La convulsion de la mer gagna le ciel… Il y a dans les tourmentes un moment insensé ; c'est pour le ciel une espèce de montée au cerveau. C'est à cet instant-là que se fait dans les tempêtes cette dépense continue d'électricité que Piddington appelle la cascade d'éclairs. C'est à cet instant-là qu'au plus noir de la nuée apparaît, on ne sait pourquoi, pour espionner l'effarement universel, ce cercle de lueur bleue que les vieux marins espagnols nommaient l'œil de Tempête, el ojo de tempestad.
Victor Hugo.
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Murmures…
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L'amoureuse :
Comme un four doit faire du bon pain, notre maison doit faire l'amour et doré et savoureux.
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L'amoureux :
Toi revenue, il y aura en ces murs le même silence mais, de surcroît, une chaleur d'été qui fut demeurée captive. Un goût de clandestinité encore, de séquestration. Et toute la maison sera un secret bien gardé.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Éditions Encre Marine.
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