Sur le chocolat
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Avant même qu'il y ait contact avec la langue, l'arôme nous fait augurer un plaisir sans second. Quel autre mets, quelle friandise, nous donnent ainsi, à les humer, une sensation de bonheur, de chaleur intimes, d'immédiate plénitude ? L'être, d'un coup, ne voit plus rien à désirer, comme à écouter le deuxième mouvement du Quintette pour clarinette de Mozart – à cela près qu'avec le chocolat, l'opacité nous habite et non le diaphane.
Quel autre aliment nous comble alors même qu'il déclenche une si violente convoitise, qu'elle est constriction viscérale ; qu'elle confine à la douleur exquise ? Une saveur point si délicatement notre chair, que l'avidité nous étreint l'âme, et c'est une faim famine qu'on se découvre, que rien, nous semble-t-il, n'apaisera.
Qu'est-ce donc que cela qui, d'emblée, nous procure une telle sensation de radieuse brûlure, solaire ? Qui suscite et entretient une plaie à mesure pansée ? Ah ! c'est tout de suite connaître l'une de ces saveurs qui ne nous sont données, d'ordinaire, qu'au terme d'une combinaison, en notre bouche, du mets, de la salive, du climat du repas, de l'attention méditative que nous portons à cette chimie. Pour que pareille succulence – imméritée ? – m'advienne, il faut que je sois, à mon insu, l'invité des dieux !
Sur la souple assise de notre langue, du lait chaud, du sucre, de l'amande grillée, broyée, de la vanille… exhalent leurs vertus, délivrent et mêlent leur essence ; et, se sublimant, rencontrant la voûte du palais, font de la bouche une chambre d'échos.
Qui songerait à associer la consommation du chocolat à de vulgaires sensations d'entrailles rassasiées ? Tout notre être, dans un retournement organique, converge vers la source crémeuse suspendue, vers le haut foyer de jouissance. Tout l'être assiste, dans un recueillement sacramentel, dans un déploiement de sa doublure de muqueuses, à sa fécondation, à la mutation qui s'ensuit, aussi prodigieuse que celle de la pêche, de la poire mûres, rapportée au reste de l'arbre.
L'amateur se doit de croquer le chocolat ? Qu'on me laisse, dans le silence, le contempler en train de fondre, bouche fermée ainsi qu'on chantonne, qu'on bourdonne, jusqu'à n'être plus qu'une grosse perle liquide. Valéry, composant un poème, l'empêchait de se faire ; il s'agirait plutôt ici d'empêcher le délice de se défaire, de réprimer l'instant de la déglutition, du franchissement ineffable du seuil arrière par la gorgée en porte-à-faux.
Et le deuil est anticipé : nous sentons bien qu'on ne pourra se maintenir à ce degré suprême d'Être où la transgression – le péché – sont en vue. Les fauves couleurs de l'automne sont en notre bouche, et l'opulence, la secrète âpreté de la saison. Tout chante très haut, mais c'est un chant de cygne. Tout chante et déjà s'évanouit, et nous nous surprenons à reprendre l'adjuration au temps, de suspendre son vol.
ô chocolat, irrépressible et fuyante félicité !
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« Vous me vantez-là le chocolat au lait, objecte le fin connaisseur. Dulcifié, abâtardi, un chocolat pour enfant ou vieilles personnes sensibles aux suavités. Moi, je ne jure que par le noir – noir comme le péché – qui vaut seul à mes yeux ; celui qui vous fait une ombre chaude sur l'âme. La grande ombre portée des vahinées nues de Gauguin, oui, avec l'odeur de leur chevelure, de leur nuque, du sillon de leurs seins – et puis celle des terres brûlées, des torréfactions en plein air..
« La sensation d'un puissant dépaysement me saisit dès le premier contact : cela vient – Tropiques ! – de contrées chaleureuses, aux nuits odorantes où souffle l'alizé. Vous lui reprochez un rien d'âpreté ? Le chocolat au lait, obséquieux, vous propose d'emblée ses bons offices. C'est au fond du noir que vous attend l'enfance aux nougats, aux caramels – et quelle perspective arrière s'établit dès qu'on laisse fondre en sa bouche une pépite de « Madagascar » ou de « Java » ! Une arche surbaissée plutôt, entre le présent et nos plus lointains souvenirs – tous affronts, soucis et deuils mêmes évanouis.
« Vous le trouvez amer ? Souvenez-vous du vers : "Et l'amertume est douce, et l'esprit clair." Le mot de salubre est sur mes lèvres ; réjoui, je ne cesse pas pour autant d'être lucide. Simplement, le tranchant de mon esprit est-il émoussé, enrobé plutôt, et je promène sur le monde et sur moi un regard indulgent. Assez délié, néanmoins, pour discerner ce que cette saveur doit à la vanille, à la cannelle, voire à la résine d'une pinède d'été.
« Je ne dirai pas que, "noire", cette saveur vous fait plus viril que la laiteuse : elle aussi vous incline vers un tendre féminin. Et c'est pourquoi il faut faire grand cas des femmes qui prisent fort le chocolat : à l'amour non moins, elles demanderont un corps liquoreux, fourré de soleil réverbéré.. En attendant, le chocolat leur est caresse interne, poignante et délectable, qui ne s'évapore que lentement après vous avoir parfumé des muqueuses singulièrement présentes, attentives, à peine a-t-on pris un carré, une bouchée.
« Les amantes retrouvent, dans ce plaisir des papilles, une avidité du même ordre que celle de leur sexe dans l'acte. "Encore !..." supplie la bouche basse en laquelle on enfourne et pile une pâte d'amandes. –"Je goûterais bien de celui-ci, puis de celui-là, de cet autre aussi…", se dit celle à qui on présente un assortiment de chocolats. De l'amour et de ces derniers, elle attend des réjouissances assez proches par leur coloration et leur climat ; elle sait que tous deux appellent une satiété qu'ils portent certes en eux, mais qui ne se tiendra pour accomplie, qu'une fois tout l'être converti à de pures délices. Et qu'est-ce d'autre que la volupté, pour nos compagnes, sinon la fulgurante expansion d'un palais, oint de chocolat, aux dimensions du corps entier ? »
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[…] En contemplant la chocolaterie de l'autre côté de la place, sa superbe vitrine, les bacs de géraniums roses, rouges, orange, disposés aux balcons et de chaque côté de la porte, je sens le doute qui s'insinue subrepticement dans mon esprit, et ma bouche se met à saliver au souvenir du parfum qui règne dans cette boutique, un parfum de crème, de marshmallows, de caramel, assorti à l'entêtant mélange du cognac et des fèves de cacao fraîchement moulues. C'est l'odeur d'une chevelure de femme, à cet endroit précis où la nuque rejoint la base tendre du crâne, l'odeur des abricots mûrs sous le soleil, de la brioche toute chaude et des petits pains à la cannelle, du thé au citron et du muguet. C'est un encens porté par le vent, se déployant doucement telle une bannière de révolte : loin d'être sulfureuses comme on nous l'a appris enfant, ces exhalaisons diaboliques constituent le plus subtil, le plus évocateur des parfums, l'essence combinée de mille épices, qui vous tourne les sens et vous élève l'esprit. […]
Joanne Harris
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Murmures…
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L'amoureuse :
Lourde comme un navire bondé de grain, lourde à en appeler le récif, je suis aussi un bouquet dans lequel tu plongerais ton visage jusqu'au cœur.
J'élis désormais pour contours une feuille d'eau lisse enroulée, une corolle d'arum, une plage qui se rêve fuseau, une plage qui s'étreint ;
je me surprends à savourer le vent, la pluie… puis je m'avise de la raison : « Mais c'est que je l'aime !... »
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L'amoureux :
Nous vivons sous le règne de l'amande sans fin broyée ; et toute ma bouche s'imprègne de ce qui n'est plus que du lait végétal.
Même si, quand vient septembre, tu fleures aussi, entre l'oreille et l'orée des cheveux, le pain d'épices.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Éditions Encre Marine.
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