EN MARGE DU SITE DE MIREILLE SORGUE
Épuisé chez Robert Morel, la reparution du livre était souhaitable. La petite sœur m'ayant écrit : « Quant au problème R.M(1), j'éprouve une telle aversion pour ce monsieur, que je ferai le tour de tous les éditeurs possibles avant de me présenter chez Tchou ; et je crois que vous serez de mon avis. C'est simplement une question de respect vis-à-vis de Mireille et de nous-mêmes !! » (19 décembre 1978)
D'autres éditeurs furent pressentis. Gallimard s'étant récusé au prétexte que l'auteur n'était plus de ce monde, les femmes songèrent à l'éditrice de maints ouvrages érotiques.
Je reçus donc, datée du 15 mars 1979, une lettre dont j'extrais ces lignes :
« Mais d'abord je veux vous expliquer ce que j'ai proposé, par écrit, à Régine Desforges.
Préface, j'espère d'Evelyne Sullerot (2). M[arie]-F[rance] s'en occupe.
Puis l'introduction pour expliquer la genèse du livre avec citation de la phrase de Mireille à M.Piquet : « Vous parlez de mon premier livre, du second, du troisième : sans doute n'y en aura-t-il qu'un, jamais achevé, interrompu comme la vie et avec elle […] »
Puis l'œuvre corrigée, unifiée par vous(3) avec, si Régine Desforges le juge bon, une typographie différente pour la Main et les fragments.
Là, je propose de donner aux lecteurs les écrits tels qu'ils furent conçus :
1. La Main
2. La réaction de l'éditeur(4)
3. Les fragments.
Ou le contraire : je veux dire :
1. La réaction de l'éditeur
2. Les fragments
3. La Main.
4. Après l'œuvre, l'accueil des critiques, celui des élèves de l'E.S.C.P.(5)
5. L'entrefilet qui parut dans "L'Étrave"(6) au moment de la mort de Mireille et qui sera la meilleure fin.
À cause de la citation "… interrompu comme la vie et avec elle", je propose de changer le titre et d'appeler le livre :
le livre interrompu »
Devant pareilles « propositions », l'esprit bronche et s'effare : À quoi rime ce fourre-tout, sans parler du nouveau titre, racoleur et niais à souhait ?
Il me fallut du temps avant de comprendre que, dans ces apparentes divagations, rien n'était innocent. Et tout devint clair quand je me rappelai que dans une lettre non datée, mais de 1978 ou 1979, l'éditrice improvisée m'avait écrit : « Autre regret que j'ai toujours vivement ressenti : que le texte de la Célébration, seule partie véritablement finie, construite, et véritable joyau, ne paraisse pas seul, ou tout au moins en premier, détaché du reste. »
Pour ses qualités littéraires ? Sans doute mais aussi – mais surtout ? – pour sa teneur. Et ces lignes, du 23 mars 1979, expliquent sans ambages quel profit il y aurait à ne pas mêler le « joyau » au reste, en le plaçant soit au début, soit à la fin de l'ensemble :
« Ce que je ressens très fortement quand je relis la Célébration de la Main, c'est que cette célébration n'était pas pour vous seul(7). On y parle des mains paternelles, des mains de la Mère(8), de la grand-mère et de l'aïeule… et aussi d'autres mains encore, même si celle de l'Amant en fut le prétexte. C'est pourquoi ce texte m'est cher. C'est pourquoi je le voulais séparé des autres fragments qui ne sont que pour l'Amant. Et pourquoi vouloir faire un livre de votre mieux certes, mais dont vous ne pouvez être sûr qu'elle l'aurait voulu ainsi ? Moi, ma pensée est la suivante ; je la donne pour ce qu'elle vaut : Mireille aurait écrit un autre livre, mais elle n'aurait pas touché à la Célébration même pour l'inclure dans un texte assez long pour convenir aux besoins de l'éditeur. »
(Ce qui était se montrer perspicace, Mireille m'ayant écrit, le 18 février 1966 :
« Que je sois libre dans cette œuvre, et non liée par ses états passés ; libre de tout reprendre, de tout refondre… » )
Ici, plusieurs remarques s'imposent.
Chacun sait que la perception qu'on a d'un texte évolue avec le temps. Aussi, une mère, d'abord dépitée de s'en trouver exclue, peut-elle s'aviser à sa relecture, qu'il n'en est rien, et vous faire pesamment entendre que vous auriez tort de vous en croire l'unique inspirateur. Il est vrai qu'elle ignorait les lignes de sa fille du 9 juillet 1965 : « Amour, il faudra que tu le lises, c'est de nous que je parle, c'est ta main que je célèbre, et c'est comme un cadeau que je voudrais te faire. »
L'argumentation sous-jacente à la… démonstration ci-dessus peut se résumer ainsi : « La main de l'Amant n'aura été que le "prétexte" à cette Célébration. Donc, pourquoi ne pas adopter pour celle-ci la place qui le mieux met en valeur cet hommage partiel à la famille – ce qui me ferait tant plaisir ? »
Ainsi, se dit-on, toujours (car il en fut de même pour tous les textes), je devrai compter avec cette tentative pour infléchir, détourner au profit de la famille, ce qui l'exclut ou la laisse en marge ! Toujours, quand le seul point de vue auquel se placer ici devrait être littéraire, je verrai l'élément affectif battre en brèche la rigueur, et j'aurai affaire au sentimentalisme déclaré chez la mère, rampant chez sa fille cadette.
Encore, encore, perdre plusieurs heures pour – sur cinq pages – montrer qu'un tel échafaudage aboutirait à un livre dont aucun éditeur ne voudrait et qui ferait sourire de pitié la critique si, par extraordinaire, il paraissait ! Du moins pensez-vous avoir convaincu l'interlocutrice. Mais cette mère « qui ne sait rien lâcher » vous écrira, le 4 mai suivant : « Bien que ce soit inutile à présent, car j'ai renoncé à tout (souligné !) je persiste à dire que le livre pouvait se concevoir de deux façons. […] »
C'est alors qu'on se sent plus que las : harassé !
Je ne me mêlerais pas de la composition d'un livre de sciences ou d'un manuel d'économie politique, mais on peut n'avoir avec la littérature que des rapports fort distants, n'avoir jamais eu en main un texte « procuré » selon le sévère protocole des édition dites de référence, et s'estimer fondé à donner au public lettré un texte majeur, surtout si quelqu'un s'est chargé des basses besognes que sont le déchiffrement des manuscrits, la transcription et l'annotation dudit texte, la révision des épreuves… À charge, il est vrai, pour l'ayant droit de remanier l'ensemble pour satisfaire sa vanité, en n'oubliant pas de passer chez l'éditeur signer le contrat. Ce que Lévy-Brülh aurait bien dû évoquer dans son ouvrage : De la division du travail social.
(1) Un éditeur parisien associé à Robert Morel. Malgré son « aversion » pour celui-ci, elle en devint l'amie et la confidente – pour mieux instruire mon procès.
(2) L'auteur de cette phrase « merveilleuse » : « La miraculeuse Mireille Sorgue au prénom de lumière et au nom de rivière » que mère et sœur voulurent placer en épigraphe à la nouvelle édition de L'Amant. « J'y tiens beaucoup » écrit la petite sœur. (L'éditeur refusera, bien sûr, pareille nunucherie.).
(3) On ne sait trop qui aurait été chargé de l'introduction. La conceptrice de l'ouvrage, j'imagine.
(4) Le premier éditeur, Robert Morel – lequel était furieux de voir l'ouvrage lui échapper !
(5) L'École Supérieure de Commerce de Paris.
(6) Une obscure revue mais où collaborait le poète Bernard Aurore dont les lecteurs du Tome I des Lettres connaissent les mérites.
(7) Souligné, au cas où cette remarque capitale m'aurait échappé.
(8) Majuscule de rigueur.
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N.B. Toutes les citations de Mireille sont en italique.
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