VIII - La célébration de la main (1)
*« Quand j'y devrais perdre le peu de raison que j'ai et mes forces, j'écrirai pour de bon, cet été. C'est une entreprise déraisonnable et peut-être mortelle, moins mortelle pourtant que ce dégoût que j'ai de moi-même, ce sentiment de démériter chaque jour, de ne pas valoir l'amour que tu me donnes… […] prends-moi au sérieux, et harcèle-moi, force-moi à donner forme et réalité à ce rêve, oblige-moi à l'avouer, puis à persévérer dans ma folie. […] S'il te plaît, ne me laisse plus en repos. » (11 mars 1965)
*Outre le désir de tenir sa promesse (« Demain je vais écrire un grand poème indélébile »), Mireille, alors accablée de travaux universitaires, souffre – et elle le dit – de ne pouvoir adresser à l'Amant des lettres aussi longues et riches qu'au début. Elle craint que cela ne lui apparaisse « comme un épuisement du désir, une lassitude. » (6 janvier 1965) Aussi s'engage-t-elle à composer pour lui, à la faveur des vacances, une manière de poème en prose en son honneur. À quoi s'ajoute ce motif : « la raison (très féminine !) de l'oeuvre » promise : mettre au jour des beautés plus durables que les périssables grâces de la chair, te plaire toujours mon amour ; me sauver aussi de la douleur d'une séparation possible […] » (2 juillet 1965)
*J'ai rassemblé, dans le « Dossier » de L'Amant, avec les ébauches et variantes du texte, les extraits de lettres qui évoquent la genèse de l'œuvre ; je ne les redonnerai donc pas ici. Commencée en juillet 1965 sur la plage d'Agde, Mireille faisant alterner baignades et écriture, la « Célébration de la main » m'est adressée à la fin d'octobre.
On n'a guère souligné, à ma connaissance, la nouveauté de l'entreprise. Les femmes qui laissèrent un nom dans la littérature amoureuse disent l'attente, le désir, le regret, l'amertume, « l'honneur de souffrir », l'amant faisant figure d'entité. Une seule, Marguerite Burnat-Provins consacra à l'homme aimé plusieurs ouvrages dont une centaine de poèmes en prose qui parurent, en 1907, sous un titre banal : Le livre pour Toi1 :
« Lorsque j'aurai quitté la robe poudreuse du voyage, je me tiendrai devant toi.
Je déposerai dans tes mains mes seins raidis par le désir : ils te menaceront de leurs deux pointes brunes.
Je t'offrirai mes flancs comme une table polie où paraît, unique, mieux que la figue onctueuse, le fruit au cœur entrouvert qui doit te nourrir et te désaltérer.
Je prendrai tes genoux entre mes genoux, sur tes dents j'appuierai ma langue et dans tes yeux, tout au fond de tes yeux, je regarderai, je regarderai. »
Et Mireille, sur un feuillet où elle esquisse le plan de l'ouvrage :
« La première chose à dire, la première chose que je sache est la réalité sensible : ce corps, ces mains, ces lèvres. »
À peine eus-je achevé ma lecture, que j'écrivis cette lettre, qu'on me pardonnera de reproduire ici.
« Lundi 25 octobre 1965. On peut, oui, inscrire la date ; on peut, oui, pavoiser. J'écrirai peu, pourtant, car il me faut aller prendre quelque repos. J'écrirai peu, car au fond il y a peu à dire. Une œuvre est née ; personne ne le sait encore. Mais elle est bien vivante, irréversible. Belle comme de l'Eluard des beaux jours (celui de Corps mémorable), mais ce n'est pas de l'Eluard, ni du Louise Labé, ni et ni... C'est assez grand pour se passer de parrainage. J'ai eu, en terminant, avant le dîner, ce cri à ton adresse : « Faut-il que je t'aime, pour n'en être pas jaloux, mais heureux au contraire ! » Surtout, ne pas oublier : en trois mois ; et elle a vingt-et-un ans... Au fur et à mesure de ma lecture, cette évidence s'imposait : cette œuvre doit entrer dans le fonds Gallimard. Elle sera adressée par mes soins à M. Lambrichs. Ce n'est que si celui-ci la refusait, ce qui m'étonnerait fort, qu'elle serait envoyée à Morel. (Je m'arrangerai, vis-à-vis de ce dernier ; il n'y a aucun engagement de ce côté.)
J'ai commencé cette lecture avec une manière d'appréhension, mais très vite, tout de suite, s'établit dans la chambre une qualité de silence (d'absence) qui suffit, à soi seule, à témoigner en faveur de pages inouïes. Je craignais le passage du « elle » au « je » : en fait, on est à ce moment-là dans une voiture qui roule bien, mais voici que la conductrice change de vitesse en douceur – et d'un coup on bondit et l'on demeure ensuite jusqu'à la fin (émouvante !) dans une allure irrésistible de grande croisière... J'ai pensé très fort à tes parents, à ta mère, à ton père – à leur fierté. J'ai senti que j'étais un peu plus justifié, aussi et surtout... Sois une heureuse enfant : tu as merveilleusement sauvé le temps de cet été, le temps de notre éternité, tout à la fois ; tu as rendu au centuple ce qui te fut donné, et je savais assez que tu n'étais pas avare. Je te salue, mon beau secret. »
Lettre à laquelle font écho ces lignes :
« Est-il besoin de dire que j'ai dormi ayant ta lettre à mon chevet ? […] Combien de fois l'ai-je lue ? L'incrédulité persiste… […] Je savais que si tu te hâtais de m'écrire, cela serait pour me dire des choses réconfortantes. Et maintenant, puis-je te croire ? Se succèdent des accès d'allégresse et des moments d'inquiétude. Mais ne me dissimules-tu rien ? Il ne faut pas craindre de me blesser, Amour…
Je t'interroge avec angoisse : – Tu es sûr que… ? Pourtant, tu as des mots persuasifs, et ceux-ci que je préfère : "J'ai senti que j'étais un peu plus justifié". Sois sûr que si tu n'avais pas été là pour me donner volonté et courage, je serais comme tant d'autres restée velléitaire » (27 octobre 1965)
Mais comment être sûre que le dédicataire de ce texte ne vous a pas louée par courtoisie ? par amour ?
Il est hautement significatif que Mireille ne donna ces pages à lire ni à sa mère, alors que celle-ci aurait pu les accueillir en femme, ni à la « petite sœur » qui, pourtant, fait des études et n'ignore pas les réalités de l'amour. Le seul, en la circonstance qui semble fiable, c'est ce père avec qui les rapports sont… laconiques, mais dont le jugement sera sans complaisance.
Il le fut, et la réaction telle qu'on pouvait la prévoir :
« Mon père m'a rendu la Célébration, en me disant que ce style était trop " difficile" pour son goût ; j'ai alors essayé de me relire, et n'y suis pas parvenue, tant ces pages m'ont paru insipides, boursouflées, vaines… Pas de dégoût, non, mais une parfaite indifférence. Il me faudra prévenir Robert Morel que la promesse d'un autre texte pour l'automne ne sera pas tenue. Je dis cela sans honte. À l'impossible, je ne saurais être tenue. » (13 juin 1966)
Mireille fut bien avisée de ne pas soumettre ces pages à sa mère. Non que le style ait rebuté celle-ci : c'est une autre sorte de reproche qu'elle leur fit et qui, dans une lettre de 1968, s'exprime en ces termes : « je lis lentement, avec admiration, mais aussi quelle tristesse, les textes que vous avez mis au net avec tant d'amour.
« Si vous souffriez moins vous en seriez heureux et fier – mais en ce qui nous concerne… peut-on être plus totalement dépossédé par cette célébration de la main ? Pour les mains qui l'ont tant gâtée, soignée, jusqu'à vous et même après vous… que reste-t-il dans ces lignes ? »
Et, dans une autre lettre également sans date, de la même époque : « […] vous aurez une amère consolation que nous n'aurons pas. Vingt ans d'amour, de soins, de sollicitude… et ce qu'il en reste tient dans quelques lignes de la Revue du Tarn – Enfin cela n'est rien. Plût à Dieu que nous soyons plus dépouillés encore, et mutilés, et amputés et qu'elle vive – pour elle. »
« Enfin cela n'est rien. » Mais l'aigreur est patente. Du moins n'est-il personne ayant approché la petite sœur pour ignorer ces pages de ladite revue – que Mireille a très tôt désavouées : « Je ne suis pas du tout contente que tu aies lu ces pages de la Revue du Tarn qui n'auraient jamais dû paraître. C'est peut-être charmant, cela ressemble à qui j'étais alors, je ne les aurais pas écrites un an plus tard. Maman y aime sa gentille fille. Je ne me veux plus gentille pour… d'autres que toi. En tout cas, c'est bien tout. »
Par parenthèse, je dis que brandir à tout bout de champ quatre pages d'aimables propos (demandés par la revue après le succès au Concours Général) où la famille paraît sous un jour flatteur, quand on sait quelles souffrances morales Mireille dut à l'incompréhension des siens, souffrances auxquelles s'ajoutèrent de torturantes douleurs physiques – que je relaterai, par sa voix ; une fin tragique et prématurée y mettant fin,
je dis que c'est là proprement une imposture. De quoi son auteur devrait bien enfin s'aviser.
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1. Il fut réédité, en 2005, aux Éditions de la Différence.
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Toutes les citations de Mireille sont en italique.
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