en marge du site de mireille sorgue
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Écrire !
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Jadis et naguère, nombre de jeunes filles tenaient le journal intime de leurs émois et de leurs rêves ; bien des adolescents, travaillés par la sève montante, composaient des poèmes – le prurit de l'écriture ne survivant pas, chez la plupart, à l'acné juvénile. Et c'est là que se fait le partage entre les velléitaires (certains le seront à vie), et ceux qu'une vocation impérieuse, souvent exclusive, ne cessera de tourmenter ; entre les polygraphes qui feront profession d'écrire, sans nécessité intérieure, des ouvrages qui ne nous importent, et ceux qui, durement contraints, astreints par leur « daimon » ont, à leur corps défendant, une œuvre à faire. Ce qu'illustre le mot de Claudel : « Avec le talent, on fait ce qu'on veut ; avec le génie, on fait ce qu'on peut. »
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Quand Mireille écrit : « car j'ai à faire, et c'est écrire », elle traduit la tyrannie que cette activité exerce à présent sur elle et que toujours combattront le doute quant au bien-fondé, pour elle, de s'y adonner, et l'aversion pour ce qui naît de sa plume : « J'eus, depuis mes six ou sept ans, bien des velléités « littéraires ». Je commençai maints journaux. Mais un beau jour, les relisant, je les trouvais si fades et niais que je les détruisais. […] Et sans doute en serait-il de même des pages que je t'envoyai cet automne, à trois ou quatre reprises, si elles étaient demeurées dans l'un de mes tiroirs. L'esprit, dans sa croissance, ne tolère pas les faiblesses passées, et veut en perdre le souvenir. Manque flagrant d'humilité ! Ou peut-être nécessité vitale : je me délivre des tâtonnements, des erreurs d'hier.
Tu t'étonnes de ne pas m'entendre dire : "Plus tard, il faudra que j'écrive." Qu'ai-je besoin d'affirmer aussi péremptoirement une vocation future certaine ? J'écrirai lorsque j'aurais trouvé, les ayant longuement cherchés, mes moyens. Il faut apprendre à parler, apprendre à voir, à "donner à voir". Et je sais que tu m'y aideras. » (15 mai 1963)
Mireille auteur est toute en ces dernières lignes : écrire n'est pas une occupation à laquelle on se livrerait par ennui ou vanité, mais un acte qui doit mettre en jeu toutes les ressources de l'être ; un acte qui s'apparente trop à une conquête, pour qu'on s'y consacre sans préalables.
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Ceux qui vivent une passion amoureuse tireraient des Lettres le plus riche bréviaire. Ceux que le désir d'écrire harcèle sans repos y liraient, exprimés avec bonheur, leurs aspirations, leurs doutes, leur tenace insatisfaction (et comme elle eût fait siens les propos sur son art de ce Giacometti qu'elle avait admiré à la Fondation Maeght !) Ils y retrouveraient la solitude du créateur et son besoin d'une parole fiable sur son œuvre… Mais comment être sûr que celui qui vous loue ne s'aveugle pas ? « Oh, ce n'est pas que tu risques de me rendre vaniteuse ; seulement, je te l'ai déjà dit, lorsque je reçois de telles louanges, j'ai le sentiment d'un malentendu, d'une confusion de personnes, et que ce n'est pas à moi, de moi, que l'on parle […] » (2 octobre 1963)
Ainsi que chez le véritable artiste, le doute sur la validité de l'œuvre produite prévaudra, souvent jusqu'au décri, jusqu'au déni de celle-ci.
« Écrire, ce souci-là me déchire, que je ne peux apaiser, que je n'apaiserai de longtemps, dont longtemps encore tu devras me consoler. Quel désir est le mien, et quels obstacles j'y trouve, car je n'aurai pas même une heure de chaque jour à offrir à son assouvissement… J'essaie de lire, puisque je le dois – mais à peine ai-je parcouru une page de tel ou de tel autre, que leur exemple m'exaltant, j'étouffe de tout ce moi inexprimé. Mais si je ferme le livre et prends une feuille blanche, je me trouve alors très vaine et vide, impuissante à créer, découragée par la certitude que le lendemain je ne pourrai continuer. Et cela me fait mal à la fin de ne pas faire ce que je veux. Je me suis brusquement levée, laissant sur ma table le Journal de Charles Du Bos dont je n'avais que relu les premières pages, j'ai pris le grand cahier bleu que tu me donnas naguère, et j'ai rageusement écrit une demi-page qui ne se voulait pas belle et ne l'est pas, et que je regrette déjà d'avoir produite tant elle me montre quelle est ma médiocrité. » (24 octobre 1964)
« En tout cas, ce que j'écris est pour moi insipide comme l'eau pure dès que formulé – et si tu ne le conservais, je sais quel serait à brève échéance son sort. Si ce n'est pour toi, je ne crois pas que j'écrirai. Autrefois, je désirais "écrire un livre" ; je n'en ai plus le souci – ni l'ambition, ni le courage, ni la vanité ; surtout me manque la foi ; je ne crois pas en ce que j'écris […] » (12 novembre 1963)
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« Si ce n'est pour toi… » Celle qui écrivait le 12 octobre 1962 : « Ami, je lis cette merveille qu'est Elsa ; j'en ai le souffle coupé. Quand pourrai-je dire ainsi l'amour ? » ; qui affirmait : « je pense qu'il n'y a rien au monde que l'amour, avec la poésie, qui m'occupent, qui m'attirent dans les autres ou les œuvres, et dont je souhaite parler » (6 janvier 1965),
celle-là a trouvé le dédicataire privilégié de ce qu'elle écrira – et elle le lui annonce sans ambages : « Demain je veux écrire un grand poème indélébile à ta jouissance seule […]
Je sais toute parole un défaut du silence, comme une bulle dans la masse cristalline. Mais il entre de la volupté dans l'acte d'écrire, c'est pourquoi je l'accomplirai… Assouvissement…
La voilà donc formulée sans que j'y aie pris garde, la justification que je cherchais, comme ne voulant pas m'abandonner sans résistance à mon désir. Créer pour le plaisir […]
Il m'est égal de mourir toute. Et ce n'est pas tant pour survivre que pour vivre que je veux écrire. J'écrirai comme on fait l'amour. […] (Mars-avril 1963)
Ce dessein fixé, scepticisme et assurance, élan et découragement, ne cessent d'alterner :
« Tu auras beau tenir à ma chair, au plus profond, si je ne me hausse jusqu'à savoir parler et voir comme Toi, je demeurerai en dehors de ta réalité. […] Il faut que je te rejoigne. Par les mots, je sais que j'y pourrai parvenir, par la poésie. […] (12 juin 1963)
« Je pensai d'abord que je ne saurais pas écrire après toi […] Mais je n'ai plus cette crainte. Tes mots éveilleront les miens qui leur serviront d'assise, ou de bague, ou d'obstacle, ou de bogue ou d'amande. Nous nous répondrons aussi. Peut-être nous nous érigerons. […] (25 juin 1963)
« Cet amour dont j'habite si juste les limites, saurai-je le dire ? Tu m'assures que oui, je doute encore. » (5 novembre 1963)
« Bien sûr que j'ai grand envie de "devenir une moderne Louise Labé" puisque tu crois que je le peux […] (17 décembre 1963)
« … il me semble que je trompe tout le monde et moi-même, que je n'écrirai jamais rien. Mais tu es là, et tu ne me laisseras pas m'enliser. » (30 septembre 1964)
« Et moi aussi je veux être féconde. Peut-être n'est-ce que pour te ressembler ? Ou plutôt pour m'accomplir selon ton désir. » (23 juin 1965)
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De fait, on peut douter de l'utilité d'ajouter une page à tout ce qui fut écrit à la louange du printemps, de la rose, du ruisseau ; mais non de la seule chose qui vaille ici-bas, inséparablement de la poésie : le sentiment amoureux. Mireille qui connaît, enregistré par l'auteur, le « Dit de la force de l'amour », d'Eluard, et ses injonctions (« Un amoureux qui parle est un poète et ce qu'il dit efface le temps qui l'isole de l'objet aimé. Il donne à l'amour une vie constante, invincible. Il s'éternise.
« […] hommes, femmes qui perpétuellement naissez à l'amour, avouez à haute voix ce que vous ressentez, criez « Je t'aime » par-dessus toutes les souffrances qui vous sont infligées, contre toute pudeur, contre toute contrainte, contre toute malédiction, contre le dédain des brutes, contre le blâme des moralistes. Criez-le contre tous les avatars de la vie, contre l'absence, contre la mort. […] »1, Mireille emploiera désormais le meilleur de son temps à clamer son amour, à le filigraner de ce qui devrait lui être consubstantiel : la poésie. Pour la « jouissance » de l'être aimé ? Certes, mais aussi, comme elle en a conscience : pour (mieux) vivre.
Et quel amour est le sien, ainsi que chez tous les êtres épris d'absolu !… Écartant les expressions d'amour passion, d'amour absolu, d'amour total, Benjamin Péret2 voit dans l'amour sublime « le lieu géométrique où viennent se fondre en un diamant inaltérable, l'esprit, la chair et le cœur. » Et il ajoute : « Certes, il advient que ce diamant soit tout ténèbres et qu'un appel de mort en émane, mais il n'en brûle pas moins d'une flamme aussi pure. […] L'amour sublime apparaît comme un sentiment qui comble toute la vie du sujet reconnaissant dans l'être aimé l'unique source du bonheur. L'objet d'amour est devenu aussi essentiel au cœur que l'air à la vie physique. »
« C'est donc le cri de l'angoisse humaine qui se métamorphose en chant d'allégresse. »
« L'amour sublime est l'accord parfait entre deux êtres harmonieusement appariés. »
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C'est ce « très haut amour» partagé, déjà « sublime » en soi, que Mireille, par la magie de son écriture inspirée et dominée, chamarrée de poésie, va porter à son extrême degré de sublimation.
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1 Paul Eluard, Le Poète et son ombre, Seghers, 1963.
2 Benjamin Péret, Anthologie de l'amour sublime, Albin Michel, 1956.
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