en marge du site de mireille sorgue
X- LA FIN
Qu'il est donc étrange, que des êtres jeunes, que rien ne paraît menacer, aient le pressentiment d'une mort prématurée ! C'est très tôt que se rencontrent, dans les Lettres à l'Amant, des notations qui en témoignent pour Mireille, et qui reviendront en leitmotiv jusqu'à la fin, même si, de rares fois (« Que c'est peu, quarante ans, peut-être plus, qu'il nous reste à vivre ensemble[…] » 16 janvier 1966), on envisage un sursis.
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18 février 1963 : « Il me semble que je cours d'un grand élan vers le soleil – que je me précipite. Pour m'accomplir et c'est peut-être en même temps me consumer toute. […] »
24 février 1963 : « Et puis il me semble que je n'aurai jamais trente ans. »
mars-avril 1963 : « j'ai assez le sentiment que le temps m'est compté […] »
18 mai 1967 : « Je ne veux pas vieillir à tes yeux. »
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Aucune affectation dans ces pages, ni pose romantique, mais une manière d'évidence, considérée sans révolte. Et l'on voit bien, à lire le « testament » rédigé en termes impérieux qui figure dans le tome I des Lettres (p.210 de l'édition Albin Michel), que dans ses pensées, Mireille me précède dans la mort.
J'appris le drame, le lendemain, dans ma famille, par le journal local. L'entrefilet qui relatait le fait divers avait pour titre : « Suicide ou accident ? »
Quand parut L'Amant, en 1968, chez Robert Morel, les parents de Mireille se montrèrent hostiles à toute divulgation de l'identité de l'auteur, et des consignes expresses furent données à l'éditeur, qui ne les observa guère malgré ses assurances. Ce qui indigna la famille : « S'il fallait, dans l'intérêt de l'Éditeur, m'écrivit sa mère, qu'on sache qu'elle était morte, avait-on besoin d'une date, d'une circonstance ? Procédé publicitaire décevant, poignant, à l'encontre d'une Mireille si discrète, si secrète. […] Cette véhémence est douleur – la comprendrez-vous ? »
J'étais d'autant mieux disposé à la comprendre que j'eus toujours à l'esprit le mouvement de Mireille quand, au reçu de la « Célébration de la Main », je lui écrivis qu'un tel texte méritait d'être publié : « Recul instinctif au moment de se révéler, de livrer son nom, son secret, peut-être son visage. » (27 octobre 1965)
Quand, dans les années 1980, la réédition de L'Amant fut envisagée, la petite sœur m'écrivit : « En ce qui concerne les détails biographiques et la photo, je suis vraiment de votre avis : c'est absolument inutile ! On peut parler longuement d'un auteur, de son caractère, de ce qu'il aime, de la façon dont il vit… sans pour cela entrer dans les détails. C'est Son image qui doit apparaître, ce qui faisait qu'elle était Elle, et cela peut être bien plus expressif qu'une photo. […] » (7 janvier 1982)
Quand reparut l'ouvrage, en 1985, accompagné du premier volume des Lettres, les mêmes consignes de discrétion furent données au nouvel éditeur. Lequel m'écrivit : « Non, non, pas de photographie, pas de biographie. On aura ainsi mieux encore le sentiment d'un aérolithe. »
Pourtant, il fallut bien donner une photo pour la jaquette – et je choisis la plus… stylisée. Plus tard, on en réclama d'autres et c'est en vain que je tentai de dissuader la famille d'accepter, car « les femmes », grisées par les louanges de la critique, entendaient servir la gloire de Mireille à leur manière. « Nous acceptons désormais qu'on donne notre nom », m'écrivit la Mère, cependant que la petite sœur se répandait en indiscrétions, semi- confidences, insinuations à mon égard touchant les coupures opérées dans le texte.
La part faite à la famille dans L'Amant étant jugée dérisoire, on songea à élaborer une « chronique familiale » : « Vous, vous avez offert ses Lettres ; nous, nous pouvons bien laisser connaître l'enfant, l'adolescente, la fille exceptionnelle qu'elle fut.[…] Nous devons certaines pages aux lecteurs qui se sont attachés à elle, aux plus passionnés justement.[…] » (Automne 1985) Il est vrai que, par cette pieuse entreprise, on espérait émouvoir les lecteurs en parlant de « sa lutte, sa victoire (éphémère, hélas !) sur le mal qui devait nous la ravir ». (Il serait cruel de souligner les qualités de ce style !)
Par parenthèse, fallait-il méconnaître Mireille ou plutôt n'avoir le moindre souci de ce qu'elle fut, pour oser écrire : « Nous devons certaines pages aux lecteurs… », s'agissant de lettres et écrits de jeunesse qu'elle eût détruits si elle l'avait pu, comme elle me l'écrivit de ses poèmes de 1962, de ses lettres au « vieil ami », et de tout ce qui lui paraissait « charmant » !
Ses parents, pourtant sûrs (cf chapitre V « L'Amant ») « qu'elle deviendrait un grand écrivain », n'ayant pas conservé ses lettres, à quelques-unes près, on sollicita tous ceux, de près ou de très loin, qui auraient pu posséder lettres, devoirs de classe, souvenirs de l'enfant, de l'adolescente prodige. Avec des succès variés, à croire que les « égoïstes » qui refusèrent partageaient le sentiment de Celle qui avait écrit au dit « vieil ami » : « Il y a des souvenirs qui ne sont qu'à ceux de qui nous les tenons. » (11 janvier 1964)
Ceux qui refusèrent (« C'est trop tôt ou trop tard », répondit l'un d'eux) se trouvent fustigés en préambule d'un mémoire universitaire – sur lequel je reviendrai(1) – où l'on reconnaît et la voix de la petite sœur et le style maison : son auteur, dûment chapitrée, s'en prend vertement à ceux qui « refusent encore de parler sous d'innombrables motifs », entravant ainsi la marche de l'histoire littéraire et « [desservant] l'œuvre elle-même et elle seule ». L'auteur, qui a bien appris sa leçon, poursuit par cette fière déclaration : « Nous sommes autorisés à penser que Mireille Sorgue – connaissant son souci de vérité et de transparence – n'aurait pas apprécié de se voir enfermée dans l'étroite prison de verre que l'on bâtit pour elle ». (Ceci visant, à l'évidence, l'auteur honni de L'Amante.) « Il semblerait que chacun ait bâti autour d'elle un mythe auquel personne ne devrait toucher, tout autre qu'eux-mêmes ayant à priori "les mains sales" et l'esprit bardé de mauvaises intentions (lesquelles, nous ne le saurons jamais). »
Devant ce développement qui sent furieusement sa roture – celle de l'esprit –, on ne peut que s'écrier : « La Voix de son Maître ! » « Nous sommes autorisés à penser que Mireille… » Je le demande : quelle meilleure caution, pour un exégète, que celle de qui ne fut pas jugée digne de lire une seule page de sa sœur, du vivant de celle-ci, et qui l'a bien mal lue après sa mort, au point d'invoquer son « souci de vérité et de transparence » : « N'est-ce pas, demande-t-elle à M.Piquet, que vous me préférez un peu farouche, exclusive, même si vous déplorez parfois que je sois si secrète ? » (mars 1964)
On se demande bien, par parenthèse, comment certains brillants universitaires ont pu, dans leurs communications sur Mireille Sorgue, se montrer si pénétrants alors qu'ils ne pouvaient se dire « autorisés » par l'ayant droit et qu'ils ignoraient sans doute les pages… capitales de « La Revue du Tarn » !
« La mort de Mireille n'appartient qu'à elle », m'avait fièrement écrit la petite sœur. Ce qu'elle développa en ces termes : « C'est clair, il ne faut pas (souligné) que l'éditeur parle du train. D'abord parce que cette image est terrible et que je ne tiens pas à m'y heurter au détour d'une ligne d'article. Ensuite parce que ce serait accréditer la thèse du suicide (les accidents, dans ce domaine, sont rarissimes) et nous n'en avons pas le droit. Et puis, il s'agit peut-être là de son ultime secret ; cette chose-là ne regarde qu'elle. »
Que voilà de nobles propos ! Dommage qu'on soit l'impulsivité et la versatilité mêmes. Au point de s'interroger un jour, gravement : « Nous n'avons peut-être pas le droit de supprimer un seul mot de ces lettres » (29 janvier 1981), mais de m'écrire plus tard, sur la suggestion du petit cercle… littéraire dont on s'entoure : « La réédition des Lettres et de L'Amant chez "France-Loisirs" est une bonne occasion pour améliorer la qualité des textes », les « fervents lecteurs » étant gênés par les « mièvreries dues aux "Minou" qui sont effectivement trop nombreux » et « de même pour les histoires de "Chat". […] Je ne crois pas que ce serait un très gros travail, et Maman pourrait vous aider . » (Ce qui était bien l'argument le plus propre à emporter mon adhésion !)
Par chance pour l'histoire littéraire, le souci de la vérité, si vif chez l'ayant droit, allait prévaloir. Quelques années après les déclarations touchant le secret à préserver, une étude « autorisée » puisqu'elle était signée de l'un des « fervents » du cercle, dûment… informé, abordait longuement le suicide de Mireille. Une étude que j'évoquerai plus loin, elle le mérite, et qui fut jugée par la petite sœur si remarquable qu'elle l'imposa au « Livre de poche » à la place de la préface qu'Henry Bonnier, devenu, lui aussi, un personnage haï, avait écrite pour la première édition de L'Amant. La quatrième de couverture ne manque pas, elle aussi, de mentionner le suicide – un mot qui ne blesse plus la sensible petite sœur. Au point que le monde entier sait à présent, grâce à la biographie (maison !) du site officiel, qu'« elle se jeta du train ». À croire que la biographe assista à la scène.
« Le brigadier a vu l'accident, m'écrivit sa mère. Il se trouvait sur la route que longe la voie ferrée – il l'a vue, une fraction de seconde debout sur le marchepied – puis elle a basculé. Il est formel : elle ne s'est pas jetée. Les secours ont donc été immédiats. »
Mais je conviens que l'expression « se jeter d'un train » a une autre allure !
« La folie n'est pas une maladie honteuse », et je souscris volontiers à ces mots de la petite sœur. La gloire d'un Höderlin, d'un Maupassant, d'un Nietzsche… n'est pas affectée par leur démence ; non plus que l'œuvre d'un Chatterton, d'un Nerval, d'un Maïakovski, ne pâtit de leur suicide. Et peut-être est-ce le prix à payer pour ces « voleurs de feu » que sont les « voyants » selon Rimbaud.
Je regrette seulement que le même mot de suicide s'applique et à l'acte de qui a plus ou moins longtemps délibéré de mettre fin à ses jours, s'y est préparé en conséquence, et au geste de celui qui, dans son délire, entend une voix qui le pousse vers le néant. À qui, en d'autres termes, on arrache la vie.
« Pour qui souffre d'une dépression névrotique, avec altération de la fonction du réel, dit le clinicien, le passage à l'acte n'est jamais prémédité mais presque toujours le résultat d'un "raptus anxieux" imprévisible, survenant toujours au petit matin : il s'agit là d'un accès irrépressible d'angoisse auquel le malade réagit par une compulsion de mort libératrice. […] Force est de constater que les sujets les plus brillants paient un lourd tribut à cette redoutable affection. »
Les mots de fou, de folle, de folie, abondent dans les Lettres, mais ils se sont, pour nous, si bien affadis avec le temps, que nous en usons à la légère. Les rencontrant sous la plume de qui avait un sens inné de la propriété des termes, j'aurais dû leur donner leur juste poids. Pourtant conscient que celle qui m'écrivait appartenait à la race des « voyants », j'aurais dû avoir constamment à l'esprit sa prescience d'une vie menacée, d'une vie brève.
Ne savais-je donc pas que le génie adolescent attire la foudre ? Que c'est une Mort aux formes pleines et fermes, et non une vieillarde, qui couronne les êtres épris d'absolu ? Sans doute, mais que pèsent les avertissements tels que ceux-ci : « Je crois Ami que je vais étreindre ma vie autant que je le puis, très fort, la clamer avec démesure, mais je crois aussi qu'un jour, très vite et tout d'un coup, j'ouvrirai les bras pour connaître l'amère joie de l'abandonner avant qu'elle ne me quitte. » (14 novembre 1962) ?
Que pèsent ces prémonitions, quand on reçoit l'une de ces lettres que je qualifiais de « planantes » et qu'on lit : « Et c'est vrai que je voudrais au moment de mourir m'abîmer ainsi dans ton visage contemplé. […] C'est dans très longtemps, et c'est demain, et c'est peut-être à cause du temps si bref que je t'aime si bellement – pour que chaque instant auprès de toi soit si plein, comme une éternité.
[…] Oui, si je t'en parle, c'est qu'avec l'amour et la poésie, la mort est l'un des maîtres-mots de notre vie.[…] Oui, l'amour – l'art – la mort, cela sera toute ma vie, et j'aime qu'elle soit ainsi élaguée de toute fausse branche ; j'aime n'offrir aucune prise au monde et aux autres, et pousser droit comme un tronc nu sous l'impulsion de toute sa sève rassemblée. » (19 octobre 1964)
Et le lecteur de se murmurer : « Dieu ! quels accents ! Jamais la Mort n'aura le cœur de faire taire une aussi belle voix ! » Sans se douter qu'Elle a, au contraire, hâte d'apposer son sceau sur cet amour – pour l'authentifier.
Elle aurait pu en charger l'onde : en septembre 1963, se baignant seule à Agde par mer forte, Mireille avait échappé par miracle à la noyade. En préférant l'air à l'eau, Elle parut se rappeler que celle qui L'avait tant de fois invoquée, se disait « folle » du vent.
Un point de sémantique, pour terminer. Quand cette sorte de malheur frappe une famille, celle-ci use le plus souvent d'euphémismes pour en parler, comme si cela pouvait atténuer l'effroi qu'un tel acte inspire, la culpabilité que ressentent les survivants pour n'avoir pas fait bonne garde. On dit donc de quelqu'un qu'il s'est donné la mort, qu'il a mis fin à ses jours, qu'il s'est supprimé.
Mais la petite sœur a trop le souci de la vérité (sauf en ce qui la concerne – cf le chapitre II « Les coupures »), pour ne pas vaincre sa répulsion devant cette image terrible du train, à laquelle, disait-elle, « je ne tiens pas à me heurter au détour d'une ligne d'article ».
Le choix d'un mot préféré à ses équivalents n'étant jamais innocent, il faut croire que dire, écrire, publier à tout venant que votre sœur s'est suicidée, vous procure un sentiment que tout autre substitut ne vous apporterait pas à ce degré. Un sentiment que je laisse à chacun le soin de définir.
(1) Il fut d'abord refusé par le professeur, Mme Moatti, mais figure en bonne place dans la bibliographie (maison) ainsi que dans la notice rédigée pour l'édition en Livre de poche !
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Toutes les citations de Mireille sont en italique.
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