* * * * En marge du site de mireille sorgue
* * * * * * * * * * * * * * * * * * LE TESTAMENT (1)
* * * À sa mort, Mireille laissait un long texte achevé, la « Célébration de la Main », mais aussi une liasse d'ébauches destinées à l'étoffer ; ce qui était répondre au voeu de l'éditeur Robert Morel, lequel avait souhaité une évocation de l'Amant tout entier (cf. le « Dossier » déjà cité.)
* * * Dans les mois qui suivirent, je m'attachai donc à déchiffrer, transcrire, collationner, organiser lesdits fragments – « les femmes » me faisant d'autant plus confiance que la teneur de la « Célébration » leur était inconnue.
* * * L'Amant parut en 1968 et suscita, chez les critiques, des éloges unanimes. C'est alors que la famille commença de prendre conscience des dons littéraires de la morte – et que l'attitude « des femmes » à mon égard changea sensiblement. Sans doute m'avait-on dit, après le drame : « Prenez, dans son appartement, ce qui vous fera plaisir. Tout si vous voulez », mais on ne cessera plus, une fois Mireille mise à sa vraie place, de regretter cette libéralité. – N'a-t-il pas emporté des écrits qui revenaient de droit à la famille ? Une suspicion qui devint, dans la bouche de la petite sœur, accusation : « Il a fait main basse sur tout. »
* * * – Mais non, je vous assure, Madame ! Seulement sur ce qui, alors, n'avait guère d'intérêt pour votre mère et vous : nos lettres, les feuilles relatifs à L'Amant, quelques feuilles volantes, ses cours de faculté et les rares devoirs qui avaient échappé à la corbeille à papier. Ajoutons-y deux ou trois livres que je lui avais offert et que ni votre mère ni vous n'auriez jamais lus. » Mais, je vous le dis en confidence : averti du sort que l'on ferait de ce que je laissais, mon larcin eût été bien plus important !
* * * L'Amant depuis longtemps épuisé, j'en préparai, vers les années 1980, la réédition. « Aidé », comme je le dirai au chapitre suivant, par une mère qui s'était d'abord avisée que la « Célébration de la Main » rendait bien peu justice aux siennes, puis, au contraire, que celles de l'Amant n'étaient là « qu'un prétexte » et qu'il convenait donc de mettre ce morceau en valeur.
* * * Le nouvel éditeur, Albin Michel, avait accepté sans grand enthousiasme de publier à nouveau l'ouvrage. Si, au moins, on adjoignait, à celui-ci, un volume de lettres à l'Amant !… Cette proposition m'angoissa : ne me sentirai-je pas dépossédé ? Voire mis à nu, même si j'avais dit, en deux minces volumes, les fastes des jours avec Mireille, puis la douleur du deuil ? On insista ; on me prodigua des assurances de discrétion. Me revint aussi en mémoire l'échange que nous avions eu, quelques mois avant sa mort. Lui ayant dit que ses lettres devraient paraître un jour, elle avait eu la même réticence qu'à voir publier la « Célébration ». Avant de concéder : – « Alors, dans très longtemps, avec des coupures. » Ce que confirment ces lignes du 21 mai 1967 : « Ce soir, je n'écrirai presque que ce bonsoir. Mais je voudrais que tu perçoives bien l'inflexion de ma voix !... […] Tu soustrairas cette lettre et peut-être les suivantes jusqu'à l'examen, de la "Correspondance" ». (Le mot entre guillemets et avec une majuscule.)
* * * Pendant treize ans, pris par la première édition de l'Amant, ma profession, mes propres ouvrages, je n'avais pas rouvert les boîtiers renfermant ses lettres. Mais c'est là mentir : je craignais bien trop qu'elles eussent conservé toute leur radiance !
* * * L'épreuve que fut, pour moi, leur relecture n'importe, mais chemin faisant, une évidence s'imposa avec de plus en plus de force : il y avait là une somme, plus magistrale d'être sans précédent dans la littérature ; un monument aux amples développements où L'Amant faisait figure de pavillon central. Oui, le corpus de ces lettres constituait l'œuvre dès l'adolescence appelée et qu'on désespérait d'écrire. Telle, au surplus, qu'on l'annonçait dans la lettre au vieil ami du 8 mars 1964 : « sans doute n'y aura-t-il qu'un [livre], jamais achevé, interrompu comme la vie et avec elle. »
* * * Je ne fus pas seulement ébloui, transporté, comme on l'est devant un grand texte ; le survivant que j'étais y découvrit maints passages qui ont une tonalité de « dernières dispositions ». À commencer par ce long passage de la fin de mars 1963, écrit – à dix-neuf ans ! – avec une détermination impressionnante :
* * * « Comme un acte testamentaire de mes éphémères richesses que je me hâte de léguer tant que j'en dispose encore lucidement ; veillant à leur répartition, à leur exclusive attribution, les réservant jalousement à l'unique héritier que je me reconnaisse… Ceci est dit sans rire ; j'ai assez le sentiment que le temps m'est compté, et qu'il me faut recenser mes domaines, en établir le cadastre, les accroître aussi autant qu'il se pourra, non seulement pour la brève jouissance que j'en aurai, mais afin que tu sois établi richement… si je viens à mourir ou me taire, ce qu'à Dieu ne plaise encore. »
* * * Le « testament » dont je découvrais des fragments au fil de ma lecture n'était pas que littéraire : il était aussi d'ordre spirituel et formulé avec une singulière élévation :
* * * « Ce que je veux dire c'est qu'on meurt ensemble, ou bien on continue à vivre ensemble ; et sans doute le plus difficile est de continuer ; un beau mensonge, un mensonge désespéré pour nier la mort. La fidélité, c'est une façon de faire vivre quelqu'un, de l'affirmer – non seulement la fidélité physique, mais le respect de ses désirs devinés, leur accomplissement. Minou mien, mon amant, si tu me perdais, je me réfugierais en toi, et je te demanderais de me ranimer, de nous prolonger comme si rien n'était changé, de nous aimer pour deux, jusqu'à ce qu'enfin nous cessions ensemble de vivre… » (23 octobre 1963)
* * * « Celui de nous deux qui vivra après l'autre, s'il en a le courage et la force, devra assumer double vie, Nous prolonger, Nous perpétuer, ne Nous rendre qu'ensemble. – Et si c'est moi qu'il faut porter ainsi, recéler et nourrir comme un enfant avant de naître, tu le sauras, n'est-ce pas ?... Je serai la chaleur même de tes bras, la ferveur même de tes lèvres, et non froide, inanimée ; secrète, je te consolerai de l'absence visible, tu m'entendras toujours, et tu me formeras de la substance et couleur de tes joies doublement éprouvées. Tu entends, il faudra m'empêcher d'être morte. C'est cela même que je m'efforcerais de faire pour toi – émerger de la douleur pour que nous respirions encore. […] » (26 novembre 1963)
* * * « Et d'autres fois, je pense que notre première mort sera très belle puisque quel que soit celui de nous deux qui demeure, il nous contiendra tous deux. » (20 octobre 1964)
* * * Ayant acquis, à la lecture de Proust, la conviction que l'esprit nous survit, Mireille écrira encore, dans la « Célébration de la Main », V :
* * * « Vivre et mourir s'enchaînant qui de nous traînera l'autre ?
* * * « Je ne veux pas être la morte qu'il faut porter !
* * * « La morte qui résiste, fait la sourde. Je ne veux pas être la charge qui déchire tes bras, je ne veux pas être la charge, la peine ; je ne veux pas être la morte ! La plus lourde !
* * * « Je veux, te conduisant par la main, te haler dans la suite des jours sans que varie la couleur ni la mesure du temps. » (Été 1965)
* * * Libre à certains de sourire en lisant ces lignes, de les considérer, comme son Père l'eût sans doute fait, comme « du verbiage » : venant d'un être qui appartenait à la race des « voyants », ces « injonctions » n'auront cessé de guider mon action. Ce qui me conduisit à m'élever avec véhémence contre les menées des « femmes » bien résolues à les ignorer. Et les réactions de fuser : « Vous prenez tout à la lettre… » (S'agissant de qui a un sens inné de la propriété des termes, assurément !) ; « cessez de prétendre être le seul à savoir ce que Mireille aurait voulu ou refusé ; cessez de vous poser en unique héritier », me déclarait la petite sœur ; « cela vous ennuierait beaucoup d'utiliser vos arguments personnels et de ne pas faire parler les morts ? (souligné) C'est un procédé gratuit auquel vous avez un peu trop souvent recours », ajoutait sa mère.
* * * Un épuisant dialogue de sourds – ou plutôt de qui ne parlent pas la même langue, sur fond de vanités. « Elles » seront demeurées des profanes. Non seulement l'oeuvre majeure que laissait Mireille ne les aura pas haussées, hissées, mais celle-ci morte, elles n'auront eu de cesse de brandir des pages que tout adolescent quelque peu doué aurait pu écrire.
* * *Le père avait rendu à sa fille la « Célébration de la Main » en déclarant que ce style « était trop fort pour lui ». Mère et fille avaient certes admiré L'Amant (avec des réserves), les Lettres ; mais à fréquenter un langage aux bonheurs d'expression continus et qui ruisselle de poésie, on s'étouffe, sans compter qu'il y est question de l'un de ces amours de légende auxquels on n'aura jamais part. Qu'on nous parle plutôt… de nous, et dans un style plaisant, souriant, qui coule comme eau de source.
* * * Il faut que nul n'ignore qu'Elle a écrit aussi des choses tout à fait charmantes ! Et c'est ce à quoi nous allons nous employer en toute circonstance. Sans compter que nous n'avons rien d'autre à produire. Et que, posséderions-nous des textes importants, nous serions bien incapables de les présenter décemment. (Le chapitre qui sera consacré aux « Lettres à un vieil ami » en fournira surabondamment la preuve.)
*Toutes les citations de Mireille sont en italique.
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *