en marge du site de mireille sorgue
XI - le testament (2)
En quelques lignes solennelles, d'une écriture lapidaire, on m'avait donc légué, « afin que [je] sois établi richement », toutes « [ses] éphémères richesses » ; non, bien sûr, d'ordre matériel, mais tous écrits nés (tels les poèmes de l'été 1962) ou à naître sous sa plume.
Et ce qui est saisissant, c'est qu'en ces lignes passe la prescience d'un temps qui sera bref, d'une raison qui pourrait être menacée, d'une « attribution » qui risque d'être controversée. Aussi les mots d'exclusive, de réserver, d'unique, viennent-ils témoigner de la résolution de la donatrice.
Non seulement ces dispositions ne seront ni rapportées, ni même atténuées, mais on les trouve confirmées jusqu'à la fin. Ce que la petite sœur déplora en ces termes : « Mireille, dans son amour aveugle, lui a tout donné. » (Les siennes, d'amours, furent, on l'espère, plus clairvoyantes.) Et, toujours vindicative, de rêver d'une « perquisition-surprise ». Et d'espérer « obtenir un jour que nous soit restitué tout ce qu'il détient. »
On pouvait penser que l'âge, la valeur insigne de la morte, les circonstances de sa fin, conduiraient mère et sœur à faire droit sans réserve à des dispositions si fermement, si clairement formulées. Mais la mère, très tôt, me prévint : « Rien ne se fera sans nous ». Cependant que sa fille cadette m'écrivait, en août 1985 : « Mireille, vous ne cessez de le répéter, vous a fait l'unique héritier de tous ses écrits. Je voudrais bien savoir quelle forme revêt ce "testament" et de quand il date. »
Une question d'un parfait cynisme, son auteur sachant fort bien que sa sœur, ne pouvant imaginer que sa famille ne tiendrait aucun compte de ses volontés, ne s'était pas rendue chez un notaire.
Les lignes sans ambiguïté que j'ai citées, les multiples confirmations sans la moindre restriction qu'elles reçurent tout au long de la correspondance, étaient-elles néanmoins sans valeur, et la justice ne pourrait-elle pas les déclarer valides ? On consulta avocats, notaire, qui ne purent se prononcer : ainsi, la Société des Amis de Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943) avait gagné son procès contre l'ayant droit qui refusait qu'on publie la correspondance du poète surréaliste. Un redresseur de torts patenté - mâtiné de détective privé -, que je n'avais pas mandé, fit mon siège durant des mois pour me persuader d'engager une action. (Aussi disposé-je d'une ample jurisprudence.) Je n'ai pas l'esprit procédurier et j'avais alors à faire. Mais, aujourd'hui, un éventuel avocat pourrait puiser à pleines mains dans cette chronique...
Je voudrais rassurer les mères qui auraient perdu une fille de génie, si, d'aventure, elle avait légué, à un quelconque amant, toute son œuvre – littéraire, picturale, plastique… La loi est là pour pallier les errements des filles ingrates. Cela se nomme, et Mireille et moi l'ignorions, le « droit patrimonial », ce qui fait, de la parenté, des « ayants droit » et, comme disent les contrats d'édition, des « co-auteurs ». (Un titre dont on se fit un plaisir, dans mon cas, de se prévaloir.)
En bref, le droit patrimonial permet fort bien, sauf à plaider, la captation d'héritage dans l'ordre de la création. Aussi étais-je sans illusion, quand j'écrivais à la petite sœur, voilà bien des années :
« Mireille a-t-elle le moins du monde associé sa mère, sa sœur de vingt ans à son activité créatrice ? Leur a-t-elle fait confiance pour comprendre et goûter ce qu'elle écrivait ? Leur a-t-elle, en particulier, soumis le texte de la « Célébration de la Main » qu'elle adressa en revanche, à un ami nonagénaire jamais rencontré, mais qui n'avait cessé de lui prodiguer admiration et encouragement, au seul vu de sa copie du Concours général – que chacun, dans la famille, avait pu lire ?
« Dans la correspondance avec l'amant, avec ledit ami, avec les parents, trouve-t-on une seule ligne, un seul mot, l'ombre d'un soupçon de velléité d'allusion pour souhaiter qu'après elle, "les femmes" s'occupent de ses intérêts littéraires, spirituels, et la "fassent vivre", fût-ce en collaboration avec l'"héritier" désigné ?
« Toutes les arguties du monde ne pourront faire que la réponse-couperet soit : non.»
Celle qui me fait de plus en plus penser à la Mara de La jeune fille Violaine, de Claudel, m'avoua à plusieurs reprises qu'au long de son enfance, de son adolescence, elle se sentit humiliée par une sœur bien plus gauche qu'elle, mais qui se gagnait tous les cœurs et par son intelligence et par son aménité. (« J'ai décidément trop souffert de notre différence. » (29 février 1985)
« Je me souviens d'une adolescente mal dans sa peau, triste, indécise, tiraillée, ne sachant que faire pour s'affirmer face à une sœur aînée trop brillante. Une adolescente qui n'eut pour seul recours pour exister quelque peu, que mendier quelques compliments dans le regard des garçons, et, puisqu'elle ne pouvait se battre sur le même terrain […] se protéger en s'enfermant dans le conformisme, en renonçant à suivre un modèle trop exigeant, en renonçant à savoir être libre comme elle. […] Je fus peu courageuse, peu intelligente, mais j'ai fait ce que j'ai pu pour sortir enfin de son ombre et ne plus marcher toujours deux pas derrière elle. » (1er juin 1985)
Aussi, était-il « insupportable » à ce Moi si longuement opprimé, et qui pouvait enfin prendre sa revanche (1) et exister, de se voir évincé de l'héritage littéraire. Et d'autant qu'on se sentait investie d'une mission jusqu'à se croire « habitée » : « Au long de ces heures difficiles que je viens de traverser, j'ai eu – ou j'ai eu besoin d'avoir – le sentiment qu'elle était là et que nous nous portions mutuellement. » (20 février 1985)
J'en conviens : avoir partagé cinq ans l'intimité spirituelle d'une Mireille Sorgue, avoir lu, relu les lettres qu'elle vous écrivit chaque jour, ne pèse pas lourd en face de vingt années d'une… cohabitation familiale dont on a vu dans quel climat de communion intellectuelle, de compréhension profonde, elles se déroulèrent.
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