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XII - la « collaboration » (1)
Ayant lu, dans « Le Figaro littéraire », la copie du Concours général, un très vieil homme, Monsieur Piquet, ancien haut fonctionnaire, lui aussi frappé par les dons de Mireille, écrivit à la lauréate pour l'engager à… « honorer la littérature française. » Il lui prédit la gloire si, du moins, elle consentait à quitter sa province pour s'établir à Paris, seul lieu où se font les réputations. Se targuant d'avoir plus ou moins approché quelques grands noms des Lettres, d'être en relations avec un cénacle de poètes et d'assister à leur banquet annuel, il retint l'attention d'une Mireille flattée, heureuse d'être reconnue par un homme fort cultivé, au style incisif, et qui manifestait envers elle une confiance enthousiaste.
L'échange épistolaire qui s'engagea ne prit fin qu'à la mort, en 1965, de ce vieil ami ; mais elle fut à plusieurs reprises interrompue par une Mireille irritée, choquée, des jugements littéraires « scandaleux » ou des propos insanes de son correspondant.
Selon le vœu de M. Piquet, les lettres reçues lui furent renvoyées par sa veuve. Ne doutant pas de leur… tenue littéraire, j'avais prié leur auteur de ne pas les détruire, ce à quoi on consentit avec les réticences habituelles touchant les écrits tenus pour mineurs. Par parenthèse, j'eus beau, plus tard, produire une lettre de Mireille assurant qu'elles me seraient rendues « comme [mon] bien légitime » (puisque j'en avais empêché la destruction), je dus me contenter d'une photocopie, le respect des volontés de la morte étant, comme je l'ai dit, le dernier souci des « femmes ».
Ayant entrepris, à la fin des années 1970, l'édition de ces « Lettres au vieil Ami », je m'aperçus qui si l'on possédait une cinquantaine de missives de M. Piquet, il n'en restait que vingt-deux de Mireille. Et tout de suite, mère et fille s'étonnèrent, et les interrogations de se succéder. Le destinataire aurait-il détruit toutes les premières, et certaines plus récentes ? C'était fort improbable eu égard à l'admiration qu'il ne cessa de manifester à sa correspondante. Alors ? Alors je sentis les soupçons me viser. Sans doute avais-je laissé en place leur liasse lorsque je pris, dans l'appartement vide, les ébauches de ce qui serait L'Amant, mais qui sait?… Car enfin, comme me l'écrivit sa mère, et l'on jugera comme elle connaissait bien sa fille aînée : « Vous la voyez, comme vous le suggérez dans une de vos lettres (et dans le texte d'introduction des "Lettres au vieil Ami"), triant ces lettres d'après leur qualité littéraire : – ça, c'est bon, je le garde ; – ça, c'est faible (je n'ai pas atteint ma maturité d'écriture), je le brûle.
« Les lettres étaient sûrement assez belles pour être toutes publiées… mais qui saura jamais ce qu'elle a voulu faire. »
Si je la vois ! Je perçois même son allégresse au bruit du papier qu'elle déchire, ainsi qu'il advenait aux devoirs de l'étudiante à peine rendus, et fussent-ils brillants. Bien sûr, je suis seul à voir, à entendre, puisque la petite sœur put affirmer, quelques années après, à qui ne demandait qu'à la croire : « Il pourra prétendre que le reste a été détruit par Mireille (comme les lettres à M. Piquet). »
Eh oui, « capable des ruses les plus basses » et, de surcroît, « paranoïaque » (ainsi me voit-on), j'ai interdit à Mireille de détruire lesdites lettres pour avoir le plaisir d'en sacrifier la moitié !
« Mais qui saura jamais ce qu'elle a voulu faire ? » s'interrogeait la mère. Le mieux est donc de relever, dans les lettres à l'Amant, tous les passages évoquant cette correspondance.
« Rien de rébarbatif chez lui […] mais une ironie dont j'ai assez peur. » (20 octobre 1962)
« Hélène aime les garçons. M.Piquet "avait beaucoup aimé les femmes". Je ne lui ai pas écrit depuis trois mois n'ayant rien à lui dire que des choses désagréables. Il m'avait envoyé un carton d'invitation au banquet des poètes, et fait plusieurs réflexions dont il ne mesurait sans doute pas quel scandale elles me seraient. » (28 février 1963)
« Il me fut insupportable d'entendre cet homme, si sûr de lui dans ses lettres naguère, et qui pourrait être mon… arrière-grand-père (92 ans, je crois) "s'humilier" [ "Je n'aurais jamais dû vous causer de peine"] J'ai passé la soirée de samedi à lui répondre longuement, et je crois bien l'avoir fait avec tendresse . […]
Je lui ai gravement promis d'aller dans l'acte d'écrire à la limite de mes forces […] Je voudrais que ma lettre lui parvienne et lui écrire encore pour qu'il se sente moins seul , moins vieux, pour qu'il ait moins peur. Je ne croyais pas l'aimer, je pensais assez peu à lui, mais j'ai de la peine. » (13 janvier 1964)
« Tout à l'heure je répondrai à Monsieur Piquet dont la lettre reçue samedi dernier te mettra, si je ne me trompe, fort en colère. Tête de bois. – "Sapristi !" Je ne le ménagerai pas et je demeure irréductible. Il n'est pas une phrase, hors la dernière, qui ne me fasse protester ! » (26 janvier 1964)
« Si intérêt il y a, pour moi, dans cette correspondance , c'est celui de me définir face à ce que je refuse, et qu'il représente. Je n'y manque pas, absolue, belliqueuse à souhait. Pourquoi l'épargnerai-je ? C'est un homme rude et franc, je suis avec lui rude et franche. […] Du reste, je le fais brièvement, je souhaite seulement lui être de quelque compagnie (dernière). » (2 février 1964)
« J'ai pris congé de lui, non sans quelque amertume. Une première fois j'avais éprouvé que je ne pouvais concilier cette correspondance et mes secrètes convictions. Je t'avais choisi. À présent la nécessité de rompre s'impose à nouveau, et je viens d'en finir : "Car vous êtes le monde, et c'est votre grand tort : vous en avez l'autorité, l'ironie, le regard froid, et ce sourire qu'on voit sur les lèvres de Voltaire, corrosif. Vous m'avez rudoyée comme un petit soldat…" Paix à son âme. J'essaie de n'avoir pas de remords. "Nous en resterons là." Je lui ai demandé de brûler mes lettres lui-même sans attendre. » (11 février 1964)
« Quant à Monsieur Piquet, j'ai reçu hier une lettre qui m'a touchée, navrée. Je l'ai accusé d'être "le monde", je l'ai repoussé, et je l'en devine malheureux […] – Et, à la fin, ceci que j'ai mérité d'entendre : " Et puis je fais cette réflexion amère que les jeunes femmes qui ont un amour ne peuvent rien supporter des autres hommes, pour un peu elles ne leur pardonneraient pas d'exister ; ce sont donc eux qui ont tort, je le savais déjà." Pour cette phrase-là, qu'on dirait d'un vieil amoureux déçu, écarté, blessé, je lui ai tout pardonné, et je lui ai répondu. Je ne sais pas abandonner quelqu'un… Tu ne m'aimerais pas méchante, dis ? » (17 février 1964)
« … j'écrirai à Maman, puis à Monsieur Piquet dont j'ai reçu une lettre douce et navrante à la fois. Cet homme si froid et maître de lui, ironique et léger, le voilà qui s'effondre comme s'il avait eu vraiment peur de me perdre la semaine dernière, comme s'il avait souffert de mon mépris ; le voilà qui presque balbutie, le voilà qui s'attache, qui s'accroche à moi comme à la vie, la dernière source de tendresse, la seule chance… J'en suis émue et désolée. Heureuse d'avoir crevé cette carapace d'indifférence ; triste parce qu'il va mourir plus déchiré. […]
S'il avait ton âge, je cesserais de lui écrire ; mais il est très vieux et seul, il va mourir ; tu peux bien, sans jalousie, lui permettre de m'aimer. […]
Je ne dis pas : "Je n'y suis pour rien, ce n'est pas ma faute." Je dis que je l'ai provoqué dans ma dernière lettre toute d'apaisement, et que je crois devoir continuer à le faire, précautionneusement, charitablement, que je dois exalter une vie précaire, la soutenir de toutes mes forces jeunes, lui faire oublier s'il se peut l'échéance trop prochaine. » (23 février 1964)
« … ce vieil homme, par une avidité douloureuse, veut connaître de moi surtout ma réalité de jeune femme. J'ai voulu une bonne fois le prévenir des limites que je fixais à mes confidences ; la charité ne saurait en aucun cas justifier ce que j'éprouverais pour moi comme une infidélité morale. […] Je lui avais demandé de brûler mes lettres. Je vois bien qu'il ne s'y résoudra pas et qu'il me parle derechef de me les rendre pour que j'en puisse prendre "ce qui devra être publié". Bien sûr ces lettres te seront restituées, comme ton bien… légitime. » (2 mars 1964)
« Le pauvre homme a failli mourir et me conte cela comme une aventure plaisante dans une longue lettre dictée à sa belle-fille alors qu'il était encore au Val-de-Grâce. Je décèle dans sa verve un accent de délivrance et de bonheur qui rend touchante sa désinvolture à l'égard de la mort ; car s'il s'efforce d'être très digne et brave devant la circonstance, il n'en savoure pas moins avec jubilation le sursis accordé. Et pour célébrer cette convalescence, il m'écrit le lendemain lui-même trois grandes pages au sujet de la peinture, en réponse à ce que je lui ai dit des expositions que nous avons vues cet été… C'est étrange, ce que j'aime en lui c'est sa vulnérabilité, sa mort prochaine. La pensée de cette mort suscite en moi un élan de tendresse, comme si pressentant que le temps accordé à notre amitié est bref, je voulais donner à cet homme, qui a confiance en moi et m'aime bien en dépit de sa brusquerie, un surcroît de bonheur. Je crois que je lui pardonne ses erreurs, ses préjugés comme je pardonne à Hélène d'être si différente de moi ; je me sens très capable de le bercer de paroles douces, de le dorloter, comme je console Hélène, parce que quel que soit le jugement que je porte à son égard, tout être qui s'en remet à moi a droit à mon affection fraternelle. Qu'importent les défauts de M.P. puisque près de mourir il fait alliance avec ma jeune vie dont je lui dois par simple charité le soutien… » (28 octobre 1964)
« J'essaie – vainement – d'imaginer quel effet cela* peut produire. Par exemple à Monsieur Piquet qui m'écrit pour m'engager à honorer la littérature française. (Son insistance à la fin est assez élogieuse.) Je voudrais bien (et là je ris dans ma barbe) lui faire ce cadeau avant qu'il ne meure. Ce doit être possible. À la réflexion, je crois que cela lui plairait par moments, mais aussi qu'il me jugerait folle ! » (10 septembre 1965)
« Le vieux Monsieur Piquet tient sur Proust et Claudel de stupides propos, mais se dit ravi de mes lettres – au point de m'en recopier des passages pour que je m'entende ! "Écrivez toujours ainsi, sans y prendre garde"…
Sais-tu que notre diable d'homme a connu Giraudoux – sur le bateau revenant d'Indochine ? Et de même les deux (premiers ?) maris de Colette, "le second, beaucoup". Mais il parle de tous comme de ses confrères en politique. C'est irrémédiablement un mondain, sans aucune sensibilité poétique. » (17 novembre 1965)
« Monsieur Piquet est mort le 31 décembre à Paris. Je n'ai pas vraiment de la peine parce que l'événement demeure abstrait. Cela me laisse seulement interdite, sans parole. En fait, je ne parviens pas à le penser mort. C'est seulement pour moi un silence qui s'accentue. Je suis attristée qu'il n'ait pas reçu de moi le signe et le gage que je lui ai adressés au retour des vacances, le 3 janvier. Nul doute qu'il en eût été heureux. » (14 janvier 1966)
On a scrupule à ajouter un seul mot, car la Mireille la plus attachante est dans ces lignes où la compassion l'emporte sur tout autre sentiment, et l'on ne doute pas de sa sincérité quand elle écrit : « tout être qui s'en remet à moi a droit à mon affection fraternelle. » Sans pourtant renoncer jamais à ses exigences littéraires. : « Je lui avais demandé de brûler mes lettres. Je vois bien qu'il ne s'y résoudra pas. » Ce qu'elle fera, en partie, sans m'en parler, sachant que j'en serais mécontent.
Quoi qu'il en soit, sa mère peut bien s'étonner qu'elle ait adressé à ce très vieil homme, près de mourir, qui l'irrita tant de fois, la « Célébration de la Main » qu'elle venait d'achever : « Vous voulez que Mireille ait été malheureuse à cause de ce vieil homme. Moi, je veux bien. Mais alors pourquoi lui adressa-t-elle le manuscrit de "la Main" ? »
Je vous le dis, Madame, rien ne montre mieux à quel point votre fille aspirait à une reconnaissance qu'elle savait ne pouvoir attendre des siens. Quant à la destruction d'une partie de ses lettres, je suis aujourd'hui persuadé qu'elle a déchiré celles, nombreuses, où elle malmenait le vieil homme qui la choquait en la "rudoyant".