en marge du site de mireille sorgue
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* * * * * * * * * * * * * XII - la « collaboration » (2)
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« Les femmes » étant en relations avec les ayants droit du vieil homme, une difficulté se présentait. Si on voulait que Mireille n'apparût pas capricieuse ou ombrageuse, il fallait éclairer ses indignations, ses disputes et ses brouilles, en reproduisant les passages incriminés. Or, les propos tenus par le correspondant n'étaient souvent guère à son honneur, et l'on pouvait craindre que ses proches ne s'émeuvent de les voir publiés.
*****« Ainsi, je vais recevoir une photo (en bikini, je pense, vu la saison), due à la magnanimité de l'Amant. Vous ne pensez pas que s'il est magnanime, c'est qu'il est comblé – et peut-être fatigué ? […] Il convient de donner au titulaire un ou des auxiliaires jeunes garçons, nègres, pour le travail physique. Oh, ne bondissez pas : toutes les femmes le font par nécessité ou prudence. » (7 septembre 1964)
*****Ou cette réflexion que Mireille me rapporta :
« Vous avez une amie de cinquante ans ? Mieux vaudrait un petit chien ! » En ajoutant : « Sais-tu propos plus bête ? »
*****Considérant que cette correspondance ne paraîtrait pas dans l'immédiat, je crus pouvoir faire précéder chaque lettre de Mireille des citations propres à l'éclairer. Puis j'écrivis une préface.
*****L'« éditeur » d'un texte n'ayant pas à prendre parti, je m'efforçai, dans ma présentation, d'être objectif. Las ! On voyait bien, en la lisant, que je n'aimais pas M.Piquet : « Ce que je voulais, m'écrit la Mère le 29 mai 1979, c'était plus de tendresse pour le vieil Ami, plus de justice dans la façon de traiter les deux interlocuteurs […] »
*****Ma préface me fut donc retournée dûment entrelardée de phrases visant à introduire de la tendresse dans un texte qui se voulait neutre. Je cite : « lettres à l'Amant, par centaines pieusement conservées depuis la première » ; « Mireille qui ne peut vivre que dans son Midi, sa chère Provence, Mireille à qui tous les soleils vont bien ! »
*****« Celui qui écrit à Mireille est un vieux monsieur qui vit avec la pensée constante d'une mort proche, ce qui rend d'autant plus touchant l'attachement qu'il porte à cette adolescente inconnue et sauvage, qui refuse d'être aidée, qui ose juger avec sévérité le monde dans lequel il vit […] »
******« D'une formation scientifique solide, il reçut les plus prestigieuses décorations pour faits de guerre, jusqu'à celle de Commandeur de la Légion d'Honneur. »
*****« Dans son entourage, sa culture étendue et nuancée, sa grande érudition jamais en défaut, provoquaient l'étonnement admiratif des jeunes avec qui il était intarissable. »
« .. mais, modeste, comme tous les hommes de valeur, il demande à Mireille de le conseiller dans la lecture des auteurs contemporains. »
« Pauvre et vénérable Vieil Ami, si plein d'admiration et de sollicitude […] »
*****Eh oui, on ignore visiblement le mot de Gide : « C'est avec de bons sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature. »
Trente ans après, je ne relis pas ces ajouts sans malaise, tristesse, et quasi affliction. Comment a-t-on pu croire qu'un auteur ayant le moindre amour-propre consentirait à voir son texte bardé de niaiseries semblables ? Et qu'un éditeur l'accepterait ?) Comment peut-on se targuer de goûter, d'admirer le style de sa fille, et ne pas sentir qu'une pareille « ouverture », même non signée, aurait de quoi déconsidérer la famille aux yeux des lettrés ?
Vont alors suivre des semaines d'échanges harassants. « Vous m'avez humiliée », se plaint-on. « Je ne suis pas totalement analphabète » (4 mai 1979)
Ma rage (quel autre mot ?) s'accroissant de l'obstination dans l'erreur à laquelle je me heurtais. « Vous réenfoncez les mêmes clous aux mêmes endroits avec un acharnement redoublé. » (Même date) Mais que faire d'autre, en face de qui ne veut pas admettre qu'il erre ? Ou plus exactement qui vous concède qu'il s'est trompé mais qui, par un autre biais, revient encore et encore à la charge ? Qui feint de se montrer conciliant, mais demeure persuadé du bien-fondé de ses positions ?
Aussi, comme on n'a toujours pas admis qu'une telle prose déconsidèrerait le texte qu'elle présentait, on s'interroge sur mes mobiles. Ma colère ne viendrait-elle pas de ce que « peut-être je voulais signer cette introduction et ces textes de liaison de [mon] nom d'écrivain, et qu'ainsi, par ces ajouts, [on] me rend la chose impossible ? »
Une guerre d'usure. Où l'on vous oppose des arguments désarmants sans fin renouvelés. Une guerre exténuante, à laquelle il faut bien un jour mettre fin, en attendant qu'elle reprenne sur un autre front. Et je finis par écrire : « Ce sera tout ou rien : mon introduction paraîtra telle que prévue ou ne paraîtra pas. » Et j'ajoute que j'interdis qu'on utilise mon travail.
Viennent les justifications, les aveux. Déjà, on m'avait écrit le 29 mai : « Ce que j'aimais trouver dans les lettres du vieux monsieur, ce n'était pas avant tout son admiration pour ce que Mireille écrivait, mais les phrases qui rendaient hommage à la jeune fille, à la jeune femme. Ce que je voulais qu'on sente, c'est qu'elle avait aimé le vieil homme, sinon pourquoi lui aurait-elle écrit ces longues lettres ? » Oui, pourquoi ? Douze ans après sa mort, le mystère demeure entier pour sa mère.
Mais, quoi qu'il m'en coûte, je reproduirai ici la fin de sa lettre du 1er juillet 1979, car elle est pour une fois sans fard et il importe que l'on sache dans quel climat j'ai dû travailler pendant des années pour « faire vivre » Mireille – en dépit de ses proches. Et pourquoi j'ai fini par jeter l'éponge. Au reste, Quelqu'Une me glisse à l'oreille qu'« un père, une mère, ce n'est pas sacré », surtout quand la méconnaissance de leur enfant se poursuit au delà de la tombe.
« Ce texte d'introduction, je vous l'ai dit, j'ai cru que vous l'aviez préparé pour moi, pour m'aider. […]
*****« Vous m'avez écrit plus tard : "Je ne peux plus rien faire pour vous. J'ai l'intime conviction que je n'aboutirais à rien de satisfaisant – ni pour vous, ni pour moi…" Cela est vrai aussi, j'en suis d'accord.
*****« Mais il reste quelque chose qui est encore possible. […] Les raisons que vous m'avez données, vous, à votre "c'est tout ou rien", ne sont que des raisons littéraires et intellectuelles, mais n'y a-t-il que cela ?
*****« Et le cœur ? Je veux dire ce que le cœur peut accepter entre vous et moi. Alors, parce que je crois aux bonnes raisons que nous pouvons trouver dans nos cœurs, puisque j'en ai trouvé moi-même pour tâcher de vous comprendre quand vous m'aviez si durement blessée, je vous dis ceci :
*****« Donnez-moi ce texte d'introduction ; donnez-le moi sans restrictions ; laissez-moi m'en servir : je n'oublierai aucune de vos remarques, mais je ne vous parlerai de rien. Puisque vous ne vouliez pas le signer, acceptez que les choses soient telles que je les avais imaginées : ce texte pour m'aider, et non pour m'entraver.
*****« Si c'est non, que ce soit Non sans commentaires et sans explications. "Ce que vous demandez est impossible".
*****« Je dirai : dommage pour moi ! dommage pour vous ! car le bien que vous m'auriez fait en acceptant, je suis sûre que vous l'auriez ressenti. L'Amant, c'est votre livre. Les Lettres [au vieil Ami], ç'aurait été le mien… aidée par vous. »
Mais oui, c'est la propre mère de Mireille qui m'écrit cette lettre qu'il serait trop facile – et cruel – de commenter. « Et le cœur ? » Quinze ans après, c'est le même redoutable « chantage de la tendresse » qui aura fait couler de précieuses larmes ; la même in-ca-pa-ci-té, si bien transmise à la petite sœur, de distinguer un langage niais, racoleur, d'une langue soutenue. Non, décidément, elles n'auront RIEN appris.
Je le demande donc aux lecteurs de bonne foi : était-il au monde deux personnes plus aptes à recueillir l'héritage littéraire, spirituel, d'une Mireille Sorgue, que « les femmes » de la famille ?
L'ouvrage ne parut pas mais les palabres reprirent quelques années plus tard, et les suggestions d'abonder : « Il semblerait logique que donnant les lettres [à M. Piquet] aux lecteurs, on donne aussi les poèmes [de 1962] : poèmes pour un jeune amour, lettres pour un vieil homme… Quels contre-chants, les uns et les autres, à cet amour-passion, cet amour-folie… dont ils reposeraient par une indéniable fraîcheur de sentiments, par la simplicité de la démarche : J'ai cru que tu m'aimais, tu m'as fait souffrir, j'essaie de me guérir de toi… Vous m'avez irritée, nous ne pensons pas la même chose, mais vous m'aimez tendrement et mon affection ne vous fera pas défaut. » (15 novembre 1985)
La petite sœur n'écrira sans doute pas le livre dont elle me disait rêver, mais il y avait, à l'évidence, chez sa mère une… écrivaine rentrée.
*****Quand j'en eus assez des chicanes, controverses, ergoteries variées, manœuvres dilatoires, considérations spécieuses, perfidies où l'on s'efforçait de me mettre en contradiction avec moi-même, et dont chacune appelait quatre pages ou dix de vaines réfutations ; quand j'en eus assez de travailler sous une surveillance tatillonne, acrimonieuse, aux prises avec la pire logique qui soit – la passionnelle – saupoudrée d'incompétence mais sous-tendue d'une opiniâtreté sans faille, et féconde en suggestions saugrenues,
je déclarai qu'il ne fallait plus compter sur moi. Et la réaction vaut d'être rapportée :
*****« L'interruption de la publication des Lettres à l'Amant, quel qu'en soit le responsable, c'est un coup de plus qu'on lui porte. Elle a 20 ans quand s'achève le Tome II. Il lui reste à peine trois ans à vivre. Allez-vous la bâillonner ? Tirer sur elle la dalle qu'elle a réussi à écarter dans sa lutte désespérée de l'été 1966 ? Pour peu de temps, direz-vous. Justement ! Parce qu'on vous contrarie, vous voulez lui couper la parole – mais alors ne dites pas que vous pensez exclusivement à Elle, à ce qui peut le mieux la servir. »
*****Je ne répondis pas. On aura remarqué le subtil passage du « quel qu'en soit le responsable » au on puis enfin au vous. Du grand art.
Ainsi s'acheva ma « collaboration » avec « les femmes » ; la pensée de celles-ci pouvant se formuler ainsi : – « Nous serions bien incapables de faire quelque chose de décent, MAIS… » (« Mais il faudra compter avec nous, car c'est notre Mireille. »)
*****J'eus simplement ces mots à l'adresse d'une grande Ombre : – « N'est-ce pas que tout le monde n'a pas la chance de naître orpheline, et enfant unique ? »
Les citations de Mireille sont en italique.
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