N'ayant pas été « autorisé », même tacitement, par la petite sœur à voir, dans les écrits de Mireille Sorgue, des accents de Saint-Jean de la Croix ou de Thérèse d'Avila – mystiques qu'elle n'avait, à ma connaissance, pas lus (cf.chapitre IX la difficulté d'être), je me bornerai à indiquer, à l'intention des futurs exégètes de l'œuvre, les auteurs, les œuvres, qui l'ont, à quelque degré, requise.
Dans un cahier datant de l'adolescence, on trouve, copiées avec application, des pièces de Nerval, Verlaine, Apollinaire, Jammes… Musset y est présent avec « La Nuit de mai », Rimbaud avec une quinzaine de morceaux. Y figurent également la tirade de Mercatio sur Mab, la Reine des Fées, dans Roméo et Juliette, la prière d'Iphigénie selon Euripide et Racine, des passages de Claudine à l'école et de Sido.
Aragon poète, à l'honneur vers 1962, ne tiendra bientôt plus guère de place dans le panthéon littéraire de l'étudiante. C'est que le temps des « alliés substantiels » est venu, parmi lesquels, pour le XXe siècle, Proust et Saint-John Perse, Rilke, Eluard, Char et Giraudoux, Bachelard et Milosz, Apollinaire et Garcia Lorca dont on a, en espagnol, l'œuvre complète. Sans omettre les Lettres d'Héloïse, le Claudel des Cinq grandes odes et de Partage de midi, le Camus de L'Étranger et de La Peste, le Ramuz de Derborence.
Mireille tenant qu'un auteur doit être abordé sans idée préconçue, par son œuvre, sa bibliothèque était pauvre en ouvrages de critique. Je ne me souviens que d'un volume de Jean-Pierre Richard : Onze études sur la poésie moderne et, vénérés, du Journal et des Approximations de Charles Du Bos, où la critique est création.
En revanche, s'y côtoyaient en abondance des recueils de poètes. Pêle-mêle, Maurice Scève et Catherine Pozzi, Yves Bonnefoy et Jean Follain, Pierre-Jean Jouve et Jean-Paul de Dadelsen, le Carnac de Guillevic et les Cantos d'Ezra Pound, Marie Noël et un recueil de poèmes de troubadours.
Louise Labé a, parmi ces poètes, une place privilégiée. Mireille décide, à la fin de 1963, de faire connaître à ses condisciples la figure et l'œuvre de « la belle cordière » qu'elle admirait. Elle demande donc à l'un de ses professeurs l'autorisation de faire un exposé coupé par la lecture de maints poèmes, ce qui lui est accordé. Il en subsiste trente pages de cahier. Parmi les dernières lignes : « C'est surtout une œuvre libératrice […] dans la mesure où cette voix crie ce que la plupart ne savent ou n'osent dire ; dans la mesure où elle délivre les amants de leur mutité.
« On ne saurait prêter à cette œuvre de soutien plus fervent que celui d'Eluard par son "Dit de la force de l'amour" :
'Hommes, femmes, en proie au délire de l'amour,
à haute voix criez je t'aime
dites ce que vous ressentez, par-dessus toutes les contraintes, vous ne le regretterez pas,
Vous n'avez pas d'autre occasion d'être sincère.' »
(Ce qui était revendiquer pour soi-même la liberté de parler de l'amour sans entraves.)
Bien qu'elle ait, plus tard, accepté de faire un exposé sur le thème de Narcisse chez Valéry, il me semble que son estime pour le poète de Charmes n'allait pas jusqu'à la révérence ; mais elle aurait à coup sûr prisé ses proses poétiques, alors inédites, de l'Alphabet et de Poésie perdue, et surtout ses poèmes amoureux de Corona et Coronilla. De même ne fut-elle pas une grande lectrice de Gide, de Mauriac, de Céline, voire de Giono alors même que la Provence était son fief d'élection.
Il est vrai que les auteurs au programme, dès lors qu'on en voulait prendre une connaissance directe et étendue, suffisaient à occuper les heures consacrées à la lecture.
J'ai dit, dans « La difficulté d'être » (chapitre IX) ce que furent, dans ses dernières années, sa tentation de s'affranchir du rationnel, du… raisonnable ; celle de passer outre les bornes que la société nous assigne. Comme si elle se cherchait, dans l'ordre littéraire, des devanciers, des garants, on la voit alors très attirée par l'ésotérisme, le mysticisme. Elle lit avec contention Nerval, André de Richaud ; elle recopie « les baisers de l'amour céleste » du poète baroque allemand, prophète et illuminé, Quirinus Kuhlmann. Fascinée par le catharisme, la religion des Parfaits, elle suit, en 1964-1965, les cours d'ethnographie occitane de René Nelli, et revient, de chacun d'eux, dans un grand état d'exaltation.
Malraux tient l'érotisme pour une valeur. C'est aussi son sentiment. Si elle ignore Restif de la Bretonne et un Sade qui lui eût sans doute paru par trop grossier, répétitif et dépourvu de poésie (mais les ruines de son château, à Lacoste, l'ont retenue), elle s'enchante des gaillardises du sieur Papillon de Lasphrise et ce sont les images érotiques des Poèmes à Lou, d'Apollinaire, qu'elle choisit d'étudier dans son mémoire. La mort l'empêcha d'y travailler, mais le poème qui clôt le tome I des Lettres, « La première nuit », prouve qu'en ce registre, on peut atteindre – hardiesse et décence mêlées – à un sommet de lyrisme charnel. Or elle vit, elle écrit en un temps où la libéralisation des mœurs est encore à venir ; où la censure s'exerce sur les ouvrages jugés « licencieux » ; où auteurs et éditeurs sont poursuivis, condamnés.
La nouveauté de son entreprise est patente : il est sans exemple, dans la littérature, qu'une femme auteur ait eu le dessein de célébrer l'amant… dans tous ses états. (Ah ! le silence des foules de femmes qui furent chantées, Nush Eluard comprise !) De surcroît, l'autorité, l'intrépidité de l'écriture, jointes à sa tranquille audace, rendent l'éloge plus provocant encore. Ce qui explique d'ébahissement de la critique quand parut L'Amant. Pour la première fois, une femme répondait aux multiples blasons et cantiques à la gloire du corps féminin par une louange… intégrale de l'homme de chair, et du grand plaisir qu'une amante bien née en retire !
Les commentateurs de demain relèveront, sans nul doute, maintes influences, même si des critiques ont écrit que sa voix n'était qu'à elle. Je dirais plutôt qu'elle s'est éprouvée, avec ferveur, aux lyriques de haute stature de son siècle ; qu'elle a puisé chez certains – dont le Claudel de « L'esprit et l'eau », le Saint-John Perse d'Éloges et d'« Étroits sont les vaisseaux » –, cette profération à perte de souffle qui nous saisit dans sa « Célébration de la main ».
Pour moi, je déplore qu'elle n'ait pas connu ou pu connaître des œuvres qu'elle eût saluées, justifiées, à voix de gorge que l'émotion, la gratitude, étreignent. Ainsi du Livret des Folastries de Ronsard, de Platero et moi de Jimenez, des recueils de Pablo Neruda, du Journal, et d'abord du saisissant Journal d'adolescence de Catherine Pozzi, des œuvres de Marguerite Yourcenar, ou encore de la Cathie de Heilbronn de Kleist, des lettres d'Emily Dickinson, de ses poèmes surtout, à conformation de rose des sables ou de géode, où les multiples tirets sont comme un doigt qui, transversal, scellerait à chaque instant les lèvres de la diseuse.
Et ce sont là des regrets qui valent pour toutes les formes de l'art. On assiste aux concerts des Jeunesses musicales de France, à ceux de l'Orchestre de chambre du Capitole de Toulouse que dirige Louis Auriacombe, et sans doute Corelli, Mozart, ont-ils de grand charmes, mais si on fut galvanisée par Le Sacre du Printemps, je ne crois pas qu'on ait connu les Carmina Burana, ou ce Quatuor pour la fin du Temps, de Messiaen, qui lui eût arraché des lignes extatiques.
Elle avait vu beaucoup de peinture. Pourtant, je ne me console pas de ne l'avoir entendue commenter Klimt, Paul Delvaux, le Balthus paysagiste… Et qu'elle se fût donc attachée aux « visions » de l'humble et farouche Séraphine de Senlis !
Mais qui dira la sombre mélancolie, la sorte de ressentiment, qui nous viennent, de ne plus pouvoir partager avec l'être qui en serait le plus digne, et dont une parole – de créateur – achevant de nous dessiller les yeux, nous donnerait à voir !
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