En marge su site de Mireille sorgue
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XV- Exister
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2 - La belle âme
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« Ce que je pourrai faire pour Mireille, au-delà des maladresses et des hésitations, sera la plus grande fierté de ma vie. » (20 février 1985)
« Le peu que j'ai fait jusqu'ici pour Mireille n'a jamais été indigne d'elle. » (Mai 1985)
Que voilà donc de nobles paroles ! Dommage qu'elles soient de pure façade !
C'est dix fois que j'ai rappelé à l'ayant droit que Mireille m'avait écrit dès le 12 février 1964 : « Je ne suis pas du tout contente que tu aies lu ces pages de « La Revue du Tarn » qui n'auraient jamais dû paraître. C'est peut-être charmant, cela ressemble à ce que j'étais alors, je ne les aurais pas écrites un an plus tard. Maman y aime sa gentille petite fille. Je ne veux plus être gentille pour… d'autre que toi. En tout cas c'est bien tout. (Je n'aurais jamais dû raconter ces choses-là qu'à ton oreille.) »
Ce qui est à rapprocher de ces lignes : « Désir de crever cette insignifiante apparence gentille, pour que mon vrai visage respire aujourd'hui. » [Je souligne.] (22 juin 1963) ;
« Mais je ne suis pas charmante, n'est-ce pas ? et ce que j'écrirai ne le sera pas non plus. Et qui m'a dite gentille, mignonne ? » (31 janvier 1964)
À grand douleur parce que méconnu des siens, un cygne chanteur a pris son essor « pour que [son] vrai visage respire ». Qu'il meure, et l'on peut faire confiance à la basse-cour natale pour ramener sa figure à de rassurantes dimensions. Quand le plus haut lyrisme vous est étranger, que la littérature ne vous importe, on peut, avec bonne conscience, pratiquer la confusion des genres et mêler des essais de voix aux plus rares accents. (Lesquels, il est vrai, furent accueillis par la famille ainsi que je l'ai rapporté au chapitre VIII [la célébration de la main]).
Il se trouvera bien une solennelle jeune crétine, « autorisée » par l'ayant droit patrimoniale, pour vilipender en un style de bas-bleu, « ceux [moi, en l'occurrence] qui voudraient enfermer Mireille dans une prison de cristal. »
En vain aura-t-elle désavoué ses souvenirs d'enfance : il n'est personne qui, ayant approché… l'héritière (par usurpation), ne soit reparti avec ces pages « charmantes » et la consigne de les évoquer. Ce que ne manquèrent pas de faire, bien sûr, l'auteur du mémoire… mémorable, puis le préfacier de la dernière édition de L'Amant, et j'en oublie, cependant que la référence est partout où la main de la petite sœur a pu l'y glisser. Et je conviens que ni L'Amant, ni les Lettres ne font le poids face à ces quelques pages où, merveille !, miracle !, Mireille parle de ses premières années et commente plaisamment une fessée qu'elle reçut de son père pour avoir escaladé un mur.
Elle a bien pu m'écrire, quand je l'assurai que la « Célébration de la Main » qu'elle venait d'achever, méritait d'être éditée : « Bien sûr que j'ai grande envie de "devenir une moderne Louise Labé" puisque tu crois que je le peux, mais je n'ai pas envie qu'on me reconnaisse. Les autres par leur simple curiosité sont terriblement voraces . » (27 octobre 1965) Et au vieil Ami, le 8 mars 1964 : « N'est-ce pas que vous me préférez un peu farouche, exclusive, même si vous déplorez parfois que je sois secrète ? », puis, quelques mois avant sa mort, le 13 janvier 1967, à Mme Piquet : « il ne me plaît pas de voir ma vie ordonnée, étudiée, cataloguée ». Et c'est dire combien elle aurait souscrit à ces lignes de Marguerite Yourcenar : « la grossière curiosité pour l'anecdote biographique est un trait de notre époque, décuplé par les méthodes d'une presse et de media s'adressant à un public qui sait de moins en moins lire. »
La farouche, la secrète Mireille, pour user de ses propres mots, ne se doutait pas que celle qui m'écrivit (la façade, encore et toujours) : « Sa fin n'appartient qu'à elle » procèderait vite au déballage de sa vie, avec une prédilection marquée pour le mot de suicide. Mais la très obscure jouissance qu'il y a à l'écrire ou à le prononcer, quand on fut longuement humiliée de marcher, selon l'expression de l'intéressée, « à deux pas derrière elle » !
(Ici, une parenthèse : puisqu'on agit ainsi « au nom de la vérité », par souci d'une transparence chère à Mireille, comme l'écrit l'auteur du mémoire, on souffrira, je pense, que je complète l'avantageux portrait de l'ayant droit, dû le vernis s'en écailler.)
N'était pas davantage « indigne de Mireille » l'édition que la petite sœur fomenta pour le « Livre de poche », fruit, je l'ai dit, de sa haine pour les précédents « éditeurs », mais aussi de son désir de donner un rayon de gloire à ses fidèles approbateurs – tout en existant souverainement.
Si bien que l'intéressée doit compter cette édition proprement indécente parmi les plus grandes fiertés de sa vie !
En bref, tout se passe comme si ce qui peut affaiblir, gauchir, voire maculer la figure de l'aînée, et qui eût horrifié celle-ci, recevait l'assentiment de la petite sœur, et son gracieux concours. Il était donc naturel qu'elle se déclarât très satisfaite d'une adaptation des Lettres proche parfois du vacarme, et que metteur en scène et actrice, celle-ci « remarquable », il va de soi, fussent mis à l'honneur dans l'édition de L'Amant.
Au vrai, il y avait eu un précédent, et de taille. On nous soumit pour autorisation, un texte « composé » par le directeur d'une troupe, et qui mêlait, dans un pitoyable salmigondis, des extraits d'écrits de Mireille et de lettres du sieur Higelin, accompagnés de jeux de scène burlesques.
J'interdis, bien sûr, pareille pantalonnade mais, bien sûr aussi, la petite sœur l'autorisa – et les représentations purent avoir lieu. En quelle ville ? À Toulouse !
Je donne ici une partie de la lettre que j'adressai alors à l'ayant droit.
« J'en arrive à me demander si vous avez perdu le sens commun – ce qui serait du moins une excuse.
Mais j'imagine que le style de pacotille du sieur Higelin a su vous séduire – et l'on n'a vraiment que l'embarras du choix en fait d'exemples :
"Il y aura une source de soleil, ruisselante, qui éclaboussera votre corps de lumière.
" L'étoffe lourde et soyeuse de ses rayons ardents qui enrobera votre éblouissante nudité…
"… mes lèvres se précipitent avec volupté sur le divin calice que votre féminité leur tend…"
Ne vous gêne pas davantage qu'on mette bout à bout des phrases de L'Amant prélevées, picorées, sur une dizaine de pages. Ce qui est avoir une haute idée de l'écrivain et de son art, et du respect qu'on leur doit.
Et non plus de voir mêler Mireille à ce dialogue :
" Elle : Je te trouve un peu ab-eh- un peu fatigué.
Lui : Je picole un peu.
Elle : ça se sent."
Et, plus loin – et tous ceux qui la connurent reconnaîtront là son style : "Je vous adore tant de ce caractère en diamant, sans tache, abrupt, âpre, et puis si doux, si délicat… "
Ne vous gêne pas davantage qu'on l'évoque en ces termes :
"Vous étiez amère parfois, vous doutiez de tout, vous disiez même que la vie est con !" (Ce qui est tout à fait Elle !)
Non, rien de cela ne vous gêne.
Et non plus de la voir représentée en vieille – Elle, dont la trajectoire récuse précisément la vieillesse – aux côtés d'un ivrogne, sur un banc de jardin public ou le plus souvent au café – l'un de ses lieux favoris, comme on sait ! (Il est vrai que, jeune, elle danse le tango !)
Comme vous avez l'esprit large, et que nous n'en sommes plus au temps où l'on se demandait gravement s'il fallait ou non maintenir le mot orgasme sur lequel elle avait hésité [ c'était l'heureux temps des scrupules ], cela ne vous gêne toujours pas de voir ce passage de L'Amant : "Tu es curieux de moi je le sais…"morcelé pour l'insertion de répliques aussi remarquables que :
– "Ce serait trop facile ! On veut, et puis on ne veut plus, et puis on reveut !"
– "Hein ?"
– "Ah ! ben évidemment si vous me faites plein de choses, plein de "mamours" et de câlins, comment voulez-vous que je refuse ?..."
– "On sait par où tenir son amant… !"
Ni que cet autre fragment : "Mon pauvre amour tes yeux hésitent" qui évoque la fin de l'acte amoureux, soit "parlé et chanté" pendant que "derrière les coulisses (sic), on entend des bruits de combat, de scène de ménage, de vaisselle cassée".
J'ai parfois, dans mes précédents réquisitoires, eu la crainte de me montrer injuste envers vous. Aujourd'hui, je sais que j'étais très en deçà de ce que vous méritez d'entendre.
La "belle âme" que vous savez être à l'occasion a pu m'écrire qu'elle se demandait à chaque instant ce que Mireille aurait souhaité, et qu'elle ne redoutait rien de moins qu'un faux-pas en la matière. Le vrai est que le "bradage", au nom des bons sentiments, n'aura de cesse qu'avec votre dernier souffle, tant il vous importe d'"exister", hélas à ses dépens.
Car je vous le dis, le spectacle que vous avez autorisé est consternant, pitoyable et surtout scandaleux. C'est par de telles mascarades que vous pensez gagner des esprits, des cœurs, à l'œuvre de votre sœur ? Il n'est pas un être de goût qui ne s'en éloignerait, après avoir assisté à cette petite infamie intellectuelle. »
Je prie qu'on m'excuse : il fallait aussi longuement citer. Oui, c'est bien l'ayant droit patrimoniale qui, en toute connaissance de cause, autorisa ce… spectacle d'histrions. La même qui devait déclarer plus tard avec rage : « Je suis bien décidée à ne pas laisser François Solesmes manipuler et défigurer l'œuvre de Mireille ! »
Sur ce point, la postérité sera juge, mais, en fait de citations, je ne crains aucune phrase de mes lettres « aux femmes de la famille » ni à autrui, que Mireille eût désapprouvée.
Il est patent que « la petite sœur » et moi n'avons pas connu la même. Je fais donc mes excuses aux admirateurs de ses pages de « La Revue du Tarn » : je n'ai fréquenté que celle qui m'écrivait, le 8 mars 1964 :
« je ne sais aimer que comme on croit, aveuglément, absolument, désespérément ; dans cet élan est toute ma force, toute ma richesse – et la virtualité de l'art : car je n'ai que cela à dire, cela essentiel, dont je veux témoigner pour que d'autres aient le désir d'être plus vivants… »
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