en marge du site de mireille sorgue
XIV - d'un Éditeur l'autre (2)
J'avais eu, à la fin des années 90, un entretien avec le directeur littéraire du « Livre de poche » et sa position me laissait peu d'espoir : on avait bien pensé à publier Mireille Sorgue mais les ventes escomptées apparaissaient trop réduites, la presse ne signalant pas ce genre de réédition. Je fus donc surpris d'apprendre, en 2002, que l'œuvre allait entrer au catalogue de l'éditeur.
On peut être l'inspirateur d'une correspondance, en avoir établi et annoté le texte, et n'avoir aucun droit sur elle. C'était mon cas et, au reste, je ne revendiquais rien. Mais, lors de la signature du contrat chez Albin Michel, le directeur littéraire ayant demandé à l'ayant droit s'il n'y avait pas lieu de m'y associer, elle y consentit eu égard « à l'énorme travail [que j'avais] accompli ». Une magnanimité dont on se repentit plus tard, puisqu'on put parler de « droits que [j'avais] pu [m'] approprier grâce à la faiblesse et à la médiocrité d'un Henry Bonnier. » (Il y a vraiment, incomparable, un style « petite sœur » !)
Si on ne put donc toucher à l'édition des Lettres, du moins avait-on les mains libres pour L'Amant. Et celle qui m'avait écrit jadis pour m'impressionner : « Je suis depuis six ans dans (souligné) l'édition*, et de plus en plus en littérature » ( !!), allait donner, de cette œuvre, l'édition ne varietur que les foules attendaient.
Henry Bonnier avait écrit, pour L'Amant, une préface sensible, pénétrée – et écrite en français ! Mais il était devenu un personnage haï ; aussi n'était-il pas concevable de maintenir sa présentation. Par chance, un ami, forcément « éclairé », de la petite sœur avait publié, en 1988, un article qui semble lui avoir été dicté par celle-ci, tant il renferme de détails que son auteur ne pouvait connaître. Un article, donc, pleinement « autorisé » puisqu'on y glose abondamment de la fessée paternelle reçue par Mireille pour être montée sur un « monticule »**.
Si je dis que l'écriture de cette préface est d'une affligeante platitude, que la pensée (fort laborieuse) y est d'un prosaïsme achevé, on criera au ressentiment. Le mieux est donc d'en donner quelques extraits, faute de pouvoir la reproduire entière.
« L'Amant est une suite de textes qui révèlent en profondeur un rapport au monde et plus encore un rapport à l'homme. Déjà, dans un premier article écrit à dix-sept ans ( après le concours général où Mireille obtint le premier prix de français), publié par la Revue du Tarn en 1961, on trouve, adressé au père (dont la jeune fille se souvient avoir reçu une première fessée, vers l'âge de deux ans, pour être montée sur un monticule) […]
[..]
Sur le thème de la main, L'Amant abonde en phases inspirées, je veux dire personnelles et précises, justes.
[..]
Les lettres sont belles parce que ce dialogue épistolaire redouble le dialogue charnel et remplace l'échange quotidien des amants, leur évitant ainsi de sombrer dans la routine. L'écrit ne se contente pas de rendre compte du vécu, il participe à son enrichissement.
À lire Mireille Sorgue, on admire une belle personnalité, aussi féminine que volontaire, qui n'a jamais voulu laisser le quotidien dominer tout, qui a eu le sentiment de la probable brièveté de sa vie et qui n'en a pas eu peur. »
Et voici la magistrale péroraison :
« En fait, quand Mireille Sorgue clame son bonheur, on ne doute pas de sa sincérité, mais on sent que ce caractère exigeant est en conflit avec soi, plus encore qu'avec le monde. On subodore une souffrance tue, voire un malheur pressenti. En ce sens, lecteur, on ne commence à découvrir sa vie qu'une fois que l'on sait qu'elle en est sortie de façon violente »
La préface d'Henry Bonnier donnait envie de connaître l'œuvre vantée. Celle qui l'a remplacée a, sur le lecteur, un effet dissuasif, sinon répulsif, ainsi que certains seuils vous détournent d'entrer dans la demeure.
Pour moi, j'ai assez partagé les exigences intellectuelles de Mireille Sorgue pour imaginer ce qu'elle eût pensé et dit de cette prose pataude de tâcheron assez content de soi. (« Quelquefois, j'en viendrais à me demander ceci […] »)
La notice sur l'auteur, rédigée par l'ayant droit, allait lui permettre de décerner satisfecits et hochets à quelques membres de la coterie littéraire dont elle est la figure centrale, si admirable de dévouement et d'intelligence pour l'œuvre dont elle a reçu la charge. Une petite coterie mais composée de « fervents-de-Mireille » qui, donc, l'ont lue et comprise, et où l'on trouve des collègues « en édition et de plus en plus en littérature », des gens qui, par le biais d'une préface, d'une adaptation théâtrale, d'un mémoire universitaire, aspirent à se parer d'une plume de paon. À quoi il faut ajouter ceux à qui – ayant pris leurs mesures – je n'ai pas prêté une oreille assez complaisante, et qui trouvent auprès de la petite sœur, la considération, l'appui, auxquels leur « admiration » de l'œuvre leur donne droit.
Les plus fidèles du cénacle ne furent pas déçus, et le copinage se donna libre cours.
L'adaptation théâtrale des Lettres, gesticulante et tapageuse, consterna ceux qui aimaient Mireille à travers ses écrits ? (Elle n'eut d'ailleurs aucun succès, et fut sans incidence sur les ventes de l'œuvre.) On ne nous fait grâce ni du nom du metteur en scène, ni de celui du théâtre, ou de la « remarquable » interprète. Forcément remarquable, pour parodier Duras.
Le mémoire d'une étudiante fut d'abord refusé par le professeur ? Ladite étudiante est nommément désignée. Et, ici, je ne résiste pas au plaisir de citer à nouveau un passage de son texte, relevé quand celui-ci me fut soumis. Je le fais, car il faut saluer quand on la rencontre dans toute sa superbe, magistrale, bouffie de sa suffisance, et sentencieuse à souhait, – l'imbécillité à l'état pur, cependant que vous monte aux lèvres l'injonction du roi Ferrante à son fils, dans La Reine Morte : – « En prison ! En prison pour médiocrité ! »
« Nous sommes autorisés à penser que Mireille Sorgue – connaissant son souci de vérité et de transparence – n'aurait pas apprécié de se voir enfermée dans l'étroite prison de verre que l'on bâtit pour elle.
« Il semblerait que chacun ait bâti autour d'elle un mythe auquel personne ne devrait toucher, tout autre qu'eux-mêmes ayant à priori "les mains sales" et l'esprit bardé de mauvaises intentions (lesquelles, nous ne le saurons jamais). »
Vaut aussi son pesant d'or fin, en ce même mémoire, l'évocation de l'entretien qu'eut l'étudiante avec la petite sœur à la vaste culture. Lui ayant demandé, en bonne cuistre, si l'œuvre de Mireille n'avait pas des accents communs avec Gilbran, Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse d'Avila et William Blake, elle a cette formulation d'une involontaire et savoureuse bouffonnerie : « Cette hypothèse ne nous a pas été refusée par la sœur de Mireille Sorgue ». Que les futurs exégètes de l'œuvre se le disent : la confidente intellectuelle de l'auteur de L'Amant « autorise » cette hypothèse !
Nul doute que les élus, à la pensée que leur nom, jusque là obscur , allait être reproduit à des milliers d'exemplaires, ne tinrent cette édition, comme Joseph Prud'homme, son sabre, « pour le plus beau jour de [leur] vie. »
Une édition de Nerval ne mentionne la fin de l'auteur que pour mémoire. Ici, elle est indiquée dans la notice, pesamment évoquée dans la préface et, pour le lecteur distrait, rappelée en 4e de couverture. Comment ne pas trouver singulier cette insistance, délibérée, cette complaisance, chez la… maîtresse d'œuvre qui semble se gargariser du mot définitif, expéditif, de suicide ? C'est ici qu'il faut se rappeler que la petite sœur a « décidément trop souffert de [sa] différence » avec l'aînée – et qu'elle a, depuis lors, un problème… d'existence. Un psychanalyste nous dirait si la propension à publier cette fin n'a pas un goût d'obscure revanche ; si l'inconscient ne voit pas là une ombre – à souligner – dans la resplendissante figure qui trop longtemps vous offusqua. Mais je m'en tiendrai à l'évidence. L'édition en poche de L'Amant aura été défigurée par la haine de l'ayant droit pour quelques-uns (c'est le célèbre « Détruire, dit-elle ») ; le souci de complaire à ses flatteurs, joints à la vanité d'être « co-auteur » selon le terme juridique, et surtout par une outrecuidance incurable, atavique, qui rend… l'héritière incapable de distinguer entre une écriture digne de Mireille et ce que celle-ci eût qualifié, à bon droit, de pacotille ou mieux de… « verbiage ».
Et c'est ainsi que le droit patrimonial permet, dans l'ordre de l'esprit, dans celui de la création – de véritables impostures, perpétrées d'autant plus lâchement que la victime est réduite à l'impuissance.
* Comme correctrice.
** Fait relaté, il va de soi, dans les souvenirs d'enfance de « La Revue du Tarn ». Ledit « monticule » étant le mur de la cour de récréation. Mais il est permis à un authentique écrivain de prendre certaines libertés.
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