EN MARGE DU SITE DE MIREILLE SORGUE
* * * * * * * * * XV - EXISTER
* * * * * * * * * * ** * (1) LE SITE
Je n’ai rien contre les associations d’amis d’écrivains : j’appartiens à plusieurs d’entre elles et je conçois que ceux qui les animent mettent à profit les ressources d’internet pour étendre le rayonnement d’une œuvre.
La petite sœur, qui a un problème d’existence (l’humiliation causée dans l’enfance et l’adolescence par une aînée trop brillante et trop aimée, étant un commode alibi à maintes sortes de démissions), la petite sœur que Mireille a expressément chargée, comme on sait, de la « faire vivre », ne pouvait donc manquer de créer un site « afin de contribuer au rayonnement de son œuvre » et de « mettre à la disposition des chercheurs et des biographes tous les documents existants nécessaires à la connaissances des écrits, de la personnalité, et de l’histoire de Mireille. »
(S’agissant de sa personnalité, je crois avoir quelque peu contribué à la faire connaître par cette chronique – et s’il y avait une justice, on devrait me faire membre d’honneur de l’Association de ses amis.)
J’ai déjà noté, au chapitre I, combien la biographie donnée sur le site est révélatrice de l’esprit très « famille » qui a présidé à sa rédaction, et combien celle-ci va faire sourire – de pitié – les biographes de l’avenir. Par parenthèse, je relève à nouveau, comme je l’ai fait pour l’édition « maison » de L’Amant, quelle fascination le mot de suicide exerce sur l’inspiratrice de l’entreprise : on le trouve dès l’avertissement qui met judicieusement en garde les lecteurs de l’œuvre publiée contre les « élagages » auxquels j’ai procédé lors de l’établissement du texte. Les coupures ayant été faites, comme il est dit, « à [mon] appréciation ou à [ma] convenance », ce qui les rend nécessairement suspectes. (Mais qu’on se reporte plutôt au chapitre II qui leur est consacré : certaines, rétablies, sont pleines d’enseignement.)
De la bibliographie, rien à dire. J’aurais été marri d’y figurer non loin de l’auteur d’un mémoire « autorisé » et qui fut d’abord refusé malgré le judicieux commentaire des pages de « La Revue du Tarn » qu’on y trouvait.
Quant aux poèmes, deux lignes suffisent à les présenter, et le lecteur, s’il n’a pas lu le tome I des Lettres, ignorera toujours dans quelles circonstances ils furent écrits, à quel point la crise sentimentale qui détermina leur naissance fut longue et douloureuse. Or, il est assez de passages des lettres de septembre à décembre 1962 qui, cités, auraient donné à chaque morceau son éclairage, alors que proposés comme en vrac, ils n’ont aucune justification. Mais, à l’évidence, on a le souffle court quand il s’agit de présenter le moindre texte.
Je m’imagine, ne sachant rien de l’auteur et découvrant le site qui lui est consacré. Comment n’y pas voir un déballage de fonds de tiroirs ou de vide-grenier, mêlant, à quelques pièces remarquables, des textes tels qu’un adolescent un peu doué peut en écrire ? De quoi être perplexe devant l’enthousiasme de la critique qui paraît dans les extraits de presse – rapporté au fatras qu’on me met sous les yeux… à la paresseuse ou, si l’on veut : en dilettante. (Écrivant ce mot, me reviennent en mémoire des lettres de Mireille regrettant le « vernis mode » de sa sœur La façon dont ce site est tenu en serait-il une nouvelle manifestation ? et faut-il croire qu’on a, jusqu’ici, conservé le séduisant vernis de ses jeunes années ?)
En tout cas, si l’on espère accroître ainsi le rayonnement de l’œuvre, on se trompe fort, tout en bafouant cyniquement les volontés de l’auteur que l’on prétend servir. Non que ces juvenilia doivent demeurer sous le boisseau : j’ai assez manifesté ma désapprobation quand j’entendais le bruit du papier qu’on déchire ; mais les écrits désavoués par leur auteur figurent dans l’édition des Lettres que j’ai préparée (et qui attend que quelques lustres aient mis les ayant droits patrimoniaux hors d’état de nuire) à la place qui leur revient : dans le supplément qui clôt chaque volume des Lettres. Et non… j’allais écrire : sur la place publique, une place à présent élargie aux dimensions de la planète.
Ceux qui auront lu les multiples citations dont j’ai nourri cette « chronique », auront approché la seule Mireille qui nous importe, et qui vaut aux yeux des lettrés – haute, rigoureuse, acharnée, aux terribles mépris pour la médiocrité, quelle que forme qu’elle revête, quels que soient les oripeaux dont elle se pare – et ici, comment ne pas penser à tout ce qui fut encouragé, « autorisé » ou accompli par une sœur si admirable, n’est-ce pas, de dévouement envers une si chère mémoire ?
Ceux-là, oui, auront mieux fait connaissance avec l’un de ces êtres qui, ayant payé au prix le plus élevé leur volonté de dépassement, doivent être crus sur parole – ce qui rejoint le propos de Pascal : « Je ne crois qu’aux témoins qui se font égorger. »
Dès lors, ces lecteurs de bonne foi jugeront à la fois dérisoire et scandaleuse cette dernière tentative pour se réapproprier la… fugitive, pour la faire réintégrer la sphère familiale – dont on sait par quels efforts désespérés elle s’en arracha ; « les femmes » faisant leur affaire de son œuvre et de sa figure, à peine fût-elle empêchée de se révolter.
Je n’avais pas prémédité cette chronique, mais je suis doublement heureux de l’avoir écrite. D’une part, pour que ceux qui publieront un jour l’œuvre complète, sachent leur chance de n’avoir plus à composer avec une mère et une sœur qui, bien que d’une incompétence totale, vous déclarent qu’« il faudra compter avec [elles] » ; de l’autre, parce qu’après avoir lu ces pages qui pourraient s’intituler « Mireille par elle-même », on saura à quoi s’en tenir sur la Mireille auteur de « charmants » souvenirs d’enfance, et sur une biographie qui nous apprend que son père regagnait tous les soirs le logis familial à bicyclette ! (cf. chapitre I)
Ce qui transparaît des citations que j’ai à dessein prodiguées, c’est d’abord la souffrance d’un être élu qui voudrait prendre son essor et ne rencontre qu’incompréhension. L’objectif auquel elle tend étant, au vrai et à la lettre, inconcevable pour ses proches. Une incompréhension rendue plus déchirante par ce « chantage de la tendresse » que j’ai plusieurs fois évoqué. Déjà, déjà, c’est, à son égard, l’apostrophe de la Mère à moi-même préfacier des Lettres au vieil Ami : – « Et le cœur ? Je veux dire : ce que le cœur peut accepter (sic) entre vous et moi ? » (1er juillet 1979) Question qu’avait précédé ce reproche : « Je ne comprends pas très bien pourquoi vous ne consentez pas à me laisser cette petite satisfaction de m’être un peu occupée de ce livre par simple sentiment d’affection ou moins encore de gentillesse. » (La lettre, du 17 avril 1979, a dix-sept pleines pages !)
Dépourvue de tout discernement en fait de registres de langue, on accroît encore la confusion en mêlant littérature et sentiments afin de donner à l’autre mauvaise conscience s’il n’entre pas dans vos vues. De quoi conduire une Mireille à se juger « monstrueuse » envers sa mère. Une mère qui, découvrant que sa fille avait conservé toutes ses lettres alors qu’elle-même n’en avait gardé quasi aucune de cette enfant dont « on ne doutait pas, dans la famille, qu’elle deviendrait un grand écrivain », eut ces mots : « On verrait, en lisant les miennes, à quel point elle fut aimée, soignée, comprise. »
Ou le triomphe de l’inconscience et de la bonne conscience conjuguées.
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