LE CHAMP DE TOURNESOLS
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Suivant, à soleil levant, une route qui longe un champ de tournesols, je m'étonne d'être l'objet d'une attention soutenue, et unanime. Argus avait cent yeux. Ce sont mille et mille qui me dévisagent fixement, à vous en faire perdre contenance. Me serais-je accoutré, à mon insu ? N'ont-ils jamais vu d'homme ? Une foule – ébahie ? ou bien hilare ? – tourne vers moi, écarquillés, d'énormes yeux d'insecte ciliés de jaune. On se hausse, ici et là – sur la pointe du pied ? – pour mieux me voir, ainsi que, dans l'étendue marine, surgissent des vagues, le temps bref de jeter un coup d'œil circulaire.
C'est moins une foule qu'un bataillon à qui on eût fait faire volte-face et qui se tiendrait immobile, raidi dans l'expectative de ce qui peut survenir en un point désigné de l'horizon - moi, en la circonstance.
(Mais, qu'on le sache, je ne me laisserai pas intimider, et rendrai regard pour regard.)
Au long d'une forte tige ligneuse, droite comme un mât de Cocagne, s'étagent, espacées, des feuilles alternes, cordiformes, dentelées, dirait le botaniste, aussi rêches au toucher que leur long pétiole. Et il faut bien la rigidité d'une tige stabilisée par des ailettes pour ériger une manière d'astre végétal auquel ne manquent pas même les protubérances solaires ; il est vrai, aussi sagement disposées en couronne, que les flammes bleues lancéolées du réchaud à gaz.
Chaque « fleur » (en capitule) brille comme une pièce de dinanderie suspendue dans une cuisine ancienne. Foin de la discrétion des pâquerettes, du nostalgique myosotis ; foin de la corolle tourmentée, dilacérée, de l'iris, invaginée de l'aloès ; et foin du débraillé des inflorescences de glycine : nous avons de la tenue, éclat et dignité confondus. Pourquoi, au reste, n'y aurait-il pas des fleurs qui portent beau, qui se pavanent, l'air avantageux ? Celle-ci s'affiche, sans doute, mais elle semble si cordiale et débonnaire, qu'elle appelle l'enjouement, qu'elle emporte l'adhésion.
Faut-il que l'homme soit imbu de lui-même ! Je me croyais l'objet d'une curiosité proche de l'inconvenance. Mon ombre, à présent distincte, me ramène à une plus juste appréciation : c'est vers le soleil qui s'élève derrière moi, que se tournaient ces faces réjouies. De confiance, avant même qu'il parût à l'horizon. Assurées qu'il ne pouvait décevoir leur attente, fût-il empêché de briller.
Toutes les fleurs puisent en lui leur forme, leurs couleurs, leur parfum, leur postérité. La fleur de tournesol le vénère jusqu'à se faire sa plus fidèle réplique. Et l'image de l'ostensoir nous vient, évidente ; celle aussi du «règne» qu'on suspend au-dessus du maître-autel…
Mais non, cette corolle ne rayonne pas : elle s'offre en cible à la lumière – et, d'avance, s'en épanouit d'aise. Je me trompais en lui prêtant de l'arrogance : c'est tête à peine inclinée – comme on fléchirait un peu la paupière, que l'on se tourne vers le dieu, hardiesse et soumission mêlées.
Maintenant que l'astre touche de ses rayons la foule droite et digne des célébrants, j'entends monter, venue du fond des âges, l'acclamation de ceux qui tenaient pour un miracle que l'astre leur offrît un nouveau jour, que le soleil se nommât alors Horus, Ammon Râ, Osiris, Apollon, Phébus ou Hélios.
« Tu rayonnes de beauté à l'horizon du ciel,
ô vivant soleil qui vécus le premier !
Tu te lèves, oriental,
et tu remplis chaque pays de ta beauté.
Tu es beau, tu es grand,
tu étincelles et tu es au-dessus de toute contrée.
Tes rayons embrasent les terres
et tout ce que tu créas.
Tu es Râ, tu atteins leur extrémité,
Tu les enchaînes de ton amour pour ton fils.* »
La fleur du colza est modeste ; il lui faut la pullulation pour se muer en une goutte de ces nappes étales d'or fluide, flottant, instable, qui appellent les grands aplats chez le paysagiste. Le tournesol de juillet nous vaut ses strates minces sur de grêles pilotis, dont un peintre venu du Nord tenta, dans la campagne provençale, d'atteindre, au péril de sa raison, « la haute note jaune ».
Grâces soient donc rendues à ce champ-ci, tel qu'une aurore tangible et que le fabuleux Camp du Drap d'or, de nous rappeler quelle dévotion est due à la munificence d'un nouveau jour quand le soleil y brille sur les frondaisons, les vergers, les fontaines et leurs platanes, les rivages et leurs femmes.
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* Hymne d'Akhnaton (Traduction A.Erman.)
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Murmures*urmures
L'Amoureuse : Quand il y a collision de nos lèvres, je pense à ces roses d'automne « plus qu'une autre exquises » : c'est toujours une floraison inespérée que connaît mon visage, quand tu m'embrasses.
L'Amoureux : Tu prends jour par ton visage comme le tournesol par son capitule.
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*François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine (Suppléments)
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