Terrestres, aériennes, l'océan a ses franges, plus ou moins longues suivant son humeur.
D'une collaboration avec le peintre Stéphane QUONIAM, naquit, il y a peu, un « petit livre d'artiste »1 où trois eaux fortes font, pour moi, office de ces trouées dans un feuillage littoral par lesquelles, tant de fois et toujours en vain, je tentai de surprendre l'Élément sans être vu.
Le texte que voici aurait pu prendre place dans l'ouvrage.
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GALETS
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Qui a longé une côte rocheuse sait que le galet est grégaire et se rencontre le plus souvent en colonies. Au pied de la falaise, au fond d'une crique, s'amoncellent des minéraux de toute grosseur aux formes ovoïdes, aux dehors bénins.
On ne se baisse pas pour ramasser une pierre, sauf pour la lancer à son chien ; un caillou, à moins qu'on ne soit géologue, n'a rien à nous dire. Mais tout galet, pour peu qu'il soit dans nos prises, suscite en notre paume une sensation de conformité, d'adhésion possible et souhaitable ; il lui donne une vocation de coupelle.
Est-ce parce que les cumulus de beau temps, les dirigeables, nous semblent par leurs ovales, s'affranchir de la pesanteur, que nous croyons le galet plus léger qu'il n'est ? Notre poignet est toujours surpris de le trouver plus pondéreux que nous l'estimions, comme si sa densité s'accroissait de sa douceur d'accueil.
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Le galet est un caillou de l'espèce des gens policés qui savent arrondir les angles jusqu'à se montrer si évasifs, qu'ils nous paraissent fuyants, insaisissables. La roche peut arborer son antiquité ; elle ne suggère pas, comme le galet, l'écoulement du temps – dont le fleuve invisible, conjugué au vent, n'en finit pas de polir ceux de
Qu'il soit façonné par la vague ou les flots du torrent, il doit d'abord à l'onde. Seule, elle est assez souple, enveloppante, pour lui imprimer sa fugacité. Une hamada s'affûte et siffle et s'insurge à la face du ciel ; une troupe de galets accumule des quant-à-soi plus cadenassés qu'un rognon de silex.
Il doit à l'onde, mais seul un flot agile, obstiné, inlassable, peut le revêtir d'ellipses – à la fois en le roulant, en le frottant à ses pareils, et en le suçant jusqu'à lui donner des contours de dragée. Les eaux courantes creusent ou remblaient ; leurs effets s'étirent sous nos yeux en lignes plus ou moins lâches. Le galet est, de leurs fruits, celui qui, ramassé en une coque quasi infracassable, témoigne le mieux de leur résolution, de leur ténacité.
Jamais il « n'amassera mousse », à moins d'être au pied d'une falaise morte. Hormis par mer calme, quand le banc de galets s'apparente à une frayère que la semence d'écume viendrait féconder, il ne s'affirme que dans le déversement d'une benne basculant sa charge de moellons dans un fracas de ressac..
(Mais que la jonchée d'œufs ternit vite, entre deux saillies de la vague ! À l'image du galet que nous avions ramassé, luisant d'un récent ondoiement et qui, tôt, se fane à l'air. La suprême déchéance étant pour lui de reposer sur un rayonnage ou de faire office de presse-papier, son polissage à jamais suspendu.)
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De toutes les sortes de galets, ceux de silex ou d'ardoise tentent plus volontiers ma main. Ma paume fait alors, avec eux, assaut de finesse, mais doit s'avouer vaincue ainsi qu'au contact d'une joue d'enfant, d'une corolle de rose. Et le mot de nudité me vient aux lèvres. Tout se passe comme si la pierre commune se revêtait de gangue, ou de ses aspérités ; mais l'égalité, la suavité de grain propres à certains galets sont de la nudité. C'est à elle qui nous devons, avec la sensation de l'immédiat, celle d'un galbe dont le toucher nous serait onction en ce qu'il s'épandrait, s'abolirait en nous à demi d'aise, à témoigner de l'infime et de l'infini confondus. Au point que l'étreinte n'est pas, n'est plus nôtre mais celle de ce que nous pensons tenir.
À cela près que, si toute roche consistante peut devenir galet, tout galet ne comble pas le toucher. Ainsi de celui de basalte que je viens de saisir. Ses dehors poreux criblent ma peau de minuscules alvéoles ; ils n'épousent pas assez étroitement l'épiderme. Parce que l'unanimité de mes papilles tactiles ne s'accomplit pas, la sensation du rêche prévaut. Tempérée mais patente, l'hostilité de la pierre est en vue.
Alors qu'à reprendre un galet de silice, le toucher rencontre une manière de convenance dans l'adhésion, de mutuelle reconnaissance, qui lui valent plénitude. Où je vois que le minéral peut éduquer une peau de vivant et lui enseigner qu'une caresse lente, voire statique, peut gagner des régions reculées, parfois inattendues, pour peu que le discernement l'anime. De là qu'un amant avisé tire grand profit du galet satiné qu'il vient de ramasser et qu'il laisse tiédir en sa main.
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Faut-il, pour autant, se fier à la mansuétude du galet ? Les armes contondantes peuvent causer de graves désordres, et il n'est de pierre qui, mieux que lui, s'ajuste à un poing, affermit d'un dur noyau une boule de neige.
Simplement, le temps l'achemine-t-il vers des formes de plus en plus bénignes jusqu'à n'être plus que gravier dont chaque vague de jet tire le grouillement d'une multitude dérangée ; que sable qui grésille avec des finales d'assouvissement ; que limon avide de nos chevilles, et que telle une assomption du minéral, grain infinitésimal d'une rumeur mi-errante par l'étendue marine.
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1. François Solesmes, Stéphane Quoniam, En marge de la mer, Saint-Rémy, « à distance », 2010.
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