LA FIGUE
*
La cueillette des cerises, des pommes, veut une échelle – sur laquelle toute fille gracieuse, à l'ancienne, eût volontiers monté sans souci de nos yeux levés pour nous accorder à l'hosanna de ses jambes fuselées.
Arbre rameux, le figuier a des branches si flexibles que, muni d'un bâton propre à crocheter, les plus hautes se laissent rabattre, dans un froissement de vélin, jusqu'à votre main. Feuillu, il superpose de larges limbes à trois lobes presque aussi rêches que la feuille de tournesol ou de potiron ; que la basane non encore corroyée.
Pendent, à l'extrémité du rameau, une ou plusieurs gourdes minuscules, blanches ou violacées, aux arrondis de larme ou de goutte de pluie arrêtée par une brindille. La pression de deux doigts nous ayant confirmé le degré de maturité du fruit, une légère torsion suffit à en rompre le court pédoncule.
Je puis comprendre qu'on morde en la figue sans préambule et quasi qu'on la gobe comme sa forme conique nous y invite ; mais j'en prise trop la chair pour devoir rencontrer, sous la dent, une peau striée, résolue, quand celle du bigarreau se fond dans la fermeté de la pulpe ; quand celle de la pêche veloute notre gencive. Je tiens qu'il est des fruits qui se méritent et le temps bref où j'apprête celui-ci fait de ma bouche l'autel où je recevrai mon viatique ; il me dispose à la convoitise du proche, de l'assuré.
*
D'un canif ou de l'ongle, j'incise la peau au plus étroit et, lambeau après lambeau, je dévêts la chair ; je procède en quelque sorte à un… effeuillage ! Ce faisant, je mets à nu une pulpe ivoirine ou veinée de rose, ou d'améthyste. Fraîche, suintante, elle est, par sa rondeur qui s'effile, gorgée idéale. La cerise, la groseille, en feraient non moins office ? Mais une figue rebondie s'empare d'un coup de tout votre palais ; elle le tapisse du suc qu'elle exsude en se défaisant sur l'instant, si lâche est le réseau de ses canaux nourriciers. Un suc dont l'arrière-gorge garde un vif souvenir après que la chair proprement dite a été avalée.
Des liqueurs que nous devons aux fruits, il en est de plus sirupeuses. Mais celle-ci conjugue les suavités closes d'un entremets sucré et l'ajour que nous donne, après une crème ou un moka, l'eau que nous buvons comme pour rendre notre palais à nouveau sagace et prêt pour la prochaine réjouissance.
Certaines saveurs, opaques, colmatent et saturent les papilles. Celle de la figue s'épand par la voûte palatale en légère et fugace onction. Le sucre y est translucide et combattu par un goût de rosée qui nous prémunit de la satiété. (À l'instar de la cerise, une figue n'admet pas d'être la dernière !) Et nous nous surprenons la bouche parfumée, alors que cette pulpe est quasi sans odeur.
Se délitant, s'effondrant à peine la bouche close, le fruit se donne à nous sans que la langue ou les dents aient à desceller un noyau, les lèvres à l'expulser : la figue n'est pas une baie, mais selon les botanistes, un sycone. Elle recèle, en son centre, une constellation d'akènes roses, pédonculés, aussi délicats que les grènetis des bijoux scythes et qu'on a plaisir à sentir pétiller sous la dent pour l'infime et vaine résistance qu'ils nous opposent. Une telle organisation, qui rappelle en miniature celle des géodes, est manifeste, le fruit tranché, mais se révèle aussi quand une averse le fait éclater. Alors, dans la large déchirure, toute la confusion interne – et carminée – de la figue s'exhibe au point que le mot d'obscène nous vient à la pensée.
*
En juillet, déjà, mes figuiers s'étaient montrés prodigues ; mais comment prévaloir quand les étals surabondent de fraises, de cerises, de pêches, d'abricots, voire de framboises ? Si je trouve, aux figues de septembre, un agrément singulier, c'est que maintes feuilles de l'arbre, jaunies, rouillées, parsèment le sol, m'assurant que l'automne est en vue. Et sans doute l'exquis, demain, ne me fera pas défaut sous les espèces du muscat, de la noix, ou d'une poire Beurré Hardy. Je n'en élis pas moins la figue entre tous les fruits pour une ingestion qui tient de la goulée et de la lampée – et même du soupir d'aise ! Pour la bouchée ensoleillée que je dois à son suc gracile, à sa chair encline à se confire. Pour la satiété sans cesse différée qu'elle suscite et entretient.
*
* * * * * * * * * * *
*
Murmures…
*
L'amoureuse
L'amoureuse, en moi ? Toujours entre l'extase et l'anéantissement, une fille qui déambule, un peu folle, dans un champ de coquelicots…
Mais il est aussi des jours où je t'aime, dents serrées, avec la cohésion, la détermination de la pierre. Où je me rassemble par grands gestes circulaires comme l'enfant se ceint de sable, sur la plage.
*
L'amoureux
Si je devais traduire d'un mot la sensation tactile que tu donnes, à te voir, ce serait celui de velouté. Évident pour tes yeux, ton regard, ton visage, le mot ne convient pas moins à ta personne entière, voix et silences compris, et jusqu'aux vêtements, quels qu'ils soient.
Et quand j'essaie de rendre les progrès, en bonne grâce, de la compagne, les ressources accrues de l'amante, depuis que nous nous connaissons, je ne trouve que ces mots : tu développes, affines, approfondis tes velours.
*
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
*
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *