Pour un éloge du silence
Valéry a déclaré en substance que les bibliothèques regorgent d'œuvres rêvées, jamais composées. On pourrait y joindre l'Éloge du silence auquel il m'arrive de penser et que je n'écrirai pas.
Un petit livre parut, dans les années 1960, sous le titre Célébration du silence / par soi-même. On l'ouvrait. Il ne renfermait que des pages blanches, à l'instar des volumes des Œuvres du capitaine Colette, si l'on en croit sa glorieuse fille.
De fait, le silence d'une feuille immaculée « que sa blancheur défend » est, sur le bureau d'un auteur, l'un des plus patents – et dissuasifs – qui soient. Des plus éloquents, aussi : « Mes pareilles n'ont toléré que trop de bavardages satisfaits, de considérations oiseuses, de propos abstrus. Nulles niaiseries, sottises, balivernes, faussetés, hâbleries, ne leur furent épargnées. Le fat y plastronne, l'imposteur s'y décerne un brevet d'intégrité, le bavard empiète sur les marges, le fruit sec y joue aux dés, le sentencieux y distille ses apophtegmes. Je vaux mieux que l'ennui qu'on nous contraint d'exsuder ; que les vulgarités dont on nous fait le support. Pour avoir mes lettres de noblesse – ô japon impérial ! – je hais également la profusion et la parcimonie, le débraillé et le guindé. Je tiens qu'il n'est, pour nous, d'état, de statut, plus honorables que d'être la feuille – à ébarber – que le papetier tire de la cuve pour la mettre à sécher. Car elle contient alors, pour l'esprit, tous les possibles. Son silence les condense, les résume tous.
Las ! certains, certaines, ne peuvent voir une telle feuille, qu'un invincible prurit ne les presse d'y marquer leur territoire ainsi que font les chiens à peine aperçoivent-ils une borne. Quitte à rendre le papier complice de leurs sottises, de leurs aversions – de leur médiocrité ; quand on ne devrait en user que pour l'éloge, et d'abord de la feuille elle-même, laquelle passe en simplicité, avec son lobe unique, celle du platane, du nénuphar ou de la bardane.
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« Si je crains les plumitifs qui sont tels les griffonneurs de graffitis sur les murs les plus vénérables, j'espère bien, en revanche, intimider (un acte salutaire) les meilleurs auteurs. Avec eux, je goûterai, pressentie, l'irrésolution du poignet , quand les doigts ne se résolvent pas à tracer le premier mot,. Je m'étoilerai en secret d'une image heureuse ; je m'exalterai des bonheurs d'expression dont celui « qui sait qu'écrire est un art », parsème son ouvrage. Je lui saurai gré de muer mon silence natif en ce filon de silence dont le styliste filigrane la pensée et jusqu'au souffle de son lecteur. »
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*J'entends cela. Mais vouloir influer sur le rythme respiratoire de qui vous lit, en le forçant à percevoir toutes les nuances dont se colore le silence dans la Création, réclamerait de prodigieux pouvoirs, un temps indéfini. Je me bornerai donc à indiquer, parmi ses modes innombrables, ceux que j'aurais par prédilection, retenus :
● le silence pépiant de la grotte à stalactites où la calcite s'exhausse, sur le sol, en balustres à croissance infinitésimale ;
● celui d'une forêt qui s'effeuille dans l'air calme, en nous proposant toutes les figures aériennes de la chute ;
● celui, corseté, interne à l'arbre, qu'il faut écouter l'oreille collée au tronc d'un chêne tricentenaire, ainsi que dans la futaie Colbert, en forêt de Tronçais ;
● celui d'un horizon de feuillages, avant que ne l'émiette le réveil des oiseaux ;
● celui qui précède la pollinisation de l'espace, la fécondation de l'auditoire par les premières mesures de Parsifal ou de Pelléas et Mélisande ;
● celui qui fomente un orage et que balafre l'éclair initial ;
● celui des créatures de Georges de La Tour, qui n'est pas le recueillement des personnages de Philippe de Champaigne ou des frères Le Nain ;
● celui, à pierre fendre, d'une clôture de monastère ; celui, à ciel ouvert, de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs ;
● celui, ouaté, d'une aube de neige, quand toute la nature, stupéfaite, un doigt sur les lèvres, écoute la candeur amassée renchérir sur soi…
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Et j'en eus dit, et j'en eus dit, mais si large et divers est le spectre du silence, qu'un Bénédictin même renoncerait à le transcrire.
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Pourtant, je voudrais suggérer le silence de la mer ; et ce n'est pas là une métaphore, mais celui que je perçus parfois à me tenir, tous sens à l'affût, sur un rivage océanique.
Prolixe, intarissable, l'océan recourt, selon l'heure et le lieu, à tous les registres - du susurrement chaleureux à l'usage du sable qui s'en épanouit dans un assouvissement d'interstices, aux vociférations, aux déflagrations du colérique que nourrit l'impavidité de celui qu'il apostrophe.
Or, à plusieurs reprises, mon oreille, rendue passive par la monotonie de la rumeur, fut aussi vivement saisie que par le claquement d'une vague sur une mer étale ; que par la sommation que nous ferait un être invisible mais tout proche. Tel un acteur monologuant sur une scène et qui aurait un trou de mémoire, qui buterait sur un mot, l'ocean cessa son marmonnement quelques secondes. Assez, néanmoins, pour que l'étendue que la rumeur semblait me dérober, fît surface et s'épandît jusqu'aux limites du visible. Un livre venait de s'ouvrir sur un in-plano où j'allais pouvoir lire, enfin, distinctement, tout ce qui ne me parvenait à l'accoutumée, que nébuleux et chaotique. Cependant que s'imposait, évidente, l'image d'un limbe uni, sans nervures, qui se fût étalé à perte de vue, les bords du ciel pour limites.
Le flux venait-il d'atteindre, précaire, un point d'équilibre, toutes forces s'annulant ? Avait-il rencontré, dans le dévidement de son propos, une aporie ? Serait-il, lui qu'on croit la vigilance même, sujet à distraction, à inadvertance ?
Il reprit aussitôt, et dans la même tonalité, son ressassement confus, et j'aurais pu croire à une inattention de ma part, si je n'avais eu une telle sensation d'insolite et précisément, d'inouï. Le rideau (de perles de pluie) qui nous sépare des flots s'était, le temps d'un soupir, entrebâillé. Trop peu pour que je déchiffre quelque bribe de leur idiome, mais assez pour que l'océan m'apparût plus majestueux, plus imposant encore que dans ses fureurs et ses débordements. J'ai vraiment perçu, à la faveur de ce hiatus, ce qu'enfermait, ce qu'illustrait, le mot d'empire. Celui de la mer l'emportant en grandeur, en pérennité, sur tous ceux qui eurent, pour socle, une terre… soumise à séismes.
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Puisse un plus valeureux que moi composer une célébration du silence qui rende justice à ses multiples diaprures; et puisse son livre faire office, pour le lecteur, de cette porcelaine que je portais, enfant, à mon oreille, parce qu'on avait ainsi l'illusion d'y entendre la mer.
Ah ! qu'un tel ouvrage serait salubre, qui enseignerait les vertus, la fécondité du silence, en un temps où, au tumulte des métropoles, se surajoute un jacassement universel qui envahit, comme nuées de criquets, l'éther des Bergers d'Arcadie ! Et salubre encore serait-il, s'il rappelait que le silence, toujours et partout, a le dernier mot. Le même dans les mastabas, hypogées, nécropoles ou mausolées, que dans la tombe d'un cimetière de village abandonné.
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le tombeau d'harpocrate* (I)
D'un lecteur humaniste nommé Eugène Merser, je reçus, il y a fort longtemps, une lettre où il me disait d'une part recueillir, dans la littérature universelle, tous les propos relatifs au silence ; d'autre part, consigner lui-même des réflexions sur le même sujet, propres à nourrir l'éloge du silence qu'il projetait et qui devait avoir pour titre Le Tombeau d'Harpocrate. Nous échangeâmes quelques lettres jusqu'à ce que sa mort mît fin à notre correspondance.
Je donne ci-après quelques fragments de l'ouvrage en préparation que l'auteur m'avait communiqués, et je prie ses héritiers de m'excuser de le faire sans leur autorisation : je n'ai pu trouver trace de sa descendance.
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Nul ne peut se flatter d'avoir réussi à explorer à fond le silence qui, selon Joubert, est avec le temps et l'espace une des trois dimensions de l'infini. Surmontant l'effroi qui saisissait Pascal devant ce silence cosmique, à flanc d'abîme essayons de le côtoyer en prenant pour guides ceux qui, de la république des lettres à l'empire des songes en passant par le royaume de la musique, l'ont approché de si près qu'ils en ont reçu comme un message d'éternité, et de sa mystérieuse éloquence, ont fait un langage universel.
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[…] on communique par la parole, on communie dans le silence. « Deviné mieux qu'entendu… », écrit Colette. C'est ce que Robert Ménard appelle « le haut silence étonnant de l'amour ». ô, magie de ces silences enharmoniques qui, comme l'observe Jean Guitton, « permettent de se taire ensemble sans rompre l'entretien ». « Les âmes se pèsent dans le silence comme l'or . »
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Comment nier que, dans certaines circonstances, le silence soit effectivement le dernier rempart de la liberté ? Et ce silence-là ne trompe pas.
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Comme la langue d'Esope, le silence peut donc être qualifié, de parti pris, de meilleure ou de pire des choses. N'est-il pas étrange, cependant, que ce mot – imprononçable par définition – éveille en nous tant d'échos ? N'est-il pas le mot de la langue française qui possède le plus de rimes, et les plus riches ? N'est-il pas, en fin de compte, la clé de voûte de l'édifice sonore ? C'est avec les pierres du silence qu'on élève le temple de la musique… et aussi celui d'Harpocrate, le dieu à l'index sur la bouche qu'aimait tant Maurice de Guérin. (A suivre)
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* Harpocrate : dans la mythologie grecque, le dieu du silence.
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Les Murmures de l'amour *
L'amoureuse
Si je t'écris longuement, ce n'est pas par un travers de bavarde, mais faute d'avoir trouvé le mot – unique – où tiendrait mon amour. Sens-tu, à me lire, mon désespoir d'être « muette » ?
Qui écrira un savant traité intitulé : « De l'amour considéré comme avènement du langage » ? Mais je t'aime aussi à bouche fermée, bourdonnante de fredons.
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L'amoureux
Parmi les bonheurs opulents que je te dois, comment oublier nos rires qui se perdent dans les éclats de voix de la mer ; un plaisir accordé aux désordres du flot ; le sommeil infusé de rumeur qui s'en suit ?
**François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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