LES AMIES
II
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« Parce que vous ne pouvez envisager d'autre plaisir que celui que vous donnez … parfois, vous pensez que chacune de nous vit frustrée de n'être pénétrée par un membre d'homme. Mais je crois notre plaisir sans commune mesure avec le vôtre. Vous ne faites l'amour qu'avec votre sexe ; c'est toute sa chair que chacune de nous engage dans l'union. Dépourvues d'appendice, – de quoi nous nous consolons fort bien, il nous reste de faire assaut de raffinement dans le toucher, l'enlacement. Ne savez-vous pas qu'une vraie femme ne connaît pas comme vous une dissociation entre son sexe et le reste du corps ? Alors, faites l'effort de vous représenter l'étendue, la qualité de l'étreinte de deux femmes, chacune riche des deux versants de la sensation dans le toucher : à la fois la plage et la vague qui s'y épand.
« Ce qui n'est pas, je vous assure, dépourvu de violence. Pas la vôtre, il est vrai, quand vous pilez, pilonnez un bas-ventre. Notre violence à nous doit tout à l'excès de douceur, à l'étendue, à la variété des sensations tactiles, au savant enchaînement des caresses. Quand vous ne pensez qu'à vous ménager une trouée en notre corps, chacune de nous rêve de s'étaler, se distendre à l'extrême pour apposer sa peau entière sur la totalité de l'autre. Votre idée fixe est de faire aller votre boutoir ; la nôtre, de déployer nos peaux pour qu'elles s'ajustent au plus près.
« Simpliste et vaniteux comme vous l'êtes, vous pensez que l'amour entre deux femmes est voué à des caresses réciproques d'adolescente solitaire, à des chevauchements qui vous font sourire, à un pauvre plaisir obtenu de la bouche ou du doigt... Si je vous disais que se regarder, immobiles, nous est déjà caresse ; que regarder se mouvoir le corps de l'autre et bouger ses courbes, est source d'exquis effleurements intérieurs ; que notre toucher ne cesse de s'enchanter d'une voix, d'une chevelure, du grain d'une peau ; voire des bijoux, des étoffes de l'aimée.
« Vous qui nous dévêtez souvent avec fièvre, ne saurez jamais ce qu'éprouvent deux femmes qui s'aiment, à se déshabiller l'une l'autre, debout, face à face, lentes et précautionneuses, en une sorte de danse. Et vous ne me croirez pas, si je vous dis que lorsque j'essaie sur mon amie un sous-vêtement, un corsage, des bas, quand je la pare ou la parfume, quand elle me peigne, m'habille ou me déshabille, nous faisons aussi l'amour... Car il n'est pas un de nos gestes alors qui soit distrait ou innocent ; pas un qui ne sache de quelle façon il se propage chez l'Autre. Pas un qui ne cimente un peu plus notre complicité charnelle de femmes qui ont le même vaste territoire du désir, du plaisir.
« Nos caresses délibérées, nos caresses d'amantes, elles, vous paraîtraient dérisoires, ou vous ne comprendriez pas qu'on pût rester un très long temps les mains simplement unies, ou le visage enfoui dans un cou, une chevelure ; qu'on pût sans se lasser lécher une aisselle ou l'aine ou le pli du bras ; aspirer à plein visage une odeur ici d'herbe coupée, et là de pain brûlé, et là encore de saline au soleil. Qu'on pût se laisser aller au vertige de la douceur intense, ineffable, de seins, de ventres de femmes qui s'apposent ; de deux bouches de femmes qui se frôlent – car nos baisers, nos jeux de lèvres et de langues ont peu à voir avec votre façon de fouailler notre bouche.
« Vous croyez triompher parce qu'un couple d'amoureuses ne dispose pas de votre glorieux membre, mais nous, je le redis, c'est avec notre corps entier que nous faisons l'amour. Ne sentez-vous pas que ce sexe tout d'une pièce, dépourvu du moindre... doigté, que vous arborez, est un engin fort grossier pour émouvoir une chair diverse, délicate, et riche d'irisations ? Comme si on pouvait attendre d'un pilon le moindre discernement !
« Recourant à vos doigts, à votre langue, c'est le plus souvent en homme hâtif ou impérieux qui croit séduire notre chair quand il ne fait que la chiffonner, quitte à déconcerter notre plaisir latent. Tandis que toute une femme est derrière cette pointe de langue, ce bout de doigt, que mon amie insinue au plus intime de moi – une femme qui sait d'expérience mon exacte conformation physique et la configuration de mon désir. Et c'est à cause de cette communauté de nature, cette identité du... réduit charnel, que l'abandon peut être, entre deux femmes, vraiment entier, jusqu'à la confusion des sensations.
« Enfin, puisque vous m'avez dit tenir pour inestimable le sommeil avec une femme, concédez-moi que nous aussi pouvons éprouver une indicible jouissance à traverser la nuit membres mêlés, à même la suavité et la tiédeur.
« J'admire, je vous assure, que tant d'entre-nous paraissent s'accommoder de vos brèves incursions en elles ; qu'elles se fassent une raison quand la fête tourne court. Et sans doute, faute d'aimer assez leur corps, ne souffrent-elles pas trop de vos chiches caresses intéressées ; de vos caresses brouillonnes, lacunaires, concédées à un corps à… dévider selon le fil, illimité.
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« Parce que je vous soupçonne d'avoir lu Études et Préludes de Renée Vivien, où elle parle de « nos accouplements sans amour », je préviendrai vos railleries. Oui, nos couples aussi se fondent parfois sur un rapport de domination. Oui, nous pouvons connaître, ainsi que vous, la douleur devant la froideur de l'aimée, l'inquiétude, l'angoisse, à la pensée de la perdre, les tortures de la jalousie devant ses trahisons ou, à l'inverse, la tentation d'échapper à une passion trop possessive.
« L'incomparable complicité des couples de femmes, le captivant jeu de glaces qui s'y déroule, ont leurs revers. Femmes toutes deux, aucune ne peut dissimuler, ruser, qu'elle ne se voie aussitôt devinée par sa compagne. Chacune sait à merveille ce qui le mieux peut atteindre l'autre. Que des dissensions apparaissent, et l'on ne fera pas de quartiers, l'antagonisme dans le couple ordinaire atteignant ici à la virulence. "Nous avons des amours de tigres" , assurait Verlaine. De tigresses, aurait pu dire Renée Vivien parlant du "lumineux reflet de tes ongles cruels".
« Il s'en faut que tous les couples de femmes connaissent de tels déchirements, et la chronique retient nombre de liaisons constantes et paisibles ; mais, parce qu'ils sont d'abord formés d'êtres humains et l'un à l'autre transparents, il arrive qu'on s'y griffe et morde ; qu'on y fasse alterner drame et comédie, cris, récriminations et silences boudeurs.
« Faites-vous une raison : certaines femmes ne sauraient découvrir, habiter, goûter leur corps, qu'en s'en remettant à des mains féminines. Je vous demande seulement de consentir, sans goguenardise, à notre singularité. De vous dire que nous devons être un peu plus narcissistes que vos femmes, puisqu'il nous faut, dans l'amour, un vivant et tout proche miroir. Que nous sommes, plus qu'elles, fidèles à notre enfance, à notre adolescence et aux jeux d'alors. Que nous avons trop de révérence à l'égard du loisir de 1'amour, pour supporter que le temps de l'homme ait barre sur lui. Dites-vous, en bref, que notre appartenance au monde féminin est si viscérale, que nous ne pouvons rencontrer que chez une autre femme un sexe à notre mesure. »
Mathilde P.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Ah, que chacun de mes gestes, chacune de mes paroles, expriment l'essentiel, témoignent pour l'amour… Mais ce n'est presque jamais cela. Et je pense d'abord à ces soirs de solitude où je suis « grosse » de toi – et d'informulé… Savoir dire prendrait alors la figure de la délivrance, et je t'aurais devant moi tel l'enfant que le cordon relie encore à vous.
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L'amoureux
Il fait beau et pur en altitude. Et beau sur ma table où j'ai déplié tes dernières lettres.
Je les regarde, les touche et elles me rassurent : vivante et toute tendresse et tout désir, elle est. Demain viendra donc authentifier ce qu'elle dit, donner aux mots qui sont là leur poids, leur épaisseur, leur consistance.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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