LES AMIES
III
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Je suis fort loin, Madame, de partager les vues du narrateur de La Recherche sur Gomorrhe. Je les tiens même pour artificieuses – celui qui les exprime, et qui « s'avance masqué », étant mal venu de flétrir un prétendu « vice » non moins… honorable que ses mœurs dont l'évocation qu'il en fait voudrait donner le change au lecteur.
Vous rappelez la fascination que des peintres, des poètes, eurent pour Lesbos. Je ne saurais vous dire quels mobiles, autres qu'esthétiques (quoi de plus séduisant que deux femmes dans leurs ajustements charnels ?) les poussèrent à célébrer les « Amies ». Pensaient-ils – j'allais dire : en doublant la mise ! – mieux approcher le mythique « continent noir » ? Y avait-il, chez eux, bravade, gageure, puisque les amours saphiques récusent, excluent l'homme, cet être grossier, d'une pièce, qui, ayant renié ou enfoui son enfance, méconnaît ou dédaigne vos aspirations, ses mains froissant votre peau, quand elle n'aspire qu'à être lustrée ?
Nous écarterons, voulez-vous, Verlaine. Qui a lu son recueil Femmes sait que, faune, il peut se complaire dans le graveleux, voire le scatologique. J'imagine que ce poète, qui prône l'impair, a vu là motif à délectation morose.
Baudelaire est d'une autre race, d'une autre envergure. Nul doute que, hanté par le gouffre inhérent à la créature humaine par essence déchue, et d'abord à la femme – à la fois satanique, « abominable », et divine – , il n'ait vu, dans les accouplements féminins, deux précipices « en abyme » sur lesquels se pencher, vertige exacerbé par la recrudescence de l'insondable.
Or, lui vous absout : « Qui, des Dieux, osera, Lesbos, être ton juge […] ? » ; « Votre religion comme une autre est auguste […] ». Et de lamenter « la mâle Sapho » qui trahissant « le rite et le culte inventé », s'éprit du jeune Phaon et se tua devant son dédain.
Si le poète des Fleurs de Mal voit, en vous, des « femmes damnées », c'est que, leur dit-il avec véhémence : « Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, / Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs ». Car, ajoute-t-il, « L'âpre stérilité de votre jouissance / Altère votre soif et roidit votre peau […] ». Aussi le poème s'achève-t-il par cette adjuration : « Et fuyez l'infini que vous portez en vous ! » (Ce qui vous fera à bon droit sourire, si vous pensez aux frustrations répétées que les hommes farauds infligent à leur compagne !)
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Je vois mieux en revanche, ce qui conduit l'artiste, s'il a « le goût du monde féminin », à peindre deux femmes enlacées : leurs contours forment un tel écheveau ! À démêler, à dévider avec discernement, comme on dessinerait l'engendrement des courbes d'un erg – acérées mais qu'une lumière rasante de couchant sur le sable uni fait paraître suaves.
Plus luxuriante est la beauté redoublée, perçue dans une confusion provisoire ; la disjonction des « amies » la faisant mieux encore paraître en sa surabondance.
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Nous savons, depuis les commencements de la peinture, le pouvoir de maintes Vénus étendues, esseulées, en un décor, un intérieur, de convention. Mais faire reposer côte à côte deux d'entre elles, c'est figurer une véritable Vénus au miroir ; c'est donner au paysage féminin du premier plan, son arrière-pays ; c'est saturer le tableau de pure, d'intense féminité, comme on nous gaverait de mets exquis.
C'est donner le champ libre à la fluidité. Celle des contours, celle du courant au fil duquel semblent voguer les corps. Et l'on sent que ce flottage de navires lèges doit à l'absence de l'homme ; de celui qui, dans le couple, fait couler le navire trop lesté, ou qui le pousse à la côte, où il s'échoue ; alors que ces deux esquifs aux lignes harmonieuses semblent pouvoir remonter indéfiniment le fil des chevelures. D'aucunes verraient, dans ce couple, un feu se propageant en sous-bois. Mais c'est bien là une navigation d'ondines, de conserve, parmi des toisons de varech, et, chez Klimt, les constellations que « Midi le Juste » jonche sur les eaux.
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L'homme éconduit, et la Création s'en trouvant allégée, enluminée, la femme peut se vautrer à pleine face dans le réel en ne rencontrant que souple élément ou que chair tiède, élastique, comme la sienne. Et qu'il est grisant de vivre en un climat de similitude, de gémellité ; le visage, le corps de l'Autre, vous tenant lieu de psyché où se voir, se savourer … en perspective !
J'imagine que beaucoup d'entre nous, découvrant le tableau de Courbet éprouvent un étonnement qu'un sourd dépit nuance d'âpreté : « Quoi ? Sans l'homme, elles peuvent atteindre à… ce visage meurtri d'une jubilation qui transsude leurs paupières scellées, la bouche close sur l'inexprimable !... Jamais je n'ai vu, dans l'après, à l'une de mes maîtresses, un tel éclat de dorure sur chair ; un tel retirement d'enfant, repu de lait, qui sommeille. »
C'est ignorer, si l'on croit Otto Weininger, que « Tout le corps de la femme est une dépendance de son organe sexuel ». Que l'adaptation du corps masculin et du corps féminin n'est guère qu'extérieure, et circonscrite, la conjonction des muqueuses.
Apposées, enlacées, s'étreignant, se caressant, deux femmes, surtout si elles s'aiment, réjouissent d'emblée une large étendue de papilles – gustatives ! – semblables en leur sensibilité, leurs attentes, leurs réponses. Aussi tout peut-il se dérouler comme en état de lévitation, sans avoir à craindre, ainsi qu'avec l'homme, brusqueries, ruptures, foucades, qui vous désarçonnent. Deux vastes sensualités, d'un seul tenant, aux mêmes irisations, s'accordent, s'exaltent, culminent en l'un de ces orages qui appellent, quand reflue le dernier grondement, l'arche d'un arc-en-ciel.
Courbet connaissait-il « Femmes damnées » ? Son tableau intitulé Le Sommeil et dit aussi Les Deux Amies et Paresse et Luxure, s'inscrit en faux contre le poème. Ces deux femmes ont si bien « assouvi leur rage », que leur sommeil n'est qu'une modalité de la jouissance dont elles se sont gavées. Leurs chairs, à demi mêlées, sont un gisement d'abandon à corps perdus, de harassement bienheureux né d'une longue jubilation ; de pure béatitude enclose dans l'ove de leurs contours.
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Que se rassure néanmoins celui que le saphisme irrite et humilie : la plupart des femmes choisiront toujours la différence et ses surprises, source présumée de saveurs. La différence et, avec elle, l'antinomie, voire l'antagonisme, l'asservissement, la brutalité. Qu'il ne craigne, non : il a, tapi dans le ventre des plus nombreuses, un sournois mais sûr complice qui les persuade un jour que, par l'homme, passe la voie obligée de leur accomplissement.
Il reste que certains « mâles » auraient à apprendre de ces « amies » auxquelles vont leurs sarcasmes ou leur goguenardise. Et je tiens pour fort avisé ce duc de Morny dont Colette, dans Le pur et l'impur, nous rapporte le propos, alors qu'il prêtait sa maîtresse à une lesbienne : – « Je te confie la merveille incomplète. Sache la parfaire, et me la rendre ! »
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Volontiers, en ton absence, je porte gourmette, bracelet et bague ; mais ce n'est que pour l'agrément de les retirer, posément, avec un rien de solennité, comme on renoncerait aux insignes de son grade, un peu avant que tu ne reviennes. Et c'est l'âme, en cela, plus encore que le corps, qui se dépouille de l'inutile, se défait de ses entraves ; l'âme qui s'apprête à paraître nue devant son… créateur.
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L'amoureux
Je te dédie ce vent mol et ferme et tiède, un rien enivrant, et la rumeur de son voyage. Il est ici mon seul luxe et, au vrai, tout ce que je possède. Donne-lui le fil de ta chevelure afin qu'il se soutienne un instant, ainsi que fait la cime de la vague. Divise sa rudesse, quand il bleuit les arêtes de la maison.
Pénétré de lumière, qu'il t'irait bien, en cet après-midi ! Je te prendrais par la main et t'emmènerais par les trèfles.
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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