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Ayant revu, goûté, le film d'Eric Rohmer Conte d'Automne où une femme passe une annonce matrimoniale pour une amie à l'insu de celle-ci, je me penchai sur ce genre de rubrique trop négligée des …amateurs d'âmes.
Ce monde est décidément mal fait, se dit-on en la parcourant ! Quoi, cette « belle femme mince, au physique agréable, calme, affectueuse, sociable, dynamique, qui aime cuisiner et recevoir ses amis », n'a toujours pas rencontré l'homme « courtois, gentil, attentionné » qui « la comblerait de plaisir » ?
Non plus cette autre, « douée d'élégance, de charme et de … "facilité d'élocution" » ? Ni celle qui se dit « simple, moderne, discrète, agréable », et qui aspire à faire la connaissance d'un homme « tolérant, câlin, ayant humour et franchise », pour une union sous le signe « de l'échange et du partage » ?
Et ne faut-il pas déplorer qu'un homme « grand, distingué, attentionné, sincère, généreux, au sourire chaleureux, aimant les sorties et les voyages », doté, au surplus, « de beaux yeux bleus », n'ait pas croisé la femme « gentille, douce, ouverte d'esprit, fidèle », à qui il apporterait « l'amour et la sécurité » ? Qu'un homme encore, « beau garçon, ayant très belle allure, plein de charme et d'ambition, intègre, sentimental, tolérant et respectueux de l'autre », en soit à rechercher la « compagne tendre et compréhensive » qui trouverait, par lui, « un épanouissement total » ? »
On sourit de voir chacun, chacune, se faire valoir sans vergogne, le prix de l'annonce ramenant, hélas, les dimensions du flatteur auto-portrait à celles d'une miniature, d'un camée. On sourit, et des réminiscences littéraires, des expressions péjoratives, nous viennent à l'esprit : le geai se pare des plumes du paon ; il y a, dans ces esquisses, de l'usurpation d'identité, de la mise aux enchères, du miroir aux alouettes … Il n'est pas jusqu'aux négriers que l'on croit entendre vanter leur marchandise aux planteurs assemblés.
À l'évidence, même les mots les plus usés gardent leur pouvoir, puisque des esseulés vont prendre à la lettre ces épithètes démonétisées, et croire que leur désert affectif va se muer en oasis. Ces quelques lignes ne promettent-elles pas implicitement la fin du silence maussade, réprobateur, qui vous accueille le soir, au logis ? Ne sont-elles pas le gage de la convergence de deux esprits, de deux vouloirs, et plus précieuse que tout, la promesse … d'une chaleur animale, entre vos murs ? Sera levé le maléfice qui vous reléguait dans les marges, où l'on n'est plus vu de quiconque. Vous allez rejoindre la foule des couples dont le bonheur ne paraît jamais plus insolent qu'en voyage, en vacances, dans la liesse populaire.
Vient l'épreuve de vérité. Et que de déconvenues lors de cet examen de passage qu'est le premier rendez-vous ! Chacun, alors, de « mettre au point » sur l'Autre, de le scruter, d'augurer de son apparence ce qu'elle recouvre. Cependant que, sous les propos aimables, convenus, s'ébauchent deux monologues intérieurs : - « Je le croyais plus mince, plus drôle… De manières plus délicates. Et quelle conversation ennuyeuse ! … C'est un de ces hommes falots sur lesquels on ne saurait s'appuyer… Quant à faire de lui le père de mes enfants !… - Je l'imaginais plus jeune, plus avenante… Que de rides déjà… Et ce teint !… Celui d'une aigrie… Sa voix dénonce la frivolité, la sécheresse de cœur… Quelle robe de mauvais goût, encore, et ces colliers à l'avenant… »
Selon le degré de la souffrance qui les poussa à jeter une bouteille à la mer, certains se résigneront à faire contre mauvaise fortune bon cœur ; d'autres jugeront la solitude encore préférable à une présence sur laquelle échoueraient, se rebrousseraient toutes les vibrations charnelles, émotionnelles que vous pourriez émettre.
En de pareilles confrontations, l'amour se tient en retrait, dubitatif sur ses chances, ou d'emblée résolu à ne pas se fourvoyer en un tel couple. On assure qu'il peut naître d'un mariage dit de raison ; reste que, se plaisant à sceller des rencontres fortuites, parfois improbables, il prise peu la préméditation.
Or ici, on a placé – qu'on le nomme appeau, trébuchet ou chausse-trape –, un piège pour le capturer. Ce qui est méconnaître sa nature et son mode d'essaimage.
« Et plus, si affinités », mentionnent maintes annonces, comme pour l'allécher. Sans doute, mais combien d'êtres qu'a réunis un tête-à-tête délibéré, vont entrer en consonance non seulement par leur peau, ce qui advient parfois, mais par toute leur personne ; des harmoniques n'en finissant pas d'éclore dans les cœurs, les esprits, les chairs en présence ; dans tout ce en quoi l'amour puise ou non sa force et sa durée ?
Faut-il sourire de ce qui a des relents de subterfuge propre à forcer la main au destin ? Ce serait mésestimer la douleur, latente ou aiguë, voire la détresse que traduisent, sous leur laconisme, ces appels à l'adresse de qui vous permettra d'exister dans la pensée, le cœur d'un Autre. Lequel vous masquerait le temps qui passe et dégrade ; mettrait fin à une solitude qui vous érode au-dedans, et gauchit, altère ce qui réjouit les couples unis, alors que vous vous sentez exclu et de la fête et de la simple flânerie. Qui réintroduirait dans votre vie cet état nourricier qu'est l'intimité ; cette qualité oubliée depuis combien de lustres : la Saveur !
Je n'ai pas à suggérer à l'homme ce qui, le mieux, séduirait une lectrice en mal d'âme-sœur ; mais femme, et désireuse qu'on flatte ce que j'aurais « de plus profond en moi – ma peau », le reste en découlant, je ne manquerais pas de glisser en mon message cette précision : « Souhaite rencontre homme […] aux belles mains, aux mains de potier. »
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Que tu existes, toi que j'ai attendu longuement, désespérément parfois, comme une consolation passée, future, et que tu te ressembles, voilà qui me ferme les yeux d'incrédulité, de gratitude envers le sort.
Tu représentes ce qui ne pouvait arriver et qui néanmoins est survenu, contre toute vraisemblance. Et l'on ne peut que se taire devant l'inconcevable ; que renfermer en soi l'effroi d'une possible dépossession, si les dieux revenaient de leur distraction.
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L'amoureux
« Mon amour… » Ces mots démonétisés que l'on eut mille fois sous les yeux, quelle déchirante détresse nous vient à les prononcer, quand c'est avec la sensation de les inventer à l'usage d'une seule ; d'y recourir pour la première fois au monde – et bien sûr de notre vie… Quelle affirmation – quelle preuve – de notre existence !… « J'aime, donc je suis » : c'est cela même, et jamais le donc n'introduisit conséquence de façon aussi péremptoire.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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