arbres
IV
Bien mieux que chez les conifères, c'est avec les feuillus que se manifestent la conjonction et l'amalgame des quatre éléments.
La terre est le socle, l'assise. Seuls et pour quelques minutes, l'éboulement, le séisme, la tirent de son inertie. Nous la foulons d'un pas confiant ; elle subit sans broncher les scarifications de la charrue, l'éventration du carrier.
L'herbe, la ronce, nous la dérobent ; mais c'est bien la terre – le sel de la terre – qui, avec l'arbre, surgit et s'étage sous nos yeux – d'abord en colonne puis, se ramifiant, en une nuée de lamelles, aux nuances de marnes vertes. L'humus s'est mué en faisceaux de fibres ligneuses ; il s'est édifié selon une rayonnante symétrie, un équilibre de forces où se conjuguent dispersion et stabilité. Nous n'avons d'ailes, d'ailerons. Réduits à nos ressources, la pesanteur nous astreint continûment. Et l'arbre aussi subit l'attraction terrestre, et son effort pour lui échapper a toujours ses limites, ô séquoias de Californie ! Du moins est-il figure de l'ascension, de l'évasion, et y a-t-il dans tout arbre digne de contemplation un haut-les-cœurs implicite qui nous fait redresser la taille, nous invite à l'élévation et nous confirme la prééminence de la station debout.
Dans la foule sans fierté des haies, des sous-bois, dans tout ce qui rampe ou buissonne sans jamais prendre ses distances avec la terre, et ne sait croître que dans la confusion, il affirme, il arbore son essence, son individualité.
Si riche en minéraux que soit le sol, l'arbre ne pourrait grandir sans l'eau. Devant un feuillage effervescent de marronnier, de tilleul, de charme ou de châtaignier, on croit voir fuser un roide geyser qui ne connaîtrait d'intermittences et dont la gerbe demeurerait suspendue. Ah! Il faut qu'ainsi loin du moindre ruisseau, une source profuse soit sous ce tronc qui d'abord la canalise avant qu'elle ne se distribue à la ronde et s'amincisse en limbes!
(Mais le botaniste invoquerait plutôt la puissance d'aspiration d'une masse de feuilles criblées de stomates ; d'un système où, par quelque alchimie, une eau ascendante se change en sève descendante, nourricière.)
Il est plusieurs « états de l'eau ». Qui longe, arborée, une rive de lac, une berge de rivière, s'avise-t-il qu'il voit à la fois une eau docile, en nappe, dans sa cohésion extrême, et une eau qui s'est érigée et, verdie, se dissémine et s'ébouriffe ?
L'ombre d'un feuillu n'aurait tant de fraîcheur, elle ne « mouillerait » pas si bien l'herbe, sous le couvert, si ne s'interposait, entre le soleil et nous, un amoncellement de parenchymes comme tissus de sève.
On assiste, à considérer l'arbre, à l'assomption, à la sublimation de la terre et de l'eau confondues. Et si le regard s'attache à la plus haute feuille, on y voit se dissiper ce qui a consistance et poids en ce monde. Peut-être même y surprendra-t-on, toute gangue renoncée, l'avènement de l'esprit.
Un arbre doit au sol et à l'eau ; non moins à la lumière. Se trouver sous le regard de l'astre, bénéficier de ses largesses – et il dispense l'or à foison –, est pour chaque feuille primordial. Or les courtisans se pressent en nombre, quitte à vous faire de l'ombre. Aussi le climat est-il, sous des dehors bénins, celui d'une rivalité, d'un antagonisme, qui renaissent à chaque aurore.
Selon leur port, l'ordonnance de la ramée, l'aspect des limbes, les feuillus accueillent diversement la manne solaire. L'olivier la change en un embrun de poussière d'argent ; le bouleau l'éparpille en pendeloques de luisants confettis. Que la brise visite le peuplier d'Italie, et la lumière devient ruissellement d'averse verticale, transversale, qui fait de l'ensemble un miroir aux alouettes. Mais, trop gorgé de nuit résiduelle, le feuillage touffu du chêne, du tilleul, ne nous apparaît que lamé de mica
Les peuples qui vénéraient le soleil, qui édifiaient à Ahura Mazda des autels du feu, avaient-ils conscience que l'arbre rend grâces au dieu à minuscules paumes levées, en une muette acclamation, et que, la brise aidant, ils répandaient des libations en son honneur ?
L'air, en ce beau jour, paraît figé. Image de la contention, le chêne ne bronche. Le hêtre, l'érable sycomore, ne sont pas moins pensifs. Nul frémissement n'agite les minces palettes du platane. Mais le bouleau nous avertit, de ses médailles pendantes : l'air est un fluide et qui s'écoule, ainsi que l'eau, sous la peau unie de la rivière de plaine. Nous avons pu nous croire épargné par une durée perçue comme stagnante : le feuillage diaphane, sans consistance, du bouleau capte en sismographe « le tremblement du temps ». Et que cela nous tienne éveillé : sa migration n'a de trêve, ni l'érosion de toute chose et de nous-même qui s'ensuit!
(Quoi de plus assuré qu'un grand chêne solitaire qui, de son pilon, se soumet la terre, et dont la membrure, le feuillage, font refluer l'horizon ? Mais la masse est telle ces rochers affouillés par la vague et les mollusques rongeurs. L'âme peut bien s'affermir à sa vue: que l'esprit n'oublie pas l'enseignement du bouleau!)
Ici devrait se placer un éloge de la brise. Nos tempes, nos joues, nos mains, lui savent gré de son pouvoir astringent comme si le moi, ses contours ravivés, en retirait davantage de cohésion. La brise, pour le feuillu, n'est pas simple et brève onction, mais – et que l'amant s'en souvienne ! – de ces caresses qui, lustrant ce qu'on nomme épiderme, pénètrent et réjouissent la masse.
Celles, fantasques, de la brise insufflent à l'arbre un état d'active nonchalance, de velléités qui, même tournant court, le font aspirer à l'Ailleurs. On a jeté l'ancre, le port s'est enlisé, mais l'espace bruit d'une voilure dans l'impatience de l'appareillage.
Il n'est d'essence d'arbre qui ne reçoive la brise à sa façon. Quand les conifères ne savent guère que filtrer, peigner, tramer ce qui les envahit, le peuplier d'Italie s'enfièvre d'un coup pour devenir une quenouille fourmillante de trémoussements, cillements, amorces d'essor ; et l'on croit voir une multitudes de bribes de mouchoirs agités pour un départ toujours remis. Ou le feuillage serait-il consumé en un terne brasillement ? Mais ce frisson d'eau vive à son étiage, sur un lit de gravier!…
Le chêne, lui, sait raison garder. Son feuillage multiplie les molles approbations de courtoisie de qui se veut d'humeur conciliante, non sans dissimuler, par des hochements de tête répétés, les objections qu'il pourrait faire, l'irrésolution où il demeure. Il a l'ossature d'un perclus, mais qu'on le tire de sa méditation, et il donne à l'esprit, par ses pesées du pour et du contre, une leçon de scrupule.
La brise courtise les feuillages sans plus se décourager, malgré ses intermittences, que ces amoureux du Grand Siècle qui faisaient parfois leur cour des années avant que la coquette ne se rendît. Mais l'air a ses crues, ses dévalements fougueux, ses emportements. Si le vent s'affaisse, rompu, au bas des parois à toute épreuve, à peine rencontre-t-il un arbre, qu'il fait sur lui main basse, le houspille, le pressure, l'échevelle, s'empêtre à demi en la nasse, s'en dépêtre et renaît, torrent lisse et limpide à courbure de méridien.
Grand être éperdu, révulsé, l'arbre lui oppose la coriacité de ses fibres aériennes, souterraines ; sa résolution de sédentaire invétéré, captif heureux de son sol, de ses alentours, qui hait l'outrance, la presse, et ces façons de soudard.
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l'arbre en poésie iv
Svelte / comme le tronc liquide d'un peuplier
Octavio Paz
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Qui sait aimer [le chêne] est aimé du silence.
Et l'oiseau bleu qui vit en ramé couve jalousement la légende du futur au goût de sève et de rosée.
Géo norge
L'arbre que l'hiver creuse et qu'il délabre
De terre à ciel est un chemin battu,
Avril aux tendres mains quand viendras-tu
Quand, rallumer tout le grand candélabre ?
Lanza del Vasto
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Qu'on ne me parle pas du calme des arbres, ni de celui d'un ciel nocturne. Ce serait mal connaître la nature. Elle donne, hélas ! l'exemple d'un duel ininterrompu, d'un mouvement qui se suicide et puise sa vitalité superbe dans la mort.
Jean cocteau
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Au temps du gazouillis des feuilles, en avril,
La voix du divin Pan s'avive de folie.
Stuart merill
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Toute la forêt trouble
Est une immense araignée.
Federico Garcia lorca
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Arbre, bocal d'oiseaux, feu de Bengale entre les îles !
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O pure élévation !
O pur surpassement !
Rainer Maria rilke
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Peuplier, à sa juste place
Qui oppose sa verticale
À la lente verdure robuste
Qui s'étire et qui s'étale
Rainer Maria rilke
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Comme ils prennent le vent, les ombres et la vie
Patrice de la tour du pin
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La malédiction habituelle aux végétaux : devoir vivre éternellement avec le poids de tous ses gestes depuis l'enfance. (Le pin, lui, « a une permission d'oubli. »)
Francis ponge
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Gaston bachelard
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L'arbre est l'être du grand rythme, le véritable être du rythme annuel. C'est lui qui est le plus net, le plus exact, le plus sûr, le plus riche, le plus exubérant dans ses manifestations rythmiques.
Gaston bachelard
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Les palmiers trouvant une forme
Où balancer leur plaisir pur
Appelaient de loin les oiseaux.
Jules supervielle
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Chaque arbre est un archer qui lance des oiseaux
Jules supervielle
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René char
Harpe brève des mélèzes
René char