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LETTRE OUVERTE À UNE JOURNALISTE
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Madame,
Je vous crois bien jeune. Il faut l'être pour, de bonne foi, écrire l'article très « Veillée des chaumières » où vous avez convié le téléspectateur à regarder l'émission de France 5 consacrée, dans la série « Demeures d'écrivains », au moulin de Saint-Arnoult qui fut celle du couple Aragon-Elsa.
Je vous cite : « cette visite inspirée restitue la symbiose artistique et l'éternel attachement romantique de ce couple unique. » Et le lecteur naïf, devant ces lignes, d'écraser une larme (par définition furtive) d'attendrissement.
Unique, certes, ce couple l'était.
Lui ? Un homme voué, sa vie durant, à la Posture-Imposture (les majuscules étant ici de circonstance), que rehaussait un orgueil notoire. Il n'est que de l'entendre déclamer ses vers [on a, de sa voix, maints enregistrements] avec une emphase, une complaisance, un contentement de soi, à faire pâlir d'envie le cabot le plus imbu de sa personne.
« Un éternel attachement », à l'évidence ! À cet égard, le commentaire final de l'émission où l'on évoque en quelques phrases la consternante mutation, à la fin de sa vie, du chantre d'Elsa en chasseur de « minets », est un chef-d'œuvre de litote et de jésuitisme mêlés.
Elle ? Une écrivaine (je réserve le terme d'écrivain à Colette, Virginia Woolf, Catherine Pozzi, Marguerite Yourcenar…) dont le visage, d'une terrifiante dureté, exsude la détestation de l'Autre. Il faut voir la distance, la réticence, le désaveu, se peindre sur ce visage excédé quand le Compagnon fait, pour la caméra, son numéro de poète-d'Elsa, tout en quêtant d'adhésion de la Muse !
Qui a dit qu'« il se pourrait que la vérité fût triste » ? Et je vous accorde qu'il est dérangeant pour l'esprit de penser qu'en un tel lieu, d'un goût, d'un raffinement extrêmes,
– les assiettes volaient !
J'affabule ? On peut bien récuser les confidences des familiers du couple, témoins embarrassés de leurs scènes de ménage. Mais cette lettre d'Elsa que je tire, pour votre édification, d'un catalogue d'autographes, document ainsi présenté :
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L.A.S. « E », Samedi [1943 ?], à Pierre SEGHERS; 6 pages in-4
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LONGUE LETTRE où Elsa Triolet expose la crise survenue entre elle et Aragon, appelé « Lucien ».
… « J'ai enjambé la fenêtre, Lucien m'a attrapé au vol, d'ailleurs ce n'était peut-être pas assez haut, mais j'y ai goûté, je veux dire que j'ai goûté à ce débarras qu'est la mort, au soulagement de la dernière minute. Ça ne m'amuse pas d'accuser Lucien, je connais son « utilité publique » et c'est bien pour cela que j'avais trop pris sur moi. Je lui ai donné d'abord mes parents, mes amis, mon métier […] Je n'ai jamais, jamais donné ma mesure, qu'est-ce que je dis – ma mesure ! Je n'ai même jamais eu l'occasion d'entamer quelque chose. […] Lui, qui me presse comme un citron depuis quinze ans ! Je peux être modeste, cela ne veut pas dire que je dois perdre le sentiment de ma dignité, me mépriser définitivement. […] Je ne suis pas faite pour vivre à côté d'un grand homme. Il y a là une place à prendre ! […] Je ne lui ai jamais caché que des aventures amoureuse et ceci, d'accord avec lui. […] J'ai honte comme une femme qui apprendrait qu'elle était la seule à ne pas se savoir cocue… […] C'est un écroulement définitif, irréparable »…
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De cette lettre de six pages (on en avait gros sur le cœur !), je donne ce qui figurait dans le catalogue, mais les citations suggèrent assez le degré d'exaspération, de rancœur acrimonieuse – et recuite – chez l'inspiratrice.
Et qu'on n'invoque pas les orages qui, parfois, éclatent sans préambule dans un ciel serein : voilà quinze ans – quinze ans ! – qu'on s'éprouve « pressée comme un citron » ; empêchée littérairement j'imagine, de donner sa mesure. En d'autres termes (« Je n'ai même jamais eu l'occasion d'entamer quelque chose »), voilà quinze ans qu'On lui fait de l'ombre, qu'On l'étouffe, la stérilise, la vampirise, tant le Maître avantageux, célébré, révéré, tire la couverture à Lui.
Aussi recrue d'avanies, d'humiliations, a-t-elle voulu goûter « à ce débarras qu'est la mort » Et de parler d'« un écroulement définitif, irréparable ».
Qu'à cela ne tienne : impavide, notre Poète de l'amour pour qui « la femme est l'avenir de l'homme », nous gratifiera encore d'un Nouveau Crève-cœur (1948), d'Elsa (1959), du Fou d'Elsa (1963). C'est qu'on n'abandonne pas volontiers un filon qui concourt éminemment à votre fortune… littéraire. Au nom, je vous cite, de « l'éternel attachement romantique » qui unissait les deux amants . (Méditez, voulez-vous, ce précepte de Valéry : « Entre deux mots, choisir le moindre ». En y ajoutant son vers : « Daigne chère écouter les choses que tu dis. »)
Ma paysanne de mère, d'un grand bon sens, assurait que « le papier laisse tout mettre ». Celui de votre glorieux hebdomadaire culturel ne fait pas exception à la règle, à ce que je vois. Je sais bien que le poète Patrice de La Tour du Pin a dit : « Tous les pays qui n'ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid… », mais il s'agit ici moins de légende que de farce.
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Veuillez me compter, Madame, parmi ceux qui ont pour vous une bien juste considération.
F.S.
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« Pour moi, Aragon était un monument d'hypocrisie. Il s'est sans doute senti libéré après la mort d'Elsa. Une horrible chipie. Enfin, tout cela n'est que supposition. Je sais pourtant, d'après ma propre expérience, que souvent ces tendances-là [homosexualité] préexistent au mariage. Je sais aussi, par des amis qui les connaissaient bien, que le mariage Aragon-Triolet, derrière les images et les Œuvres croisées, était une scène de ménage permanente. Et dès qu'ils étaient seuls, ils se lançaient des assiettes à la figure. Toujours est-il que ses tendances se sont manifestées à nouveau après la mort d'Elsa. Alors que le milieu surréaliste en général, Breton en particulier, considérait très mal la chose. Breton n'ayant que sarcasme et sévérité pour l'homosexualité. »
DANIEL GUÉRIN
Libération, 27 décembre 1982
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LES MURMURES DE L'AMOUR…
L'Amoureuse :
Il faudrait dire l'indicible joie, l'indicible frayeur que ta seule présence me cause ; la fine sueur de ma paume quand je t'enferme sous mes paupières.
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L'Amoureux :
Chaque matin, je te dédie ce jour :
Bonjour, ma tendre, ma profonde, ma conciliante et fraîche amie, et bonjour la joue du ciel effleurant ta joue.
Bonjour, ma tendre, ma profonde, ma conciliante et fraîche amie, et bonjour la joue du ciel effleurant ta joue.
François Solesmes, Les Murmures de l'Amour, Encre marine.
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