VAGUES
I
***La nuit des champs, celle de la forêt, sont pleines de fuites, de frouements, de cris de panique chaque fois que, dans le règne animal, "la mort saisit le vif". Mais il se fait souvent, à l'aube, un silence non de concorde mais de trève où les arbres nous paraissent plus pensifs encore. Tout un monde se tient coi dans l'attente du jour ainsi que se dissipent les murmures de l'assistance quand le rideau se lève.
***C'est à cette heure, entre l'aube et l'aurore, qu'on a le plus de chances, par temps calme, de voir l'océan prendre figure de lac que nulle brise n'effleure. Voici la pure étendue, sans accident, qu'on la nomme mer d'huile ou mer de demoiselle. Voici, fait d'une dalle unique sans fissure, le parvis d'un temple immatériel. À la volée, le prolongement, et son accomplissement, de la plage de marée basse, tendue comme drap bien tiré, où nous nous tenons. À peine si une lèvre d'écume suture le bord de la grève et celui de l'esplanade opaline.
***Quel doigt s'est posé sur cette "bouche d'ombre" que nous savons capable de brouhaha, voire de clameurs? Un dieu a-t-il figé la Création? Et quand prendra fin le sortilège? Ou quand surviendra l'épiphanie que ce suspens appelle?
***S'esquisse en nos épaules le mouvement d'ouvrir grands les bras: où le calme trouvera-t-il une aire plus vaste qu'en cette assise, en ce piédestal? Pourtant nous vient le sentiment de l'insolite. Le décor est certes en place, mais nous sommes venus assister au spectacle de... l'agitation, du désordre. Or, la scène est vide; on n'y voit pas même de personnages en quête d'auteur.
***Serait-ce un royaume en déshérence, ou tombé en quenouille, qui s'étend devant nous? Une totale aboulie frappe le visible. Et si elle allait nous gagner?
***S'est-on ému, en haut lieu, de pareille inertie? La terre garde, entre les dunes, des poches de tiédeur mordorée d'immortelles. L'espace marin, lui, a la densité de la froideur. Rétablir l'équilibre, et que la brise rompe cet envoûtement de Bois-dormant.
***Des brises, il en est de fluctuantes, de quasi perplexes; ou qui, au temps des acacias, des tilleuls en fleur, s'affaissent et se lovent. Celle de mer, en revanche, est résolue et vient vers nous au plus droit. Elle nous engage à lui faire face: "Tournez-vous vers ma source. Là est l'Origine, là le principe."
***À peine accourt-elle, que la dalle unie se change en verre dépoli; bientôt en un labour aplani par la herse. Puis en champ déboulis. Encore un peu de temps, et voici le pan d'une toiture où les lignes de lauzes ne cessent de se détacher, de s'affaisser. Nous avions vu, en l'étendue, une place spacieuse faiblement inclinée vers le rivage. Sa pente s'accusant, c'est à présent un versant proche de l'abrupt, que dévalent des strates de gravats.
***De la côte à l'horizon, s'échelonnent des falaises basses, crayeuses, qui s'éboulent – et renaissent de leurs décombres, en ravivant les lambeaux de neige terreuse qui les recouvrent. Entre elles, se distendent des vallons plats, gaufrés de linéaments de désert de sable: croissants de barkhanes et maillage d'ergs.
***
***Une affluence revêt maintes formes. Le plus commune est celle de gens qui se pressent en grand nombre en un lieu. Voici l'Afflux même. Que rien, en apparence, ne justifie, à moins que les eaux n'aient reçu un signal analogue à celui qui détermine les migrations.
***La place, à notre arrivée, était déserte; on n'y voyait âme qui vive, hormis la nôtre. D'où sort donc une telle foule? L'édifice serait-il pourvu de vomitoires multiples – car il ne peut s'agir de génération spontanée?
***Ceci encore: le déversement est universel. Pourtant, l'horizon ne déborde. Il se présente mêe en barrage-voûte à toute épreuve!
***Une affluence est d'un moment. Ce qui afflue a tous les signes et de la nécessité, et de l'inépuisable. Une crue de rivière, de fleuve, se résorbe. Cette crue des eaux, des airs, paraît devoir s'enfler jusqu'à ne nous laisser le moindre souffle. Et comble jusqu'à la voûte, de flots, de chuintements, serait alors l'espace.
***La rumeur de la forêt que pressure le vent, est égale, peignée, filtrée. Ce qu'on entend ici ne parle que de cohue, remue-ménage et bousculades; de blocs, en leur gangue de glaise, qui s'entre-heurtent.
***Que d'encombrement et de vélocité mêlées. Que d'un emportement à vous jeter bas!