vagues
II
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Nous avions trouvé un monde en état d'indifférence magnétique. Un influx lui est venu qui a rompu son équilibre. Et désormais régi, il nous fait face ; et sensible est l'unanimité des flots, des airs. Sensible, leur unique visée – notre personne ?
On nous désoriente et d'abord par l'entrecroisement serré de perspectives qui tient lieu d'étendue. Par la profusion et la diversité des images que le spectacle justifie. L'Élément est, certes, liquide. En témoignent, qui surabondent, l'étendue, nageoires dorsales, caudales, ailes de raies manta, échines de squales faisant surface, sursauts d'une eau qui se dépêtre de l'eau, bouillonnements de vasques, démembrement de fleuves pris dans les glaces… Mais les sensations associées au règne minéral le disputent à celles qui s'attachent à l'onde.
Voici, d'évidence, une montagne à sommet de dôme, de coupole. Or, un océanographe assurerait que nous sommes à l'altitude zéro. Les roches grenues sont réfractaires aux déformations – et celle-ci semble flexible et malléable à l'extrême ! Et quand vit-on des parois rocheuses se convulser dans l'instant ? Au vrai, nous sommes en présence d'un volcan éteint dont le flanc, latéralement fissuré, laisse échapper fumerolles et vapeur d'eau. Ou plutôt d'un versant soumis à solifluxion et à des coulées d'avalanches fragmentées par les ressauts de la pente.
Mais s'agit-il bien d'un mont unique au sommet érodé ? Tant de crêtes déchirées sont d'un massif jeune, peut-être encore en voie de surrection. Ce que contredisent ces buttes erratiques, au pied ennoyé de débris. Et surtout ce relief appalachien dont les degrés entraînent le regard du rivage à l'horizon.
Autre motif d'incertitude : nous nous savons en climat tempéré ; mais n'est-ce pas là un cirque glaciaire, ses gradins, ses roches striées, ses moraines, ses fronts de glaciers suspendus ? Et dirait-on pas des hordes de bisons polaires, à crinière enneigée, qui s'avancent en ligne, le mufle bas ? À moins que ces terrasses ne soient d'une carrière de lignite, d'anthracite, voire d'une mine d'argent à ciel ouvert…
Sans doute. Mais ces ailes d'arquebusiers qui progressent dans la fumée des canonnades ?…
Tel Fabrice à Waterloo, nous assistons, subjugué, à l'une de ces charges propres à renverser l'ordre établi. Une charge à figure d'émeute et de sauve-qui-peut ! Qui nous épargne ? Loin d'être hors d'atteinte, nous nous sentons agressé, rudoyé, par une massive grossièreté ; essoufflé par un climat d'offensive générale ; enseveli sous un déversement sans ajours ni terme. Imprégné de tumulte, on nous soumet à la vue de l'informe en perpétuelle métamorphose ; on refoule en nous les mots qui mettraient de l'ordre en nos pensées et nous permettraient de voir.
L'image du fétu de paille nous vient : que pèse l'homme, face à ce qui est soulèvement, transgression, subversion ? L'indiscipline est dans les rangs, mais les hordes ne dévient pas de leur trajectoire. C'est couverte de branchages que l'armée de Bollington marchait sur Macbeth. Ici, l'envahisseur demande à des rebords de chutes du Niagara, du Zambèze, à un déluge horizontal, de masquer son déferlement.
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L'Afflux. Une vibration de corde que l'on tend d'un geste brusque, occupe l'espace. Et la translation de congères, de girandoles de neige buissonnante, les brèves bourrasques de grésil, les épanchements de poussière de coraux ou d'os de seiche, les balles éventrées de coton, de laine non dessuintée, ne sont que dérivatifs. L'immense versant océanique est parcouru de boursouflements longitudinaux dont chacun est l'ubac d'une chaîne qui s'avance en un glissement uniforme et sans défaillance. L'œil peut bien goûter la plasticité des eaux locales, leurs esquives et leurs accouplements, l'esprit, lui, se sent accablé par l'ampleur et la rigidité du dessein collectif. Si large est l'ingression que nous pourrions nous croire ignoré du gros de l'armée, mais la brise de mer nous le signifie : c'est tout le visible qui converge sur nous en grande presse.
Le regard bronche, renonce, devant la prolifération des formes et leurs incessants avatars. La fluidité appelle des sensations d'aisance, de liberté. Mais quand elle nous prive de tout repère ? Quand elle érige l'impromptu, le fortuit et l'imprévu, en seul mode d'existence ? Et comble est l'oreille, du proche fracas liquide qui, spasmodique, ébouriffe les airs. Aussi devons-nous nous raidir pour maintenir droite la statue qu'ébranle et sape un monde en déséquilibre en quête de son assiette. Pour faire prévaloir les droits de la pensée parmi la confusion régnante. Et nos yeux de demander assistance à l'horizon que la constance et la rigueur gouvernent. (Ah ! faire avec lui une composition orthogonale !) Quant à notre peau, elle s'étonne d'échapper, à découvert, à un tel ruissellement de mousson d'été.
Plus spacieux qu'en nulle région terrestre est ici l'espace. Pourtant, comment peut-il contenir, émané des eaux, un tel volume de rumeur ? Les bruissements, clapotis, croulements de l'étendue étant ponctués des interjections riveraines, des froissis en expansion qui leur succèdent.
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L'Afflux. Venu de très loin, de très haut, dans un désordre ordonné, étagé. Sont dites eaux sauvages celles qui, nées de la pluie, de la neige, n'ont pas atteint un lit où se couler. L'épithète d'ensauvagées conviendrait à celles-ci qui entremêlent, dans une déflagration qui se propage du sommet à la base, cascades, rapides de torrent, geysers et résurgences.
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