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***************************************************************VAGUES
*III
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Nous avions cru à une avancée de fantassins ? À présent que le conquérant touche presque au but, accru des renforts issus d'une levée en masse, nous pouvons nommer le mode d'incursion : la chevauchée. Une harde de mustangs encore insoumis désarçonnent le cavalier en touchant le rivage – et s'effondrent. Tout près de nous s'affaissent pêle-mêle croupes, poitrails, encolures, après force ruades, croupades, enjambements et galops volants de l'art assyrien.
Encore faut-il nuancer. « Force qui va », les cavaliers se ruaient vers les confins de l'Empire : les repousser ; conquérir et s'annexer de nouveaux domaines. Une bonne part de l'armée peut, en la circonstance, faire la preuve de sa bravoure en s'éventrant sur les écueils, en se mesurant aux côtes escarpées – et quelles joutes s'ensuivent, où volent les éclats de lance, les lambeaux de pennons ! Et l'assaillant de charger la muraille en aveugle, sans relâche, ainsi qu'on s'efforcerait d'enfoncer une poterne à coups de boutoir. (Que rien ne cède dans le mur d'enceinte, ne décourage pas l'attaquant qui paraît disposer d'inépuisables réserves d'opiniâtreté dans le défi.)
En revanche, quel n'est pas le désarroi des colonnes enclines à l'affrontement à ne rencontrer – ô plages ! – que penchant à la soumission et, davantage, promesse d'une couche où se vautrer ; où résoudre sa puissance en caresse ! On était le Barbare, venu des steppes, des toundras – et l'on aborde une contrée tout unie, dont les contours de ménisque, d'amande, le sommeil qui la jonche, vous portent à l'abandonnement.
Aussi les côtes sablonneuses ne sont-elles que guirlandes de longs soupirs d'aise par quoi s'exhalent une vigueur, une vivacité, d'un coup sans objet. Et le mouvement tournant des nappes d'écume dit qu'en les eaux soudain déconcertées, l'indécision et l'embarras ont remplacé la détermination.
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C'est en un tel rivage qu'il faut se tenir pour saisir, en son entier développement, l'agent majeur de toute progression, de tout revirement des eaux marines : la Vague. La côte abrupte en rompt le cours, la démembre en fusées, en plumets d'herbe de la pampa. La confusion de l'engagement, les mutations en un éclair des formes et des nuances, étourdissent nos sens, provoquent l'aphasie. On ne perçoit plus que foule piétinant, s'entrechoquant, qui tente par enlacements, élancements, de s'agriffer aux aspérités de la roche. (Ce ne sont, sur la paroi, que paumes et ongles effilés qui lâchent prise.) Et il est vrai que tant de fougue déployée – qui donne à l'air une saveur de poudre – fait de nous le témoin d'un tournoi digne de la chronique. Mais c'est aux esprits légers que la grève paraît moins pittoresque que la falaise.
Une concavité liquide vert d'eau à crête acérée ornée de casoars, brasillante de tronçons de glaive, pique vers la côte, figure de l'inexorable, de l'imparable. Il serait vain d'espérer que le flot va dévier ou se résorber : son avancée est une longue glissade rectiligne – en patinoire, ou la course d'un oiseau à vol nul, les ailes éployées. Mais sans doute cela tient-il encore du dévalement de la boule de neige, à voir la vague s'enfler au point de perdre sa crête – qui se détache et croule à l'avant, dans un foisonnement de gypse. Et nous, de sentir peser sur notre face ce qui vient, plus haut que nous et gosier ouvert.
Quel obstacle la vague vient-elle de rencontrer, à peu de distance ? La voici qui se cabre – comme révulsée par l'épreuve imposée ? Ou torpillée dans son essor ? L'énergie qui la propulsait la hisse d'un coup dans le regimbement. On voit fuser du sol des faisceaux de cannelures vitreuses ; la tête de la vague se recourbant. Une poigne ploie la masse dans un ample mouvement hélicoïdal, dans une collision de vitesses – ascendantes, transversales, descendantes – qui nous dépenaille le regard. (Mais les belles courbes de nébuleuse spirale, de coquille de conque – pour tritons – que nous vîmes !) Une gueule de baleine s'ouvre, fanons arborés. Elle happe le vide et se referme. Et l'espace s'effondre avec les eaux, ébouriffant le jour de candeur, ainsi d'une floraison de cerisiers qu'une tornade arracherait.
Jaillit en éventail une tenture de dentelle ; peut-être de glace bulleuse ou spongiforme. Nous en garderons l'image d'une troupe, se tenant par la main, qui nous faisait la révérence. Juste avant que le rideau ne s'abatte dans une ovation effervescente. Le régisseur, à l'horizon, ne cillant pas.
À la fois tremplin et chausse-trappe, la plate-forme littorale conduit la vague au suicide, sans dissuader le gros des troupes de son dessein : regagner des frontières naturelles que l'on dut abandonner et qui, depuis, béent à longueur de plages, par toute cavité de falaise, par chaque amas de galets qui se sent une vocation de frayère.
Alors, quand le déséquilibre aura pris fin, les marges de l'empire réoccupées, le globe terrestre sera en ordre. Et l'homme pourra contempler, avec une sensation de poitrine à son comble, la stable étendue d'une étale de haute mer.
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