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VAGUES
VI
Saveur des vagues qui ne retombent pas
Elles rejettent la mer dans son passé.
René Char
– « Vous avez parlé d'ergs et de barkhanes. Ne sont-ce pas là des termes propres au désert ? »
Assurément, mais je vois dans l'erg une mer apparemment figée, comme fossile, avec, à perte de vue, des vagues dont la conformation semble l'épure des flots marins. Nul épanchement d'écume, certes ; nul renversement, déferlement de la masse : un charme, tombé d'un ciel impavide, tient le paysage sous hypnose.
Immobilisés, sont les longs rouleaux parallèles de la houle ; stables, les pyramides érodées nées de la rencontre de plusieurs chaînons aux versants sinueusement striés de vermoulures ou des sillons d'une herse – réplique des ripple-marks des dévers de plages au reflux.
L'océan est de l'instant, du reflet fugitif, de l'incessante métamorphose Ici, en ces contrées subjuguées, s'impose le mot de Saint-John Perse pour qui « l'éternité bâille dans les sables ».
Le sable. Ce qui frange les falaises ; ce que la nappe littorale égalise d'une volte de la paume, comme pour offrir à l'humain l'esplanade et la couche conjuguées. Celui du désert, en revanche, se fait obstacle montueux et ne tolère le vivant. (Que les carcasses éparses l'en avertissent !) Il le désoriente mieux que ne ferait une forêt ; il l'exténue par dessiccation. Ainsi vit-on maints conquérants vaincus par l'infime : il suffit qu'il soit en nombre infini.
L'impatience, l'agitation, la brusquerie, sont des eaux océaniques ; la constance, l'apathie, sont du désert – océan minéral assujetti à l'écorce terrestre, et que seul le vent peut émouvoir.
Que s'offre à celui-ci un empire liquide à parcourir, et on le voit précipiter, en un halètement désordonné, la respiration des flots ; brouiller leurs contours, insuffler la violence dans ce qui n'était que vigueur ; se conduire en joueur d'échecs qui, mat, renverserait, du tranchant de la main, les pièces du jeu.
Mais en présence du désert, le vent donne libre cours à ses pouvoirs de polisseur ; et c'est plaisir de les exercer sur un relief aussi friable. Il faut des siècles aux vagues pour user le roc, de leurs gencives. Un flanc de dune cède de ses grains à un souffle soutenu – et il en scintille, en poudroie. Le temps océanique est heurté, malmené, traversé d'éboulements, de fractures. Que se lève le vent du désert, sauf en tempête, et s'établit un temps de sablier,égal et mince. Proche du temps sidéral ? L'infiniment petit, l'infiniment grand, s'amalgament en un chuintement uni qui erre dans l'espace, si éloigné des tuttis de grand orchestre des océans.
Le vent, le sable. Le vent de sable. Le vent qui s'est fait sable de corrasion. Nous voici face à l'incorruptible, à l'intemporel. À la longanimité. Et l'on conçoit que des hommes en quête du divin aient préféré le désert à une cellule monacale. Où trouver une rumeur qui vous susurre aussi obstinément les mots de poussière, et d'ossements ? Celui, non moins distinct, la diérèse de rigueur, d'enfouissement ? L'océan a des débordements d'une heure ou d'un jour, mais l'avancée pateline, insensible, d'une vague de sable ! Nul raz-de-marée brisant l'enclos, dévastant les édifices de l'homme infatué de soi. Mais procéder comme neige tombant de nuit en silence jusqu'à obstruer ses chemins ; et, grain à grain, l'assiéger, l'étouffer d'un bâillon de sable ! Mais réduire sa palmeraie à des bouquets de rameaux étiques ; mais éteindre tout à fait le bredouillis des sources !
Qu'une vague tapageuse abatte l'homme, et on le voit souvent se relever. Celle du désert le rature sans autre bruit qu'un grignotis de hamster.
Il est de grands déserts littoraux, tel celui de Namibie. Deux empires coexistent alors, le rivage pour frontière commune. Nul affrontement. Tous deux, par marée montante, sont tournés vers le continent. Une même dissymétrie affecte leurs vagues. Un même vent chevauche les versants en pente douce, et tout le paysage en est orienté. Bien que perclus de pesanteur, le désert ne saurait redouter ces hordes d'assaillants dont la progression se résout en piétinements de vigognes, soumis à revirements périodiques. Tandis qu'avancer à pas de loup comme les ombres du soir, sans même avoir à craindre la mort du soleil. Mais être – ce qu'apprirent Sumer, Assur, Ninive et Babylone – la forme ultime, irréductible, du créé !...
Beauté de l'erg ! À perte de vue, une étendue d'orbes semi-fermés où s'esquisse le hamac ; un champ d'accents circonflexes ; une nuée de grands oiseaux étendant, ployant leurs ailes pour l'envol ; une armada, voiles hissées ; innombrable, la figure de l'élan, de la détente, en leur amorce ; de la palpitation du minéral. Ce n'est plus « Zénon immobile à grands pas », mais l'océan accourant sur place ; mais – avec arrêt sur l'image – la pullulation de l'afflux. Et comme les vagues se donnent la main, ainsi que dans le jeu de l'épervier ! Et le beau mime de l'empressement ordonné !
Quelles régions du monde abondent, plus que les ergs, en formes féminines ? Ici, des femmes allongées sur le ventre, côte à côte, nous rappellent la flexuosité de leurs dorsaux, le rebond de leurs chutes de reins ; là, ce sont des torses d'adolescentes travaillés par la surrection de seins à pointe mousse ; ce croissant de barkhane s'est modelé selon la courbe d'une hanche d'odalisque ; partout distincts ou assemblés, fondus, des linéaments suggèrent, au féminin, épaules, tailles, genoux et flancs, sangles abdominales, bassins et croupes, et confluents de cuisses – aines parfaites.
Acerbe est la crête des dunes, à l'image des contours de jeune femme, mais, comme eux, adoucie d'un pollen de suavité. Ce qui nous vaut des ombres onctueuses où passe le mouvement d'une main d'homme qui, planante, se relève en fin de caresse.
Si je me tais, c'est que j'entends le Sage murmurer :
« Mon œil pourrait se réjouir de ce que vous célébrez. Mais vos vagues de toute sorte portent en elles la soif et l'âpreté, qu'elles disséminent dans les airs. Et de même la femme. Laissez-moi préférer le filet d'eau qui sourd de la roche et que je recueille au creux de mes mains accolées. Seule, avec quelle douceur, quel discernement, elle sait me parler de concombre, de cresson, de pastèque, de cœur de salade et de menthe poivrée qui croît au pied des margelles de puits… »
À quoi je ne trouve rien à répondre.