L'ECRITURE AU FEMININ II
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La Vieillesse selon Simone de Beauvoir
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Roland Barthes, dans Le Degré zéro de l'écriture, voit dans L'Étranger, l'exemple d'une « parole transparente », d'une « écriture indicative » « de journaliste », « impassible » ou « plutôt une écriture innocente », par laquelle s'accomplit « un style de l'absence qui est presque une absence idéale du style […] »
Je n'aurai pas l'outrecuidance de chiffrer le degré de l'écriture dans La vieillesse, ouvrage valeureux, d'inspiration généreuse et d'une information qui confond. Je sais seulement que nous attendons encore qu'une femme « qui sache qu'écrire est un art », quitte à s'exposer au reproche fait à Camus de (trop) bien écrire pour être crédible, nous dise, par un Journal rédigé avec une lucidité suraiguë, ou par le biais d'une œuvre de fiction, ce qu'elle éprouva quand les hommages masculins qui l'importunaient par leur fréquence et leur lourdeur, se firent plus rares ; quelles griffures de l'âme lui causèrent le premier cheveu blanc, la ride qui ne devait rien au sourire ou à l'étonnement, l'encombrement de la taille, la démission des seins. Et comment vivre une ère d'indéfinis renoncements dans la mise, les fêtes, les loisirs, la vie affective …
Comment vivre la désaimantation d'un corps, quand il garde, lui, des exigences qu'il faut taire. Ce qu'il ressent, déjà, quand les caresses qui lui donnaient le courbe éclat d'un pommeau de merisier, se font réticentes, embarrassées qu'elles sont par la granulation, la flaccidité de votre peau.
Quelles pensées viennent à celle qui s'interroge : « Ai-je passé le temps d'aimer ? Celui de l'être ? », ou qui retrouve une liasse de lettres d'amour, des portraits du temps où un homme, des hommes, se donnaient l'illusion, par la photographie, d'avoir prise sur elle. Et passe encore, en leurs clichés, leur convoitise irritée de ne jamais posséder, de votre corps, que son image – alors que vous n'avez plus que le statut de figurante ou de donatrice, dans les tableaux de famille.
« Regardez-vous toute votre vie dans une glace, dit Cocteau dans Orphée, et vous verrez la mort travailler comme des abeilles dans une ruche de verre ».
Quelle femme nous dira ses rapports, au fil du temps, avec les glaces et les miroirs ? On les enfermait autrefois en de riches bordures de bois, de métal ouvrés – pour donner à la beauté qui s'y mirait un cadre digne d'elle ?; pour balancer les ravages des ans ? Ceux du logis se laissent apprivoiser, c'est affaire d'éclairage, d'approche selon un angle favorable. Mais, au dehors, les glaces des magasins – à l'état sauvage – plus promptes que vous, ainsi que toujours le regard que vous décoche la mer précède le vôtre, vous cinglent à pleine face, d'une image où vous lisez votre défaite.
Irrécusables, sont cette peau jadis au plus juste, qui s'engrisaille, se fronce, et laisse sourdre l'envers qu'elle contenait si bien ; ce visage d'une inconnue qui pourrait être votre aïeule.
Pour avoir mesuré les pouvoirs sur l'homme de son apparence quand ses contours étaient ciselés, la femme vieillie à la « sincérité intrépide » que nous appelons de nos vœux, ne devrait nous taire ses confrontations successives avec la glace de la salle de bains ; ses sentiments devant le portrait d'elle qu'une eau douce devenue eau-forte lui renvoie. Le temps écaille les peintures sans en rien révéler qui ne soit connu. Mais le visage qui se distend, se fissure, laisse transsuder ce que le vernis de la jeunesse nous masquait.
Nous importeraient les états d'âme de celle qui voit sa mansuétude intrinsèque s'épandre sur sa face, estomper ses rides ; à demi combler, comme brume de vallée, les sillons qui mettent sa bouche amincie, désaffectée, entre parenthèses.
Mais bien davantage les pensées des femmes chez qui l'écaillure du visage met à nu, désormais patentes, l'inanité, la bêtise ou la vilenie, et que leur miroir vitriole de la grimace figée, indélébile, des Vieilles de Goya.
Il n'y eut jamais, chez elles, de lampe intérieure ; mais une peau dense, un modelé plaisant, captaient, s'assimilaient l'éclat du jour, se conciliaient les regards. Que les traits se distendent, que la peau ternisse, et le visage laisse paraître l'assise, ainsi qu'élimée, une riche étoffe montre sa trame.
Raviné, délaissé des regards, il devient figure – et qui n'a jamais rencontré celles d'étourdissantes caqueteuses dont certaines maniaient avec brio, un rien forcées, exclamations de surprise et d'admiration ?
Encore, les entendant jouer leurs sentiments, ne percevions-nous que leur futilité sous-jacente. Mais est-elle éteinte, la race des commères qui, dans les petites villes de province, écartaient le coin d'un rideau de fenêtre ?
La vie est, pour chacun, une mise à découvert. Celle-ci a plus de rigueur pour la femme dont les grâces extérieures dissimulaient la noirceur d'âme. Pour elle, qui ne peut plus s'avancer « masquée », la défroque charnelle procède, à l évidence, jusqu'à la caricature, des manques, petitesses et vices du tuf. Voici, manifestes, l'acrimonie, la dureté, la hargne foncières. Elles marquent non moins des visages de vieillards ? Mais, les voyant, avons-nous alors le sentiment d'une imposture qui aurait pris fin ?
C'est que longtemps, notre convoitise aidant, la femme peut faire illusion ; l'homme inférant, du dehors, une vie intérieure accordée à l'apparence.
La vieillesse n'est, au féminin, trahison, motif à déplorer une « marâtre nature », que pour celles dont la vie, le commerce avec autrui, trouvaient en leur aspect, cette conformité de forme et de fond qui nous réjouit dans un beau style.
La femme d'âge qui voit faire surface, avec la gangue originelle, ses carences d'âme et de cœur que pulpe et carnation nous déguisaient, aurait-elle le courage de se dire – de l'écrire : – « Je ne puis plus donner le change. Se peignent à nu ma difformité de cœur, mon étroitesse d'esprit, une malignité active qui n'eût de trêve – que les fards, loin de les voiler, accusent. Et je conçois que les regards se détournent d'un visage cisaillé, distendu par la malveillance. Ce que je ferais, me rencontrant. »
Ce qui précède n'est que linéaments d'un univers charnel, mental, affectif, à inventorier et à traduire. Alors porterions-nous sur nos compagnes vieillissantes, sur leur difficulté de composer avec le temps, bien plus grande que la nôtre, l'empathie que ne sut tout à fait tirer de moi le savant, le volumineux ouvrage que je referme.
Du moins en garderai-je, pour mon usage, ces paroles judicieuses : « Pour que la vieillesse ne soit pas une dérisoire parodie de notre existence antérieure, il n'y a qu'une solution, c'est de continuer à poursuivre des fins qui donnent un sens à notre vie : dévouement à des individus, des collectivités, des causes, travail social ou politique ; il faut souhaiter conserver dans le grand âge des passions assez fortes pour qu'elles nous évitent de faire un retour sur nous. »
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
L'âme, le cœur et la chair confondus et dispersés ainsi que le sont mes cheveux par grand vent : la terre est mouvante aujourd'hui…
Avec toi, je puis accepter ce qui altère ou détruit – et d'abord le temps.
Vieillir ? Avec toi, oui, je consens à vieillir.
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L'amoureux
Il faut se conduire, dans l'amour, comme si – tels les dieux de l'Olympe – l'éternité nous était consubstantielle.
« Ma gloire est sur les sables », dit le Poète. Et moi, plus modestement, je tiens que ma gloire est sur ton corps. La gloire de mes mains. Et je l'affirme : je ne me passerai pas de cette gloire-là !
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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