L'ÉCRITURE AU FÉMININ
II LA VIEILLESSE SELON SIMONE DE BEAUVOIR
II LA VIEILLESSE SELON SIMONE DE BEAUVOIR
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« Il y a quelque chose que personne n'a jamais fait et qui serait un sacré livre, c'est le livre de la vieille femme. Cette expérience d'après, qui est très grande, qui n'a presque plus de mots. Je veux dire que les mots n'expriment guère ; qui est en quelque sorte au-delà des mots et qui est une expérience très profonde, biologique. La grand-mère qui ne serait pas un personnage ridicule de chansons, mais quelqu'un qui dirait la vérité. Ce serait une création extraordinaire, alors que le grand-père, on s'en fout. »
(André Malraux à Madeleine Chapsal, 1976)
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André Malraux avait-il lu La Vieillesse de Simone de Beauvoir paru en 1970 alors que l'auteur avait 62 ans ? Fruit d'un long labeur, l'ouvrage vaut par la fermeté, la clarté du propos, l'ampleur et la diversité des lectures préalables à sa rédaction. L'exposé, qui se veut exhaustif, entend dénoncer la condition faite aux vieillards en nos pays « civilisés ».
Le propos est daté ? Notre regard sur le grand âge, le sort qu'on lui réserve, ont-ils tant changé ? Maintes analyses du livre où s'exercent pénétration, sagacité, échappent au temps et au lieu.
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Je lis. Ou plutôt j'écoute une brillante conférencière de grande culture traiter son sujet en ethnologue, sociologue, philosophe, militante, historienne, humaniste, clinicienne, sexologue. De quoi tenir l'esprit en cette disposition que lui donne un propos intelligent auquel il peut souscrire. « Je "comprends" ce qui m'est dit. Je le fais mien dans une adhésion continue. J'aurais donc pu le formuler ! Quelle aise me vient à m'éprouver pleinement "roseau pensant" ! Quelle sécurité d'esprit je ressens à m'aventurer en une contrée mal connue de moi avec une guide qui en a exploré tous les recoins ! Que de faits, d'anecdotes, j'ignorais, dont elle émaille avec pertinence ses remarques ! Qui, pourvu d'altruisme, ne saluerait la péroraison finale aux accents de réquisitoire : "La vieillesse dénonce l'échec de toute notre civilisation." ? Qui ne partagerait le vœu – pour utopique qu'il fût –, par lequel s'achève l'ouvrage : "C'est tout le système qui est en jeu et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie."»
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De ce livre salubre, nécessaire, on sort informé. Comme nous le sommes par un quotidien, une revue, même si la plume du journaliste, du chroniqueur, n'a pas l'autorité de celle de Simone de Beauvoir. L'auteur, au seuil de la vieillesse ne pouvait nous donner « la création extraordinaire » dont rêvait Malraux. L'eût-elle voulu (ce n'était pas son projet), qu'elle ne nous aurait pas plus touché, modifié, qu'en ces 900 pages qui semblent épuiser le sujet. Et c'est ici que paraissent les limites d'une écriture qui ne nous dit jamais plus que ce qu'elle exprime. L'écriture du strict constat, de la simple relation : « Je vous rapporte uniment ce que j'ai lu, constaté ; ce que nous enseignent témoignages et statistiques – et qui m'a indignée… »
La voix est entraînante, assurée. Catégorique. Sans un flottement, on dépeint, analyse, explicite. La langue ? Celle, sans fioritures, du commerce entre esprits rationnels, de bonne compagnie. Nous ne pourrons plus nous dire ignorants du « naufrage » de la vieillesse, du sort que la société lui réserve.
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Le dernier mot formulé nous rend au décor de notre vie, à nos soucis, nos projets ; à notre perpétuelle distraction, celle qui nous permet de ne pas envisager notre propre déclin. L'immédiat, au reste, nous requiert. Aussi l'ouvrage rejoindra-t-il, en notre mémoire, les traités, enquêtes, reportages que doit connaître l'honnête homme.
C'est l'auteur même qui nous dit en passant : « Savoir n'est pas éprouver ». Ce qu'illustrent cent citations de grands écrivains ayant gémi sur leur vieillesse. Et, chaque fois, celui qui écoutait de confiance se dévider un exposé clair et nourri, sent une voix singulière, étrangement captivante, pénétrer en lui bien plus avant que celle de la pédagogue. On lui parlait dans la langue commune, qui suffit aux échanges. Mais cette voix qui s'élève, – à la lettre inouïe et néanmoins d'emblée intelligible, au point de lui paraître relever de sa langue natale, oubliée, tant sa nouveauté lui est sensible –, cette voix s'imprime en lui avec une instance qui l'étonne.
Il croyait écouter ; il ne faisait qu'entendre, et suivre à mesure le mouvement d'une pensée de bon aloi. Il entendait couler sans heurt, sûr de sa pente, un menu flot, égal et clair. Lequel se mue, à chaque citation, en une parole plus ou moins chargée d'amers, au cours inégalement embarrassé, mais d'une autre essence, ainsi de l'agate incluse en la meulière.
Cela tient parfois de l'expiration d'un être à bout de souffle ; mais que cela sait donc éveiller en nous des fibres bien enfouies ! Et nous prendre à témoin, et nous faire partager une expérience à la fois universelle et unique. En termes garants par leur choix, leur agencement, de sa véracité.
Lisant, nous vérifions qu'il est des voix à brève propagation, comme s'éteint, d'un doigt posé, le bord d'un gong qu'on a frappé, du verre de cristal qu'une chiquenaude faisait vibrer. Et d'autre voix que l'on tiendrait pour murmures, balbutiements, mais qui s'établissent en nous par leur coloration, leur timbre, leurs accentuations.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Tu as, en m'aimant, tiré de moi un être dont je reconnais les traits, dans la glace (ce sentiment du déjà vu…) et cependant dont l'étrangeté me fait, avec angoisse, interroger mon reflet – et moi-même : – Qui donc es-tu, au juste ?
Oui, qui est-elle, cette étrangère en moi, que tu aimes ? Et du coup se révèlent de grandes régions innomées
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L'amoureux
Il y a les moments où tu me fais face, et ceux, non moins délectables, où tu es, en marge, la figure de ma patience.
Les moments, encore, où je lis, j'écris, et où tu surgis sans crier gare et submerges les mots (la belle et douce dévastation !) avant de reprendre ta place, à gauche, un peu en retrait, là où est ma lampe.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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