II LA VIEILLESSE SELON SIMONE DE BEAUVOIR
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Se déploient en l'essai de Simone de Beauvoir les ressources d'un esprit éminemment, exclusivement logique ; et comme celui du lecteur n'est pas dépourvu de cohérence, qu'il goûte le jeu des idées, il peut anticiper sans grand risque d'erreur le mot qui va suivre. Avec l'écrivain de race, c'est un autre mot qui va survenir, inattendu mais fort d'une évidence qui nous le fait paraître irremplaçable ; d'une nécessité qui nous surprend et nous convainc dans la même impulsion. Un mot à longues franges, ou dont le sillage nous rappelle celui qu'un vin généreux laisse en notre gorge.
L'entendant, notre attention s'accroît, comme si tout le corps se mettait en état de mieux percevoir ce qui, exprimé de façon si étrange, lui donne un sentiment d'aubaine.
Un conférencier, un professeur, s'adressent à un auditoire. Voici qu'on nous parle, en manifestant une telle suprématie de vision, de formulation, que nous lui faisons d'emblée soumission. Quelqu'un nous fait paraître approximative, émaciée, toute autre voix que la sienne..
Ainsi fait la rumeur marine ou l'expiration forcée, indéfinie, d'une forêt sous le torse du vent. Ainsi fait – et cette voix aussi semble descendre de l'éther – l'alouette invisible qui disperse ses trilles à la ronde, et l'azur en brasille.
Nous écoutions un être bien-disant. Celui qu'on nous cite est parfois sans manières ; un grammairien sourcilleux critiquerait sa manière d'assembler les mots. D'où vient donc son pouvoir d'alerter d'autres sens que notre ouïe, d'autres facultés que notre entendement ? De nous faire aller, avec bonheur, de menues surprises en infimes dérangements, remises en cause ? Puisque nous comprenons l'auteur cité, c'est donc qu'il parle le langage qu'on nous apprit, sauf qu'il ne fait pas le même usage que nous du lexique ; qu'il sait ménager, entre les mots, des mariages et de raison et d'amour ; qu'il image son propos. Et c'est ainsi qu'on voit des unions saugrenues voire improbables, avoir une postérité refusée au commun, à croire que sa parole, telle celle de l'Esprit fécondant Marie, a des vertus séminales qui opèrent sur tout notre être.
Notre intellect acquiesce quand on lui assure qu' « aucune impression cénesthésique ne nous révèle les involutions de la sénescence. » Ou que, pour comprendre comment le sujet vit sa vieillesse, « on ne peut prendre de celle-ci ni un point de vue nominaliste, ni un point de vue conceptualiste. » Mais celle qui nous parle est si consciente des limites de son discours, qu'elle nous dit : « L'écrivain […] ne prétend pas livrer un savoir, mais communiquer ce qui ne peut pas être su : le sens vécu de son être dans le monde. Il le transmet à travers un universel singulier : son œuvre. L'universel n'est singularisé, l'œuvre n'a une dimension littéraire que si la présence de l'auteur s'y manifeste par le style, le ton, l'art qui porte sa marque. Sinon on a affaire à un document, qui livre la réalité dans son objectivité impersonnelle, sur le plan de la connaissance extérieure, et non en tant qu'intériorisée par un sujet. »
Le mélomane sait distinguer, dès les premières mesures, Chopin de Liszt, Mozart de Haendel. Un bon lecteur sait, dès les premières phrases, quel grand auteur s'adresse à lui. Ne lui aurait-on pas indiqué qui on allait citer, qu'il ne s'y tromperait pas. « Hier soupire l'un ! Demain, soupire l'autre ! Mais il faut avoir atteint la vieillesse pour comprendre le sens éclatant, absolu, irrécusable, irremplaçable de ce mot : aujourd'hui ! » – Cette véhémence martelée, ces mots qui chargent, se serait dit le lecteur, c'est bien là Claudel. Le propos que l'on me cite à présent, scrupuleux, dont les termes sont pesés au trébuchet, c'est tout Gide ! Et si l'essayiste m'avait mis sans préambule devant le fier incipit : « Grand âge nous voici ! … âge de braise et non de cendre ! … », je me serais exclamé : « Et voici Saint John Perse ! » En revanche, comment, privé de référence, le même lecteur pourrait-il attribuer avec sûreté le discours qu'on lui tient à tel auteur entre mille ?
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Que j'ai de plaisir à marcher avec toi dans les rues, quand on s'effleure, se heurte à peine, tant on s'éprouve, on se veut proches… (« Viens dans ma poche !… » me disait ma mère, agacée de cette entrave à son flanc.) Sans compter ce que tu me glisses alors à l'oreille !
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L'amoureux
Tu me fais vivre dans le luxe – et d'abord dans l'ordre temporel où j'accueille désormais les heures avec une avidité qu'on pourrait qualifier de douce rage de vivre. Mais tu connais bien sûr ce présent où l'on devance le temps, fort de tout le passé.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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