ÉCRIRE COMME ON CRIE (3)
µ
µ
Un numéro de « Sorcières » traitait de la prostitution et donnait largement la parole aux… pratiquantes.
Cette activité peut être masculine ; elle ne nous fascine jamais plus qu'exercée par la femme. À celle-ci, nous associons des images solaires de jardin, de rivages d'été, de rues où l'on flâne, de boutique en salon de thé. Et nous voici sommés de considérer la face d'ombre de ce monde : le mur où l'on s'adosse, le trottoir où l'on marche en … péripatéticienne, le Bois, la nuit venue, le bouge sombre, porte ouverte, ou l'hôtel équivoque.
Et l'étonnement, le malaise, nous viennent comme devant un spectacle contre-nature. Nous voyons là un déni de ce que nous prisons, goûtons, et parfois révérons. Ce retour au limon originel d'une chair à belle carnation ; cette parodie grotesque ou sinistre de l'Acte entre tous ; ces faveurs monnayées en ce qui nous semblait exclure la vénalité et ne devoir qu'à l'amour dans une adhésion, une gratitude réciproques – quel fourvoiement dans les rapports humains, quel avènement de la disgrâce et du difforme !
Il faut en convenir : toujours il y eut des lieux funèbres où s'amalgament, indissociables, éros et thanatos ; où rancune et mépris rivalisent de virulence ; où prévaut la domination sous des formes diverses, chacun cadenassé en soi, regard bridé d'une taie pourpre chez l'homme, évidé d'absence chez sa partenaire – parfaits noumènes, dirait le philosophe, si la pensée n'était enténébrée par le sang chez l'un, l'aversion chez l'autre.
J'attendais, qu'en ce numéro, on me rendît sensible au climat de confrontation, le plus souvent à huis-clos, de la prostituée et de son client. À la pesée des forces en présence. Car il y a celle du quémandeur, fort de sa musculature et de son argent, et celle de qui a le pouvoir de se retirer de soi, pour n'être que spectatrice d'une brève agitation spasmodique d'aliéné – ce qui vous permet de prendre la mesure de l'homme, et d'abord des importants qui ont l'illusion de vous avoir à leur merci, mais à qui vous échappez « par le haut » en ne leur laissant qu'une dépouille à besogner, compartimentée, où la bouche se refuse à sa bouche ; en ne leur vendant qu'une contrefaçon de plaisir, privé qu'il est des marges et franges qui en font le déploiement arpégé. Et l'on voit bien qui détient le pouvoir en ce commerce assimilable à un marché de dupe. Aussi regrette-t-on que nulle intervenante n'ait explicité la nature du désespoir, du sentiment de flétrissure, qui envahissent celle qui, pensant avoir anesthésié son corps, voit sa chair pactiser avec l'ennemi et exulter. De quoi s'éprouver humiliée, salie jusqu'en vos entrailles – et le mot de femelle, de putain, vous paraît alors convenir à la « possédée », à la vaincue que vous êtes, puisque cette guenille ne sait pas même reconnaître le seul maître – l'homme aimé – qui ait le droit de faire naître en elle le plaisir qui la justifie, l'honore et la lave de ses souillures, chair et cœur et âme réconciliés comme ils l'étaient avant.
Songeant au mot de Valéry : « Ce que l'homme a de plus profond en lui, c'est sa peau », j'aurais voulu percevoir le ressentiment d'un moi qu'une main de reître – rêche ou moite, ou gourde, épaisse –, aborde sans ménagement, au plus sensible, au plus rencogné de l'enveloppe. D'autant que la peau des prostituées doit être dotée d'antennes leur permettant d'appréhender au seul aspect, à l'odeur, de qui va s'étendre sur elles, à quel degré de mobilisation – dans la répulsion – devoir atteindre ; à quelle distance le moi devra se tenir pour… survivre à l'effraction.
Je referme la revue. J'ai entendu des prostituées relater uniment leurs jours. Je lus les propos de celles qui les interrogèrent, et qui font profession d'écrire. On me parla en ethnologue d'une peuplade aux mœurs dissolues, amie du couvert, et qui se tient dans les marges des sociétés policées, honorables. Je continue de voir comme au travers d'une vitre, des êtres réputés « déchus », ou du moins déconsidérés, sans parvenir à approcher par empathie leur vie organique, sensorielle, mentale ; leurs affres et leur détresse, et d'abord leur regard – sur elles, sur nous, acteurs de leur mise au ban de la communauté, de leur bannissement d'elles-mêmes.
Ce n'est ni à Restif de La Bretonne, ni à Maupassant, Carco ou Henry Miller, que je demanderai assistance : la compassion leur sied mal. Toulouse-Lautrec ni Pascin, et ni Les Demoiselles d'Avignon ne me seront d'aucun secours. À peine les créatures bourbeuses de Georges Rouault. Seule pourrait toucher l'homme en qui subsiste un peu du lait de la tendresse maternelle, une écriture « au ras du vécu », selon votre expression, mais qui, par la richesse imagière, l'intrépidité, – la tenue ! , nous donnerait à éprouver le quotidien d'une condition pour nous inconcevable.
Les textes que vous avez rassemblés, ô militantes d'une cause qui nous est chère, nous confirmant qu'il est des proses sans pouvoirs.
* * *
*
Les Murmures de l'amour
*
L'amoureuse
Tu es absent, mais si je suis aussi calme, assurée dans mon souffle, si mes gestes – seule ou parmi les commensaux – sont si bien ajustés, n'est-ce pas parce que je te sais, sans même penser à toi, et que je puise en ton existence précision, énergie, exactitude, harmonie ?
*
L'amoureux
Tu me conviens intimement ce que tu dois à l'équilibre, à l'harmonie en toi entre chair et pensée, nature et culture quand, chez la plupart, l'une ou l'autre l'emporte, si bien qu'on a affaire à une cassolette à idées ou à une amphore à demi vide, mais assez vaine de ses formes.
*
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
*
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *